Suisse, Europe et neutralité (6 mars 1953)s
La▶ thèse que je voudrais défendre devant vous tient en deux phrases :
1. Une discussion sur ◀l’▶abandon volontaire ◀de▶ notre neutralité serait aujourd’hui sans objet, et nous devons donc ◀l’▶éviter ;
2. ◀La▶ neutralité ne doit pas servir ◀de▶ prétexte à ◀la▶ Suisse pour refuser ◀de▶ collaborer à ◀l’▶union européenne.
I
En effet, pour que ◀la▶ Suisse en vienne à décider qu’elle abandonne sa neutralité traditionnelle, il faudrait que l’une ou l’autre des conditions suivantes soit donnée :
— soit une attaque militaire contre ◀la▶ Suisse,
— soit une autorité fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe à laquelle nous puissions adhérer.
L’une ou l’autre ◀de▶ ces conditions étant donnée entraînerait automatiquement ◀l’▶abandon ◀de▶ notre neutralité, sans qu’il y ait lieu dans discuter dans le premier cas, et dans le second cas, comme une conséquence accessoire ◀de▶ notre entrée dans un corps politique plus large, entrée qui aurait été ◀le▶ véritable objet ◀de▶ ◀la▶ discussion avant ◀le▶ vote populaire. Mais ni l’une ni l’autre ◀de▶ ces conditions n’est présente.
Si nous voulions aujourd’hui renoncer à ◀la▶ neutralité, que se passerait-il ? On ne ◀le▶ voit pas. À qui irions-nous offrir cette renonciation ? Qui pourrait ◀l’▶accepter et ◀la▶ reconnaître ? Quels en seraient ◀les▶ effets pratiques ? Dans ◀l’▶état présent des choses et ◀de▶ ◀l’▶opinion publique, chez nous et dans ◀les▶ pays voisins, un tel geste paraîtrait à la fois dénué ◀de▶ sagesse et ◀d’▶efficacité. Il resterait gratuit, au pire sens ◀de▶ ce terme. On ne voit donc pas ◀d’▶objet concret à une discussion, aujourd’hui, sur ◀l’▶abandon ◀de▶ notre neutralité.
Dans ces conditions, comment se fait-il que ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ neutralité soit sans cesse reposée depuis ◀le▶ fin ◀de▶ ◀la▶ guerre, et menace ◀de▶ devenir un sujet ◀de▶ discorde entre ◀les▶ Confédérés ?
Cela tient à deux causes bien précises, extérieures à ◀la▶ Suisse, qui sont ◀l’▶impérialisme bolchévique et ◀la▶ construction ◀de▶ ◀l’▶Europe, et à une troisième cause, intérieure celle-là, qui est ◀la▶ manière dont ◀la▶ majorité des Suisses considèrent ◀la▶ neutralité : comme un tabou, non comme une mesure politique.
On nous dit : comment pouvez-vous rester neutres en présence de ◀l’▶attaque permanente contre vos libertés que représente ◀l’▶action du communisme international, dirigée par ◀le▶ Kremlin ? Vous êtes visés comme ◀les▶ autres peuples. ◀Le▶ stalinisme est une doctrine et une pratique expressément anti-européennes, or vous êtes des Européens, donc vous ne pouvez pas rester neutres entre ◀l’▶Europe et ses ennemis.
À cela, je répondrai que ◀le▶ choix ◀de▶ notre peuple est fait. ◀Le▶ parti stalinien ne peut réunir chez nous que 2,5 % des voix électorales. ◀Le▶ Conseil fédéral a pris des mesures ◀de▶ défense contre ◀les▶ staliniens (exclusions ◀de▶ fonctionnaires, actions légales, etc.). Si nous disions que nous restions neutres entre ◀la▶ démoratie occidentale et ◀la▶ dictature stalinienne, ◀les▶ Russes seraient les premiers à ne pas nous croire. En fait, ils ne cessent ◀de▶ répéter que ◀la▶ Suisse a cessé ◀d’▶être neutre : si nous décidions officiellement ◀d’▶abandonner notre neutralité, rien ne serait donc changé à cet égard. Nombre ◀de▶ pays qui ne sont pas neutres ont fait beaucoup moins que nous pour lutter contre ◀le▶ stalinisme.
