Situation de▶ ◀l’▶Europe en août 1953 : Lettre aux Six (juillet-août 1953)n
Dans chacun ◀de▶ vos pays, ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶Europe se voit liée au sort de votre ministère. Au début du mois ◀d’▶août, vous vous rencontrerez pour décider si ◀le▶ projet ◀de▶ Constitution, rédigé sur votre demande, peut servir ◀de▶ base à ◀l’▶union. Ces deux faits nous incitent à vous écrire.
Nous voyons que ◀l’▶Europe a besoin ◀d’▶un Parlement et ◀d’▶un exécutif qui lui permettent ◀d’▶exister politiquement, et donc ◀de▶ s’affirmer comme une puissance. Nous cherchons à savoir si ◀le▶ Projet répond à cette nécessité fondamentale ◀de▶ notre histoire au xxe siècle. Telle est ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ notre Groupe ◀d’▶études et telle est aussi ◀la▶ raison ◀de▶ ◀l’▶appel qu’il me charge ◀de▶ vous adresser.
Certes, il ne s’agit pas ◀d’▶un manifeste. Nos points de vue sont bien trop divers. Mais cette diversité représente justement notre vrai titre à ◀l’▶attention des responsables ◀de▶ ◀l’▶Europe. Nous ne sommes pas ◀les▶ propagandistes ◀d’▶une certaine idéologie, mais nous ne sommes pas non plus une simple académie. Nous sommes un groupe ◀de▶ discussion, réunissant juristes et penseurs politiques ◀d’▶écoles et ◀de▶ tendances variées, qu’anime un idéal précis : ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe. Si quelques conclusions communes et positives se dégagent ◀de▶ ◀la▶ confrontation ◀de▶ nos jugements sur ◀le▶ Projet, cette convergence ne peut manquer ◀de▶ vous apparaître significative.
Voici donc la première requête que nous sommes unanimes à formuler :
Nous vous demandons, Messieurs, ◀d’▶accepter ◀le▶ Projet comme base ◀de▶ vos travaux prochains.
◀Le▶ Projet, certes, est discutable. Il ne peut satisfaire personne absolument : ◀l’▶Histoire ne connaît pas ◀de▶ document ◀de▶ ce genre qui ne soit ◀le▶ produit ◀de▶ nombreux compromis, et qui n’engage des risques éventuels pour l’une ou l’autre des parties traitantes. Il ne s’agit donc pas ◀de▶ poser à son propos une espèce ◀de▶ « question ◀de▶ confiance » : ou bien ◀l’▶accepter tel qu’il est, ou bien renoncer à faire ◀l’▶Europe. Car il importe absolument ◀de▶ faire ◀l’▶Europe, tandis que ◀le▶ Projet n’est qu’un moyen. ◀La▶ seule question est ◀de▶ savoir si ce moyen, tout imparfait soit-il, peut servir à cette fin qui, elle, demeure indiscutable. Nous pensons qu’il ◀le▶ peut, pour trois raisons.
1. Il est ◀le▶ seul Projet actuellement existant, qui ne résulte pas ◀de▶ ◀l’▶initiative ◀d’▶un groupe privé, mais ◀de▶ ◀la▶ vôtre. Il est né du labeur considérable effectué sur votre demande par ◀les▶ délégués officiels des parlements ◀de▶ vos pays. ◀Le▶ refuser comme base ◀de▶ travail équivaudrait en fait à récuser, en tant que source ◀de▶ ◀la▶ Constitution, cette Assemblée ad hoc que vous avez créée. Pratiquement, ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe serait donc confié à quelque groupe ◀d’▶experts, inconnus du public, et forcément victimes du ressentiment des députés. Qui ◀les▶ suivrait ?
