Aller et retour (21 mai 1953)v
Parmi toutes les▶ raisons de faire ◀l’▶Europe, économiques, militaires, culturelles, il y a celle-ci, qui n’est pas négligeable : rendre nos différentes nations indépendantes de ◀l’▶aide américaine.
J’écris ceci dans ◀la▶ pleine conviction qu’il n’est pas un des responsables de ◀la▶ politique mondiale des États-Unis qui souhaite nous réduire à ◀l’▶état de satellites. Mais nos faiblesses, nées de notre manque d’union, appellent dangereusement ◀l’▶Amérique à prendre en main ◀le▶ sort de débiteurs chroniques. Déjà, dans plusieurs de nos pays, nationalistes et communistes s’unissent pour dénoncer « ◀l’▶emprise économique des USA », représentée à leurs yeux par ◀le▶ plan Marshall et ses suites ; « ◀l’▶arrogance de Washington », confirmée à leurs yeux par ◀le▶ voyage d’études de M. Dulles et certains articles de Life ; enfin « ◀l’▶invasion culturelle » symbolisée par ◀le▶ succès des Digests. Selon ◀les▶ inspirateurs de cette campagne insensée — mais qui se branche sur ◀le▶ sentiment spontané de larges masses, latines surtout —, ◀les▶ nations européennes seraient déjà réduites au rôle de simples « instruments de ◀la▶ grandeur américaine ».
Mais quel remède nous offre-t-on à cette situation humiliante ? ◀Le▶ statu quo ? ◀L’▶éloquence indignée ? ◀L’▶adoption de ◀la▶ ligne communiste ?
◀Le▶ fait brutal, incontestable, c’est qu’aussi longtemps que nos pays resteront désunis et même rivaux, ils seront incapables de soutenir ◀la▶ concurrence américaine, incapables d’assurer leur défense, incapables enfin de retrouver, avec leur fierté légitime, leur indépendance réelle.
D’où vient, après tout, ◀la▶ puissance, non moins redoutée que sollicitée, des USA ? Leur nom même suffit à répondre : ils sont unis. Ils ont créé entre eux ◀le▶ « grand marché commun » qui est ◀la▶ condition nécessaire de toute existence autonome dans notre monde du xxe siècle.
On sait ◀l’▶histoire de cette union. En 1787, ◀les▶ treize États qui venaient de se libérer de ◀la▶ tutelle britannique décidèrent que leur simple alliance confédérale devait être remplacée par une fédération. Un projet de Constitution fut voté par leurs délégués, réunis à Philadelphie. (Six nations de ◀l’▶Europe viennent de voter un projet similaire, à Strasbourg ◀le▶ 10 mars 1953.) Il restait à ◀le▶ faire ratifier. ◀L’▶opposition se montra violente. Dans quelques villes, ◀le▶ projet fut brûlé par ◀la▶ population en place publique. ◀L’▶État de New York était ◀le▶ plus réticent. Il fut le dernier à se rallier au régime qui devait assurer son essor et sa longue primauté dans ◀l’▶Union. C’est donc précisément dans ◀la▶ presse de New York que trois des rédacteurs de ◀la▶ Constitution, Hamilton, Jay et Madison, entreprirent au lendemain de Philadelphie de publier une longue série d’articles discutant ◀le▶ projet d’union et démontrant ses avantages. Ces écrits réunis sous un nom bientôt illustre : The Federalist, exercèrent une action décisive, ainsi que nul écolier américain ne peut aujourd’hui ◀l’▶ignorer.
S’il fallait résumer en deux phrases ◀le▶ rôle et ◀l’▶importance d’un tel écrit, je dirais que d’une part il a créé ◀l’▶animation politique nécessaire à ◀la▶ vie de ◀la▶ Constitution, tandis que d’autre part il figurait ◀le▶ pendant libéral au Prince de Machiavel. Depuis un siècle et demi, ◀les▶ hommes d’État américains ont coutume de se référer aux maximes du Federalist comme à une sorte de jurisprudence des problèmes institutionnels.
Or, voici qu’au onzième chapitre de ce fameux texte de base de ◀la▶ grandeur américaine, je tombe sur un passage dont ◀le▶ lecteur va comprendre ◀l’▶extrême importance :
◀Le▶ monde peut être divisé politiquement, comme géographiquement, en quatre parties dont chacune a des intérêts distincts. ◀L’▶Europe, pour ◀le▶ malheur des trois autres, ◀les▶ a toutes, à des degrés divers, soumises à son empire par ses armes et ses négociations, par ◀la▶ force et par ◀la▶ fraude. ◀L’▶Afrique, ◀l’▶Asie, ◀l’▶Amérique sont successivement tombées sous sa domination. ◀La▶ supériorité que ◀l’▶Europe a depuis si longtemps conservée ◀l’▶a disposée à se regarder comme ◀la▶ maîtresse de l’Univers, et à croire ◀le▶ reste du genre humain créé pour son utilité. Des hommes, admirés comme de grands philosophes, ont positivement attribué à ses habitants une supériorité physique, et ont sérieusement assuré que tous ◀les▶ animaux, ainsi que ◀la▶ race humaine, dégénéraient en Amérique ; que ◀les▶ chiens même perdaient ◀la▶ faculté d’aboyer, après avoir respiré quelque temps dans notre atmosphère.
◀Les▶ faits ont trop longtemps appuyé ces arrogantes prétentions des Européens. C’est à nous de relever ◀l’▶honneur de ◀la▶ race humaine et d’enseigner ◀la▶ modération à ces frères trop sûrs d’eux-mêmes. ◀L’▶Union nous en rendra capables. ◀La▶ désunion préparerait une nouvelle victime à leur triomphe. Que ◀les▶ Américains méprisent enfin d’être ◀les▶ instruments de ◀la▶ grandeur européenne ! que ◀les▶ treize États, réunis dans une étroite et indissoluble union, concourent à ◀la▶ formation d’un grand système américain qui soit au-dessus du contrôle de toute force ou de toute influence européenne, et qui leur permette de dicter ◀les▶ termes des relations entre ◀l’▶Ancien et ◀le▶ Nouveau Monde.
Je vous laisse ◀le▶ soin de commenter ◀le▶ parallélisme qu’un tel texte suggère, et même impose à ◀l’▶évidence, entre ◀la▶ situation de départ de ◀l’▶Amérique et celle de notre Europe en formation. Regardons-nous dans ce miroir ! Nous y reconnaîtrons nos anxiétés, nos erreurs, mais aussi nos espoirs. (Et même ◀les▶ articles de Life, dans cette histoire de chiens qui n’aboient plus !) Dans ◀la▶ mesure où ◀les▶ mêmes causes sont susceptibles de reproduire ◀les▶ mêmes effets, cette page dicte à ◀l’Europe une politique.