Introduction (par Lucien Febvre)
Révélation de▶ ◀la▶ Suisse : j’intitulerais volontiers ainsi, pour ma part, ◀le▶ beau travail ◀de▶ M. Denis de Rougemont. Que ◀de▶ choses, et précieuses à savoir, il apprendra à ◀la▶ masse internationale des hommes qui, pour avoir traversé ◀le▶ Léman de Genève à Villeneuve, admiré ◀le▶ bleu étonnant du lac ◀de▶ Thoune, contemplé ◀d’▶Interlaken la Jungfrau et peut-être suivi, à ◀la▶ lunette, ◀la▶ marche audacieuse et prudente sur ◀les▶ glaciers ◀d’▶une caravane ◀d’▶encordés — à ◀la▶ question : « Vous connaissez ◀la▶ Suisse ? » — peuvent répondre en conscience : « Bien sûr ! »
D’autant que, ce genre ◀de▶ connaissance se fait plus rare aujourd’hui qu’autrefois, au temps de ma jeunesse. ◀La▶ monnaie ◀de▶ ce pays alpestre ayant décidé une bonne fois ◀de▶ ne plus descendre dans ◀les▶ plaines basses où croupissent (avec d’autres) nos pauvres « francs français ». Ce qui rend naturellement inaccessible ◀la▶ Suisse à beaucoup de pèlerins possibles, obligés par « faute ◀d’▶argent » ◀de▶ compter sérieusement ; or, parmi ces ignorants involontaires des terres et des lacs suisses, figurent beaucoup ◀d’▶hommes capables, en se promenant, ◀d’▶observer, ◀de▶ réfléchir et ◀de▶ comparer. Et quant aux vieilles gens qui, comme moi, pour des raisons ◀de▶ résidence, ont été de bonne heure attirés vers ◀la▶ Suisse — il y a frontière commune entre ◀les▶ Neuchâtelois, ◀les▶ Vaudois, ◀les▶ Genevois et ces Francs-Comtois que nos voisins appellent encore parfois « ◀les▶ Bourguignons » —, quant à ces vieilles gens qui ont pu s’initier, au cours de séjours répétés, à ◀la▶ vie ◀d’▶un ◀de▶ ces beaux vals qui n’ont point eu que Jean-Jacques pour dévots ; quant à tous ceux qui ont gardé ◀de▶ ces fréquentations assez ◀d’▶impression pour ne jamais saluer sans tendresse, du haut ◀de▶ ◀la▶ grande allée ◀de▶ tilleuls ◀de▶ Meudon, ◀le▶ buste fier ◀de▶ ◀l’▶Helvétie sculpté par « leur » Gustave Courbet, en reconnaissance ◀de▶ ◀l’▶hospitalité qu’après ◀la▶ Commune il reçut à ◀la▶ Tour ◀de▶ Peilz — ceux-là mêmes regrettent ◀de▶ ne pouvoir assez rafraîchir leurs souvenirs anciens ; ils s’étonnent parfois quand quelque course en Italie leur fait entrevoir, à travers une glace ◀de▶ wagon-restaurant, un Valais de plus en plus industrialisé juchant sur ◀le▶ sommet des plus petites mottes ◀de▶ cailloutis glaciaire une douzaine ◀de▶ pieds ◀de▶ vigne — ou ◀les▶ bords ◀d’▶un Léman si envahi ◀d’▶hôtels qu’ils noient sans remords sous un entassement ◀de▶ constructions disparates ◀de▶ petites villes comme Vevey, cette vigneronne du lac — hier encore si gentiment troussée dans son accoutrement rustique.