2. ◀Le▶ Projet a été discuté et rédigé par des parlementaires, un œil sur ◀le▶ grand But européen, et l’autre sur ◀les▶ chances ◀de▶ ratification. ◀De▶ là ses défauts évidents : des députés ne sauraient proposer qu’un gouvernement ◀d’▶assemblées. Mais quel autre régime peut-il être accepté pour ◀le▶ moment ? Or, il faut commencer. Refuser ◀de▶ partir ◀d’▶un tel Projet, ce serait se condamner soit à ◀l’▶échec ◀de▶ tout contre-projet devant vos parlements, soit à revenir après ◀de▶ longs détours à quelque chose qui serait très semblable à ce que vous auriez écarté.
3. Dans ses grandes lignes, ◀le▶ Projet prévoit un Parlement élu et un exécutif dont on ne sait, à vrai dire, s’il sera fédéral ou simplement confédéral. C’est assez pour rendre possible ◀l’▶existence politique ◀de▶ ◀l’▶Europe. C’est assez pour ouvrir ◀les▶ voies ◀de▶ ◀la▶ fédération nécessaire. ◀Les▶ esprits ne sont pas encore mûrs pour aller plus loin, nous dit-on. Précisément, ◀le▶ régime qui vous est proposé paraît propre à ◀les▶ faire mûrir. ◀Le▶ refuser serait faire perdre à ◀l’▶Europe ◀le▶ temps qui peut suffire à d’autres pour ◀l’▶abattre et pour ◀l’▶asservir.
Notre seconde requête porte sur ◀la▶ manière dont vous allez accepter ◀le▶ Projet. Vous pouvez en effet ◀le▶ faire vôtre, ou simplement ◀le▶ considérer comme un moindre mal nécessaire. Vous pouvez ◀l’▶amender, soit pour en faire un meilleur instrument fédéral, soit pour ◀le▶ rendre en fait inopérant.
Nous vous demandons ◀de▶ saisir ◀l’▶occasion historique. Nous vous demandons ◀de▶ lancer ◀l’▶idée ◀d’▶une Autorité politique. Nous vous demandons, en somme, ◀d’▶accepter ◀le▶ Projet dans une perspective dynamique. Que votre oui s’adresse moins au texte lui-même qu’au But qu’il vise et que vous affirmerez, en déclarant clairement et simplement pourquoi ◀l’▶Europe doit aujourd’hui s’unir, et quelle Europe, et pour quelles fins humaines.
Quand nos peuples seront conscients du pourquoi ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée, quand ils seront convaincus ◀de▶ ses fins pacifiques, ◀le▶ comment suivra facilement. ◀Le▶ préambule et ◀l’▶idée directrice sont seuls vitaux, et non ◀les▶ paragraphes. Entraîner ◀l’▶opinion par les premiers permettra seul ◀d’▶amender les seconds et ◀d’▶obtenir leur ratification. En revanche, ◀le▶ meilleur texte imaginable, conciliant miraculeusement des intérêts parfois contradictoires, ne fera jamais vivre ◀l’▶Europe. Il sera lettre morte pour ◀les▶ Européens, tant que ceux-ci n’auront pas bien vu vers quel But on ◀les▶ mène, et ne ◀l’▶auront pas voulu.
◀La▶ perspective dynamique dans laquelle il faut voir ◀le▶ Projet, et peut-être ◀le▶ modifier, se définit pour nous par quelques grands repères, que nous essayerons ◀de▶ fixer.
1. Il faut que ◀l’▶Europe s’unisse pour redevenir une force, capable ◀d’▶assurer ◀l’▶indépendance et ◀la▶ prospérité ◀de▶ ses habitants. ◀Le▶ vrai danger qui doit nous fédérer ne vient pas des Russes, mais ◀de▶ nos divisions. ◀L’▶offensive ◀de▶ paix soviétique ne change rien au fait fondamental que nos pays sont trop petits pour ◀le▶ siècle, qu’ils mourront seuls ou revivront ensemble.
