Aller et retour (avril 1953)l
Parmi toutes les▶ raisons ◀de▶ faire ◀l’▶Europe, économiques, militaires, culturelles, il y a celle-ci, qui n’est pas négligeable : rendre nos différentes nations indépendantes ◀de▶ ◀l’▶aide américaine.
J’écris ceci dans ◀la▶ pleine conviction qu’il n’est pas un des responsables ◀de▶ ◀la▶ politique mondiale des États-Unis qui souhaite nous réduire à ◀l’▶état ◀de▶ satellites. Mais nos faiblesses, nées ◀de▶ notre manque ◀d’▶union, appellent dangereusement ◀l’▶Amérique à prendre en main ◀le▶ sort ◀de▶ débiteurs chroniques. Déjà, dans plusieurs ◀de▶ nos pays, nationalistes et communistes s’unissent pour dénoncer « ◀l’▶emprise économique des USA », représentée à leurs yeux par ◀le▶ plan Marshall et ses suites ; « ◀l’▶arrogance ◀de▶ Washington », confirmée à leurs yeux par ◀le▶ voyage ◀d’▶études ◀de▶ M. Dulles et certains articles ◀de▶ Life ; enfin « ◀l’▶invasion culturelle » ◀de▶ Wall Street symbolisée par ◀le▶ succès des digests. Selon ◀les▶ inspirateurs ◀de▶ cette campagne — laquelle se branche sur ◀le▶ sentiment spontané ◀de▶ larges masses, latines surtout — ◀les▶ nations européennes seraient déjà réduites au rôle ◀de▶ simples « instruments ◀de▶ ◀la▶ grandeur américaine ».
Mais quel remède nous offre-t-on à cette situation humiliante ? ◀Le▶ statu quo ? ◀L’▶éloquence indignée ? ◀L’▶adoption ◀de▶ ◀la▶ ligne communiste ?
◀Le▶ fait brutal, incontestable, c’est qu’aussi longtemps que nos pays resteront désunis et même rivaux, ils seront incapables ◀de▶ soutenir ◀la▶ concurrence américaine, incapables ◀d’▶assurer leur défense, incapables enfin ◀de▶ retrouver, avec leur fierté légitime, leur indépendance réelle.
◀D’▶où vient, après tout, ◀la▶ puissance, non moins redoutée que sollicitée, des USA ? Leur nom même suffit à répondre : ils sont unis. Ils ont créé entre eux ◀le▶ « grand marché commun » qui est ◀la▶ condition nécessaire ◀de▶ toute existence autonome dans notre monde du xxe siècle.
On sait ◀l’▶histoire ◀de▶ cette union. En 1787, ◀les▶ treize États qui venaient de se libérer ◀de▶ ◀la▶ tutelle britannique décidèrent que leur simple alliance confédérale devait être remplacée par une fédération. Un projet ◀de▶ constitution fut voté par leurs délégués, réunis à Philadelphie. (Six nations ◀de▶ ◀l’▶Europe viennent de voter un projet similaire, à Strasbourg, ◀le▶ 10 mars 1953.) Il restait à ◀le▶ faire ratifier. ◀L’▶opposition se montra violente. Dans quelques villes, ◀le▶ projet fut brûlé par ◀la▶ population en place publique. ◀L’▶État de New York était ◀le▶ plus réticent. Il fut le dernier à se rallier au régime qui devait assurer son essor et sa longue primauté dans ◀l’▶Union. C’est donc précisément dans ◀la▶ presse ◀de▶ New York que trois des rédacteurs ◀de▶ ◀la▶ Constitution, Hamilton, Jay et Madison, entreprirent au lendemain ◀de▶ Philadelphie ◀de▶ publier une longue série ◀d’▶articles discutant ◀le▶ projet ◀d’▶union et démontrant ses avantages. Ces écrits réunis sous un nom bientôt illustre : The Federalist, exercèrent une action décisive, ainsi que nul écolier américain ne peut aujourd’hui ◀l’▶ignorer.
S’il fallait résumer en deux phrases ◀le▶ rôle et ◀l’▶importance ◀d’▶un tel écrit, je dirais que d’une part il a créé ◀l’▶animation politique nécessaire à ◀la▶ vie ◀de▶ ◀la▶ Constitution, tandis que d’autre part il figurait ◀le▶ pendant libéral au Prince de Machiavel. Depuis un siècle et demi, ◀les▶ hommes d’État américains ont coutume ◀de▶ se référer aux maximes du Federalist comme à une sorte ◀de▶ jurisprudence des problèmes institutionnels.
Or, voici que dans le onzième article ou, si ◀l’▶on veut, au onzième chapitre ◀de▶ ce fameux texte ◀de▶ base ◀de▶ ◀la▶ grandeur américaine, je tombe sur un passage dont ◀le▶ lecteur va comprendre ◀l’▶extrême importance ; ces notes n’avaient ◀d’▶autre intention que ◀de▶ ◀l’▶introduire :
◀Le▶ monde peut être divisé politiquement, comme géographiquement, en quatre parties dont chacune a des intérêts distincts. ◀L’▶Europe, pour ◀le▶ malheur des trois autres, ◀les▶ a toutes, à des degrés divers, soumises à son empire par ses armes et ses négociations, par ◀la▶ force et par ◀la▶ fraude. ◀L’▶Afrique, ◀l’▶Asie, ◀l’▶Amérique, sont successivement tombées sous sa domination. ◀La▶ supériorité que ◀l’▶Europe a depuis si longtemps conservée ◀l’▶a disposée à se regarder comme ◀la▶ maîtresse ◀de▶ ◀l’▶univers, et à croire ◀le▶ reste du genre humain créé pour son utilité. Des hommes, admirés comme ◀de▶ grands philosophes, ont positivement attribué à ses habitants une supériorité physique, et ont sérieusement assuré que tous ◀les▶ animaux, ainsi que ◀la▶ race humaine, dégénéraient en Amérique ; que ◀les▶ chiens même perdaient ◀la▶ faculté ◀d’▶aboyer, après avoir respiré quelque temps dans notre atmosphère.
◀Les▶ faits ont trop longtemps appuyé ces arrogantes prétentions des Européens. C’est à nous ◀de▶ relever ◀l’▶honneur ◀de▶ ◀la▶ race humaine et ◀d’▶enseigner ◀la▶ modération à ces frères trop sûrs ◀d’▶eux-mêmes. ◀L’▶union nous en rendra capables. ◀La▶ désunion préparerait une nouvelle victime à leur triomphe. Que ◀les▶ Américains méprisent enfin ◀d’▶être ◀les▶ instruments ◀de▶ ◀la▶ grandeur européenne ! Que ◀les▶ Treize États, réunis dans une étroite et indissoluble Union, concourent à ◀la▶ formation ◀d’▶un grand système américain qui soit au-dessus du contrôle ◀de▶ toute force ou ◀de▶ toute influence européenne, et qui leur permette ◀de▶ dicter ◀les▶ termes des relations entre ◀l’▶Ancien et ◀le▶ Nouveau Monde !
Je vous laisse ◀le▶ soin ◀de▶ commenter ◀le▶ parallélisme qu’un tel texte suggère et même impose à ◀l’▶évidence, entre ◀la▶ situation ◀de▶ départ ◀de▶ ◀l’▶Amérique et celle ◀de▶ notre Europe en formation. Dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ mêmes causes sont susceptibles ◀de▶ produire ◀les▶ mêmes effets, cette page nous dicte une politique. Regardons-nous dans ce miroir.