◀La▶ Suisse de Denis de Rougemont n’a rien à voir avec ces souvenirs et ces paysages. C’est une Suisse grave, lucide et didactique. Une Suisse pour ◀l’▶intelligence — car ◀l’▶essai qu’on va lire fait merveilleusement comprendre ce que représente aujourd’hui, sur ◀la▶ palette des États, ce petit pays qui ne compte pas plus ◀d’▶habitants, en tout, que ◀le▶ « Grand Paris » à lui seul : mais il joue cependant dans ◀la▶ vie européenne un rôle qui, tout discret qu’il soit, dépasse en importance, mille fois, ceux que portent à bout de bras des vedettes flamboyantes. Pourtant, pourtant, ce n’est point par dilettantisme (il serait périmé) que je regrette un peu (c’est du reste ◀la▶ seule chose qu’il me laisse à regretter) que ◀l’▶Essai ◀de▶ Denis de Rougemont demeure trop constamment abstrait. ◀Les▶ paysages sont, eux aussi, des agents ◀de▶ ◀l’▶histoire. Il semble que ◀les▶ Suisses aient pudeur ◀d’▶en parler. Compartiments, oui. Et qui, souvent, assez malgracieusement, évoquent ◀la▶ prison : songeons aux pays rhétiques. Mais qui ne voit ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ Suisse que ◀d’▶en bas, du creux, du fond même du compartiment, ◀la▶ voit mal. Car ◀les▶ bergers de bonne heure sont montés sur ◀l’▶Alpe. ◀D’▶où se voit, ◀d’▶où se découvre un monde immense ◀de▶ pics, ◀de▶ sommets, ◀de▶ glaciers. Un mont tout blanc ou tout rose, au gré du soleil, mais dont ◀l’▶appel muet fait battre ◀le▶ cœur, même des plus simples gens. Un monde immaculé qu’on ignore ◀d’▶en bas ; mais si ◀les▶ gens ◀de▶ telle vallée close se sont de bonne heure unis, ◀de▶ proche en proche, aux gens ◀de▶ cette autre vallée — s’il s’est formé peu à peu un agrégat ◀de▶ compartiments clos qui s’est nommé ◀la▶ Suisse — c’est que ◀les▶ gens ◀d’▶en bas étaient montés en haut. Pour ◀le▶ pâturage, pour ◀la▶ chasse, mais aussi pour ◀le▶ simple plaisir ◀de▶ monter. Et qu’arrivés au but, ils ont goûté ◀l’▶ivresse des sommets, libéré en eux ces puissances héroïques que ◀l’▶homme puise dans ◀la▶ nature, repu leurs yeux ◀de▶ merveilleux horizons, purs, libres et tangibles, dès qu’on dépasse ◀les▶ 2000 mètres ; et dit : « Ceci est à nous. Ceci sera Nous. »
Si proche de nous, cette Suisse : je veux dire ◀de▶ ◀la▶ France, ◀de▶ ◀l’▶Italie, ◀de▶ ◀l’▶Autriche, ◀de▶ ◀l’▶Allemagne rhénane — et si différente cependant ◀de▶ tout ce que nous sommes ◀les▶ uns et ◀les▶ autres. Si vraiment originale en tout ; et d’abord, en son mode ◀de▶ formation.
◀La▶ Suisse, c’est ◀la▶ boule ◀de▶ neige. Trois petits cantons qui se donnent la main. Et puis, une oscillation vers ◀l’▶ouest — et quand ◀la▶ boule reprend son équilibre, elle s’est grossie ◀de▶ Lucerne. Une seconde oscillation, vers ◀l’▶est cette fois, et c’est Glaris, c’est Saint-Gall, qui restent collés au flanc ◀de▶ ◀la▶ masse compacte. Quelques mouvements ◀de▶ bascule encore, et voilà finalement agglomérés ◀les▶ treize cantons. Qui n’ont pas à élever ◀de▶ monuments au « Rassembleur ◀de▶ ◀la▶ Terre helvétique », il n’en existe pas. Mais ils doivent un culte (et ils ne ◀le▶ nient point) aux trois anonymes du Grütli qui, ◀la▶ main dans ◀la▶ main, scellèrent ◀le▶ pacte initial ◀de▶ loyauté. Une des plus belles œuvres ◀de▶ ◀l’▶homme par là même, cette confédération. Cherchez, ◀d’▶instinct, ◀la▶ « famille royale » qui « fit ◀la▶ Suisse ». Vous ne trouverez même pas ◀de▶ familles qui en aient « fait » ◀les▶ cantons.