2. Il faut que ◀l’▶Europe s’unisse pour sauver ◀le▶ foyer ◀d’▶une civilisation devenue mondiale, qui nous dépasse en tant qu’individus, et qui dépasse chacune ◀de▶ nos nations, mais dont nous sommes tous responsables. Cette raison suffirait à elle seule, car ◀le▶ sens même ◀de▶ chacune ◀de▶ nos vies dépend en fait ◀d’▶une civilisation qui peut périr par notre désunion.
3. ◀L’▶Europe que nous voulons ne sera pas unitaire, ne sera pas un super-État unifié et centralisé, car son génie s’appelle diversité. Elle ne sera pas non plus une Sainte-Alliance, ni une simple coalition, formule condamnée par ◀l’▶Histoire à ◀l’▶unanimité des exemples connus. ◀De▶ toute ◀la▶ force ◀de▶ ses traditions, mariant ◀la▶ liberté et ◀l’▶efficacité, elle tend vers ◀la▶ fédération, vers ◀l’▶union des autonomies.
4. Une fédération ◀de▶ 155 millions ◀d’▶habitants pour commencer, de plus du double lorsqu’elle aura regroupé l’une après l’autre toutes ◀les▶ nations à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, attirant dès lors irrésistiblement ◀les▶ pays aujourd’hui « satellites », changera ◀la▶ face du monde et notre sort à tous. Plus peuplée que ◀l’▶Amérique et ◀l’▶URSS additionnées, elle dictera ◀la▶ paix dans ◀le▶ reste du monde, ◀l’▶ayant rétablie dans son sein.
5. Une telle fédération ne suppose pas « ◀l’▶abandon ◀de▶ nos souverainetés », mais au contraire ◀l’▶institution ◀d’▶une souveraineté nouvelle, et cette fois-ci réelle.
Dans quelle mesure nos souverainetés existent-elles encore en fait ?
On voit venir ◀le▶ temps où elles ne seront plus guère que des prétextes à refuser ◀l’▶union qui nous sauverait. Il est absurde ◀de▶ parler ◀de▶ ◀la▶ souveraineté ◀d’▶une nation qui ne pourrait pas se défendre au-delà ◀de▶ quelques heures contre ◀l’▶attaque ◀de▶ l’un ou l’autre empire ; qui n’est pas en état ◀de▶ déclarer ◀la▶ guerre ou ◀de▶ conclure ◀la▶ paix isolément ; et qui ne peut plus rêver ◀de▶ vivre en autarcie. Renoncer à des droits illusoires, ou refuser ◀d’▶y renoncer, ces deux gestes manqueraient également ◀de▶ sérieux. Il n’est qu’une seule indépendance imaginable, et elle ne peut avoir qu’un seul sujet dans notre Europe du xxe siècle : ◀l’▶Europe entière. Ce que ◀l’▶on attend ◀de▶ ◀la▶ fédération, c’est qu’elle instaure ◀l’▶indépendance européenne. C’est qu’elle crée une force nouvelle. Et non point qu’elle renonce à des mots vides ◀de▶ sens, à des privilèges périmés, et plus anachroniques, au xxe siècle, que ◀le▶ pouvoir ◀de▶ faire lever ◀le▶ soleil, revendiqué par ◀les▶ rois-dieux.
6. ◀Les▶ paragraphes importent, dans un pacte fédéral (beaucoup plus que dans un traité), parce qu’ils engagent ◀l’▶avenir des nations fédérées, et parce qu’en fait, dans une fédération, ◀l’▶on s’y réfère presque quotidiennement, comme ◀le▶ prouve ◀l’▶expérience vécue des États-Unis et ◀de▶ ◀la▶ Suisse. ◀Le▶ Projet, certes, n’est pas encore un Pacte, mais il prépare ◀les▶ voies ◀de▶ ◀la▶ fédération. S’il faut ◀le▶ modifier, que ce soit dans cette vue : afin de ménager son avenir fédéral.