Mais s’il en est ainsi, nous dira-t-on, pourquoi refusez-vous ◀de▶ participer à ◀la▶ défense commune ◀de▶ ◀l’▶Europe ?
◀La▶ réponse est qu’en fait, nous sommes presque ◀les▶ seuls à pouvoir y participer, ◀le▶ cas échéant ; nous sommes presque ◀les▶ seuls préparés à ◀le▶ faire, puisque nous entretenons ◀la▶ seule armée solide du continent, et que nous lui consacrons une proportion ◀de▶ notre budget national beaucoup plus forte que tous ◀les▶ autres pays. Ici encore, on ne voit pas ce que ◀l’▶abandon ◀de▶ notre neutralité pourrait changer à ◀la▶ situation.
Tout ceci revient-il à dire que ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Suisse ne pose aucune question réelle ? Certes non.
Notre neutralité est devenue un objet ◀de▶ discussions par ◀la▶ seule faute de ceux qui s’en réclament à tout propos et hors de propos, pour refuser ◀de▶ faire face à ◀la▶ situation concrète ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ Suisse en Europe. Je précise : ce ne sont pas ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀la▶ fédération européenne, ◀les▶ Schuman, ◀les▶ Spaak, ◀les▶ ◀de▶ Gasperi, ◀les▶ Adenauer, qui nous ont jamais sommés ◀de▶ renoncer à ◀la▶ neutralité, mais ce sont ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀la▶ neutralité-tabou qui nous somment, nous fédéralistes, ◀de▶ renoncer à toute idée ◀de▶ construction européenne. Ce n’est pas nous qui opposons fédération ◀de▶ ◀l’▶Europe et neutralité suisse, c’est eux. Et dès lors ◀la▶ neutralité devient un problème épineux.
II
En tant que professionnel ◀de▶ ◀l’▶idée européenne, j’ai pu mesurer quotidiennement, depuis 5 ans, ◀les▶ résistances têtues que ◀l’▶on oppose, en Suisse, à notre action. Je vous en donnerai un exemple.
◀Le▶ Centre européen de la culture, à Genève, s’est vu refuser toute espèce ◀de▶ subvention (en argent ou en facilités habituelles données aux institutions internationales) pour deux raisons : la première, c’est que ◀le▶ Centre est au service ◀de▶ ◀l’▶idée européenne ; la seconde, c’est que son directeur a parlé ◀de▶ ◀l’▶Europe dans son discours du 1er août 1952 à Genève (sans même prononcer ◀le▶ mot ◀de▶ neutralité). Il n’en a pas fallu davantage pour que ◀le▶ Conseil fédéral, puis ◀le▶ Conseil ◀d’▶État de Genève, aient froidement refusé, l’un après l’autre, ◀d’▶aider ◀le▶ Centre en aucune manière. ◀Les▶ prétextes allégués sont vagues, et leur sincérité pose des problèmes. ◀Les▶ vraies raisons ◀de▶ ces deux refus, je ◀le▶ sais, sont ◀d’▶un ordre psychologique bien plus encore que politique : toute personne physique ou morale qui s’occupe ◀de▶ ◀l’▶Europe, en Suisse, se voit automatiquement « mise à ◀l’▶index ». ◀L’▶arrière-plan ◀de▶ cette étrange mentalité, c’est ◀la▶ croyance en ◀la▶ neutralité-tabou. On s’imagine que prononcer ◀le▶ mot Europe, c’est déjà violer ◀le▶ tabou. Nous sommes ici dans ◀le▶ domaine du « sacré », selon ◀le▶ vocabulaire des sociologues. ◀La▶ raison et ◀le▶ bon sens éclairé restent sans prises sur ◀l’▶épaisse inertie ◀de▶ pareils préjugés.