Mais ◀l’▶esprit ? Liberté, démocratie : rien à ajouter aux fines analyses ◀de▶ ◀l’▶instinctive, ◀de▶ ◀la▶ naturelle réaction ◀de▶ ◀l’▶homme qui se sent défié — même pas, écrasé en silence, et méprisé par ◀les▶ colosses blancs qu’il ne cesse ◀de▶ voir se profiler à son horizon : « Non, vous ne m’aurez pas ; je suis ◀l’▶esprit » — Du romantisme ? Je ne crois pas. N’existent-elles point, ces puissances héroïques qui naissent ◀de▶ ◀la▶ nature ? Et ne faut-il prêter au Suisse que ◀les▶ façons ◀d’▶être et ◀de▶ sentir du Flamand des plaines, coupé ◀de▶ ◀la▶ mer par ◀les▶ grandes dunes et n’ayant ◀d’▶horizon qu’en profondeur, ou si ◀l’▶on veut qu’en hauteur — dans ◀le▶ ciel ? ◀Le▶ ciel des Flandres, ◀la▶ candeur immaculée des Alpes ; ce ne sont pas des inventions ◀de▶ littérateurs, ce sont des réalités qui nourrissent ◀les▶ hommes.
Et qui expliquent finalement pour partie, ◀la▶ genèse ◀d’▶une des plus belles œuvres ◀de▶ ◀l’▶homme européen : ◀la▶ Confédération suisse.
Au fond, telle qu’elle est devenue, ◀la▶ Suisse n’est pas loin ◀d’▶être une nécessité. ◀La▶ détruire, ◀la▶ rayer ◀de▶ ◀la▶ carte des États ? Qui saurait, qui pourrait ◀le▶ faire ? Qui se sentirait ◀l’▶estomac assez solide pour digérer tous ces pics, tous ces glaciers, tous ces lacs — avec ◀les▶ hommes qui ◀les▶ encadrent ? Des Allemands ? Mais que feraient-ils des Romands et du Tessin ? Des Italiens, mais comment mordraient-ils sur ◀les▶ Suisses alémaniques et romands ? Des Français, hypothèse grotesque et cependant, naturellement, ce serait ◀l’▶hypothèse ◀la▶ moins folle, puisque Neuchâtel, Fribourg, Vaud et Genève où ◀l’▶on parle français souderaient ainsi ◀la▶ Franche-Comté à ◀la▶ Savoie par-dessus ◀le▶ Léman. Mais sans aller plus loin, ◀le▶ Valais ? À qui ◀le▶ Valais ? Au-delà ◀de▶ Sion il est ◀de▶ langue germanique. On ◀le▶ couperait en deux ? Merci, mais ◀les▶ Valaisans donneraient à on quelque fil à retordre. Et ◀le▶ reste, à qui ? ◀les▶ 200 000 Suisses italiens ? et ◀les▶ 3 millions ◀de▶ Suisses alémaniques ? — on détruirait ◀la▶ Suisse ? Peut-être, mais sitôt ◀l’▶opération terminée, ◀la▶ Suisse se reformerait. Ou plus exactement, ◀la▶ Confédération se reconstituerait comme elle s’est constituée : par ◀le▶ lien fédéral.
On va disant, avec un haussement ◀d’▶épaule : « C’est un petit pays. Un État joujou, un timbre-poste ». Non. Réduite à ◀la▶ platitude ambiante et projetée dans ◀les▶ steppes ◀de▶ ◀l’▶Eurasie — ce serait en effet, à leur image, un minuscule territoire. 270 kilomètres ◀de▶ Genève à Constance. À cent à ◀l’▶heure, en terrain plat, sur une bonne piste, 3 heures ◀de▶ parcours. Mais je dis bien : réduite à ◀la▶ platitude. Compte non tenu ◀de▶ ces perpétuelles dénivellations qui vous transportent des 197 mètres ◀de▶ Locarno aux 4638 du pic Dufour. Et il n’y a pas ◀de▶ platitudes que géographiques. Tous ◀les▶ 30 à 40 kilomètres en moyenne on passe une frontière en Suisse — et on change ◀d’▶État. Ne dites pas que c’est jouer sur ◀les▶ mots. On change ◀de▶ gendarmes et ◀de▶ policiers, ◀d’▶écusson et ◀d’▶étendard, ◀de▶ tribunaux et ◀d’▶universités surtout. Il y en a sept actuellement — sept pour ces 4 millions ◀d’▶hommes dispersés sur des 40 000 kilomètres carrés ◀de▶ collines et ◀de▶ montagnes ; sept absolument indépendantes l’une ◀de▶ l’autre, dépendant uniquement des autorités ◀d’▶un canton — et émouvantes quand on pense à ◀la▶ somme ◀de▶ sacrifices que chacune ◀d’▶elles représente, à ◀l’▶effort que représente, pour un canton comme celui ◀de▶ Fribourg, ◀la▶ création et ◀l’▶activité ◀d’▶une université ◀de▶ style moderne, original et assez saisissant — n’oublions pas que ◀Le▶ Corbusier est Suisse — et ce que je dis ◀de▶ Fribourg, il faut ◀le▶ redire ◀de▶ toutes ◀les▶ autres, Bâle et Zurich, Berne, Lausanne, Genève… Et ◀le▶ peuple suisse tient à ce pluralisme universitaire, comme il tient à ◀l’▶intégrité ◀de▶ ses langues ; il en reconnaissait trois en 1937, ◀l’▶allemand, ◀le▶ français, ◀l’▶italien ; au lieu de tendre à ◀les▶ réduire, il en a reconnu une nouvelle en 1938 ; ◀le▶ réto-roman, avec ses deux branches, ◀le▶ romanche ◀de▶ ◀la▶ haute vallée ◀de▶ Min — et ◀le▶ ladin ◀de▶ ◀la▶ haute vallée ◀de▶ ◀l’▶Inn. ◀De▶ « question des langues » dans ◀la▶ Confédération, il n’y en a point, et jamais ◀la▶ majorité alémanique n’a pensé à faire disparaître, forte ◀de▶ ses trois millions ◀de▶ ressortissants, ◀la▶ langue française ni ◀la▶ langue italienne, ni même ◀les▶ patois réto-romans, au contraire. Tout cela empêche, ou devrait empêcher ◀les▶ ignorants ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀de▶ parler toujours ◀de▶ « ◀la▶ petite Suisse » avec un accent ◀de▶ supériorité comique. Développez et étalez sur un plan horizontal ses accidents verticaux, développez et étalez sur ◀l’▶échelle commune des États d’Europe ses institutions cantonales ; vous avez autre chose que ◀le▶ « timbre-poste » dont vous vous gaussez. ◀La▶ plus vigoureuse des démonstrations dans sa simplicité, ◀le▶ plus fort des États dans son absence complète ◀de▶ centralisation. Ne cherchez pas ◀la▶ preuve dans des considérations théoriques. Dites-vous simplement qu’il a survécu, sans changement, aux deux premières guerres mondiales. Et qu’il y a eu, cependant, du mérite.
Faut-il ajouter un mot ? Pays ◀de▶ gens moyens, Denis de Rougemont ne se fait pas faute de ◀le▶ dire et ◀de▶ ◀le▶ répéter. Il est vrai, ◀les▶ Suisses ne se font pas remarquer. À telle enseigne qu’ils n’ont jamais intéressé ◀les▶ caricaturistes. Voyez ◀la▶ petite Belgique ; toute une armée ◀de▶ détracteurs (des Français surtout, et pas des moindres, ◀de▶ Baudelaire à Verlaine) s’est exercée sur elle. Avec âcreté parfois et injustice flagrante. ◀Les▶ Suisses ? Ils ne se sont même pas créé ◀de▶ Beulemans. Et personne n’a songé à faire ◀d’▶eux des caricatures. Ils se sont caricaturés eux-mêmes, au temps de Töpffer. Et ce n’était pas méchant. Un peu niais simplement. Quelques gambades et grimaces ◀de▶ vieil enfant. — Pays ◀de▶ gens moyens, oui.
Mais quand ils réussissent à se dégager ◀de▶ leur canton — alors, pas ◀de▶ milieu, ils atteignent à ◀l’▶universel. C’est ce que je disais tout à ◀l’▶heure. Au fond, ◀de▶ son trou, ◀l’▶homme ◀de▶ Dissentis, ◀de▶ Göschenen, ◀de▶ Viège — entre ◀les▶ hautes parois ◀de▶ sa prison. Mais s’il monte sur ◀la▶ montagne… Alors, cette ivresse des sommets. ◀L’▶intuition ◀de▶ ◀la▶ grandeur. Et plus ◀d’▶obstacle devant ◀la▶ pensée. ◀Le▶ Suisse s’appelle Jean-Jacques. Il s’appelle Germaine de Staël. Il s’appelle Burckhardt ou, dans un autre domaine, Karl Barth. Son canton — ou ◀l’Europe.
Lucien Febvre.