D’une part, il peut être opportun ◀d’▶en retirer (pour ◀l’▶instant) certaines dispositions qui, dans ◀l’▶état présent, font obstacle au vrai but : nous pensons par exemple au mot « indissoluble » (article 1), qui ne peut être accepté tant qu’une seule des parties se voit contrainte ◀de▶ se réserver un droit (hypothétique) ◀de▶ sécession. Mais d’autre part, il faut se garder ◀d’▶y ajouter quoi que ce soit qui viendrait compromettre ◀l’▶évolution normale vers une fédération : nous pensons au droit de veto, ou à des clauses ◀d’▶avance paralysantes pour tout exécutif digne du nom.
◀L’▶essentiel est ◀d’▶ouvrir, ◀de▶ ménager ◀l’▶avenir, — que personne n’est en mesure ◀de▶ décréter. ◀Le▶ texte ◀le▶ plus simple, et même un peu obscur, comme ◀le▶ voulait Napoléon, s’y prêtera mieux que tout perfectionnisme et que ◀les▶ compromis ◀les▶ plus subtils.
7. Pourvu que ◀le▶ Projet, carrément, ouvre à ◀l’▶Europe une chance ◀de▶ se fédérer demain, il convient ◀de▶ ◀l’▶accepter, même incomplet.
Tous ceux qui ont distingué que ◀le▶ maximum, qui est ◀la▶ fédération ◀de▶ nos vingt pays, s’inscrit dans ◀les▶ données concrètes ◀de▶ notre Histoire, tous ceux-là voudront ◀le▶ minimum, qui est ◀le▶ Projet ◀de▶ Communauté des Six, comme ◀le▶ plus court moyen vers une telle fin.
Messieurs ◀les▶ ministres des Six, en proclamant hautement ◀les▶ motifs et ◀les▶ buts ◀d’▶une union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe, en acceptant ◀le▶ Projet comme un pas vers ces buts, vous détruirez ◀l’▶obstacle qu’il faut redouter ◀le▶ plus : ◀le▶ scepticisme et ◀l’▶inertie des masses.
Au contraire, en refusant ◀le▶ Projet, ou pire en ◀l’▶acceptant mais pour mieux ◀l’▶étouffer, vous perdrez la dernière occasion ◀de▶ décider vous-mêmes du destin ◀de▶ nos pays, et ◀de▶ notre civilisation.
Il est clair que certains sacrifices doivent être consentis par ◀les▶ uns et ◀les▶ autres. Certains risques doivent être encourus. ◀Les▶ refuser, pourtant, serait tout perdre, à coup sûr et à bref délai.
On compare volontiers notre Europe à Byzance. Cet empire qui sombra pour toujours il y a cinq siècles exactement, avait cessé ◀de▶ vivre son grand rôle historique dès ◀l’▶an 1204, où ◀l’▶armée des croisés pilla sa capitale et viola son sanctuaire. Chute immense, dont ◀la▶ cause directe fut ◀le▶ refus ◀d’▶un sacrifice minime.
◀Les▶ croisés, débarqués devant Constantinople, exigeaient un tribut avant de s’éloigner : 10 millions ◀de▶ francs-or, environ. ◀L’▶empereur en versa ◀la▶ moitié, puis se mit à pleurer misère. ◀Les▶ riches ne ◀l’▶aidèrent point, se disant tous ruinés, et refusant ◀de▶ faire ◀le▶ pool patriotique des faibles sommes qui devaient assurer leur salut. ◀L’▶assaut fut décidé après des mois ◀d’▶attente. Byzance fut mise à sac. ◀Les▶ produits du pillage s’élevèrent après trois jours à plus ◀de▶ 100 millions, sans compter ◀le▶ trésor inestimable des œuvres d’art et des objets sacrés, dilapidés ou « réquisitionnés ». ◀Les▶ richesses ◀de▶ Byzance, enfin « mises en commun », furent emportées par ◀l’▶occupant.
Il dépend ◀de▶ vous, Messieurs, et ◀de▶ nous tous, ◀d’▶écrire une autre Histoire pour une Europe nouvelle.
Au nom du Groupe des Vingt