J’ai cité cet exemple précis pour définir une situation psychologique. Comment pourrons-nous ◀la▶ redresser ?
Je vous propose, pour aujourd’hui, une série ◀de▶ dix arguments, qui peuvent fournir ◀les▶ thèmes ◀d’▶une campagne efficace :
- ◀Les▶ fédéralistes ne demandent pas ◀l’▶abandon ◀de▶ ◀la▶ neutralité, mesure qui serait actuellement sans effet. Ils laissent aux communistes ◀le▶ soin ◀de▶ verser des larmes ◀de▶ crocodile sur cet abandon prétendu. Ils estiment que ◀la▶ neutralité reste pour ◀la▶ Suisse un atout, qu’elle ne doit pas jouer sans ◀d’▶impérieuses raisons.
- ◀Les▶ fédéralistes rappellent que ◀la▶ Suisse est située, géographiquement, au centre ◀de▶ ◀l’▶Europe ; qu’elle a pris naissance un peu après ◀le▶ milieu ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe ; que son sort dépend donc à tous égards du sort ◀de▶ ◀l’▶Europe. (Même si M. Rappard démontre que ses échanges ne sont que ◀de▶ 40 % avec ◀les▶ six pays du plan Schuman, nous ne sommes pas prêts à juger négligeable ce client n° 1 !)
- ◀Les▶ fédéralistes font remarquer que ◀les▶ grands industriels suisses qui souriaient, il y a 2 ans, quand on leur parlait du plan Schuman, s’inquiètent ◀de▶ ◀le▶ voir réalisé sans eux. Cette bonne leçon ◀de▶ choses doit porter.
- ◀Les▶ fédéralistes constatent que rien ne s’oppose dans notre statut ◀de▶ neutres à des conversations avec ◀la▶ Haute-Autorité de Luxembourg, conversations que nos intérêts exigent.
- ◀Les▶ fédéralistes suisses n’ont pas attendu ◀les▶ Américains pour proclamer depuis 1933 ◀la▶ nécessité ◀d’▶une Europe unie. Ils sont seuls à entretenir en Suisse des contacts étroits avec ◀les▶ mouvements qui ont obtenu ◀la▶ création du noyau fédéral des six pays du pool charbon-acier.
- Concernant ◀la▶ défense de ◀l’▶Europe, ◀les▶ fédéralistes rappellent ◀l’▶existence ◀de▶ 15 divisions suisses (◀la▶ moitié ◀de▶ ce que demandait Eisenhower pour toute ◀l’▶Europe) et ◀la▶ nécessité technique, pour tout état-major, ◀de▶ se concerter avec ◀les▶ voisins.
- ◀Les▶ fédéralistes suisses estiment que notre constitution fédérale peut et doit servir ◀de▶ modèle pour une Europe fédérée, dans ◀le▶ respect des diversités nationales, traditionnelles ou récemment acquises.
- De plus, ils pensent que ◀l’▶expérience suisse du fédéralisme n’est pas sans valeur pour ◀l’▶Europe en construction, et que ◀la▶ vraie question n’est pas ◀d’▶européaniser ◀la▶ Suisse, mais plutôt ◀d’▶helvétiser ◀l’▶Europe.
- ◀Les▶ fédéralistes sont convaincus que notre neutralité peut rester un statut politique utile à ◀la▶ Suisse et non nuisible à ◀l’▶Europe, jusqu’au jour où ◀l’▶Europe sera fédérée : à ce moment seulement, mais ◀de▶ toute évidence, ◀la▶ neutralité suisse perdra toute raison ◀d’▶être.
- ◀Les▶ fédéralistes européens ◀de▶ Suisse entendent rester ◀les▶ porteurs, parmi leurs compatriotes, ◀de▶ cette vérité fondamentale, mais qu’une opinion somnolente et des magistrats aux vues courtes s’efforcent encore ◀de▶ ne pas regarder en face : ◀la▶ Suisse ne sera pas sauvée si ◀l’▶Europe est perdue, demain, faute de s’unir.