Chapitre II.
Les institutions politiques
La▶ commune
Comment devient-on Suisse ? En obtenant ◀l’▶agrégation à une commune dans un canton. Ce fait très simple contient en germe la plupart des distinctions fondamentales qu’il y aurait lieu ◀de▶ marquer entre ◀le▶ régime fédéraliste ◀de▶ ◀la▶ Suisse et ◀les▶ régimes centralistes ◀de▶ la plupart des États modernes.
Pour devenir Américain, il faut si ◀l’▶on habite depuis ◀de▶ longues années aux États-Unis, quitter ◀le▶ territoire national, passer quelques jours au Canada, au Mexique, à ◀la▶ Havane, ou aux Bermudes, y recevoir ◀d’▶un consulat américain ◀les▶ « premiers papiers » qui font ◀de▶ vous un candidat admis à ◀la▶ nationalité américaine, puis rentrer en cette qualité. Cette cérémonie symbolique et coûteuse vous introduit dans une communauté abstraite, et ne vous enracine nulle part sur ◀l’▶immense territoire des États-Unis.
Pour devenir Suisse, au contraire, ◀l’▶étranger doit d’abord adresser aux autorités fédérales une demande non pas ◀de▶ naturalisation, mais ◀d’▶autorisation à se faire naturaliser. Après quoi, il doit choisir ◀la▶ commune — et par conséquent ◀le▶ canton — dont il désire faire partie. « ◀La▶ naturalisation ne sera parfaite que lorsque ◀le▶ candidat aura été agréé par une commune et un canton ; c’est alors seulement qu’il sera un citoyen suisse »7.
Dans notre description des institutions suisses, nous ferons bien ◀de▶ suivre ◀le▶ même ordre, celui qui va ◀de▶ bas en haut, ◀de▶ ◀la▶ commune au pouvoir fédéral en passant par ◀le▶ canton, car c’est selon ce processus que s’est constituée, historiquement, ◀la▶ fédération helvétique.
En effet, comme ◀l’▶a souligné dans plusieurs ouvrages ◀le▶ professeur Adolf Gasser :
◀Le▶ principe fédéraliste est à ◀la▶ base non seulement des relations entre ◀la▶ Confédération et ◀les▶ cantons, mais encore des rapports entre ◀le▶ gouvernement cantonal et ◀les▶ communes. Au point de vue purement formel, ces dernières jouissent uniquement des droits que leur octroie ◀la▶ législation cantonale. Nulle part pourtant, on ne ◀les▶ a soumises à ◀l’▶autorité des fonctionnaires cantonaux… Dès ◀l’▶origine, comme ◀le▶ prouve ◀le▶ Pacte ◀de▶ 1291, ◀la▶ Confédération a admis ◀le▶ principe ◀de▶ ◀l’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ commune. ◀Les▶ trois communautés alpestres ◀d’▶Uri, ◀de▶ Schwyz et ◀d’▶Unterwald s’engagèrent à n’accepter aucun juge qui n’habiterait pas leur territoire… C’est à ces origines que nos cantons doivent ◀de▶ n’être jamais devenus des États bureaucratiques et centralisés, mais ◀d’▶être restés jusqu’à nos jours des États populaires, fondés sur ◀le▶ droit et dont la première mission est ◀l’▶administration ◀de▶ ◀la▶ justice8.
Un autre auteur, ◀le▶ juriste F. Fleiner, a démontré que ◀la▶ caractéristique ◀de▶ ◀l’▶État populaire suisse « réside dans ◀la▶ dépendance ◀de▶ ◀l’▶administration vis-à-vis de ◀la▶ justice »9. Les premières légendes nationales ◀de▶ ◀la▶ Suisse décrivent en effet ◀la▶ lutte contre ◀les▶ baillis : c’est par exemple ◀l’▶épisode fameux ◀de▶ Guillaume Tell et ◀de▶ Gessler. Or ces baillis jouaient un rôle comparable à celui des préfets dans maint État moderne. Là où ◀le▶ préfet donne ◀les▶ ordres du pouvoir central, ◀la▶ commune n’est plus qu’un organe ◀d’▶exécution, et devient à son tour, comme ◀l’▶observe A. Gasser « un instrument ◀de▶ ◀la▶ centralisation ». En Suisse, au contraire, ◀les▶ droits ◀de▶ ◀la▶ commune ne sont limités que par ◀la▶ loi, jamais par ◀les▶ supérieurs administratifs. ◀La▶ commune tranche en première instance, et ◀le▶ canton n’intervient qu’en appel. Ce régime s’est révélé particulièrement efficace dans ◀les▶ époques ◀de▶ crise (guerre ◀de▶ 1939-1945) où ◀l’▶application ◀de▶ mesures générales (telles que ◀le▶ plan ◀de▶ production agricole, dit plan Wahlen) n’a pu se réaliser qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶initiatives locales, appuyées par ◀la▶ population qui était à même ◀de▶ contrôler ◀la▶ besogne et ◀d’▶en mesurer ◀la▶ portée par expérience directe.
◀L’▶origine ancienne des communes suisses laisse des traces notables dans leur organisation présente. C’est ainsi que ◀l’▶on distingue ◀la▶ commune « bourgeoise » comprenant ◀les▶ descendants des familles fondatrices, et ◀la▶ commune politique, qui englobe ◀les▶ agrégés de plus fraîche date. Seuls ◀les▶ « bourgeois » ont droit à ◀l’▶administration et à ◀la▶ répartition des revenus des biens communaux (forêts, pâturages, vignes, caves, troupeaux). En cas ◀d’▶indigence, ils sont secourus par ◀la▶ « bourgeoisie » ◀de▶ leur lieu ◀d’▶origine, même s’ils n’ont jamais habité son territoire, et ce droit ◀d’▶origine ne se perd jamais. (Certaines familles possèdent ◀la▶ bourgeoisie ◀d’▶honneur ◀de▶ plusieurs communes, et y jouissent ◀de▶ tous ◀les▶ droits qu’on vient de mentionner.) Aujourd’hui un tiers seulement des Suisses se trouvent habiter leur commune ◀d’▶origine, mais ce phénomène n’a pas affecté jusqu’ici ◀le▶ statut des « bourgeoisies ».
◀La▶ Suisse compte un peu plus ◀de▶ 3000 communes. Chacune possède son conseil communal ou municipal (c’est quelquefois ◀le▶ peuple réuni en assemblée plénière qui en remplit ◀l’▶office) et son pouvoir exécutif, ou municipalité, présidé par ◀le▶ maire (aussi nommé syndic ou président ◀de▶ commune, selon ◀les▶ cantons).
◀La▶ commune a ◀le▶ droit ◀de▶ lever des impôts, et parfois même ◀d’▶exiger des services personnels ou corvées. Elle pourvoit aux services publics, à ◀l’▶instruction primaire, à ◀la▶ gérance des biens des bourgeoisies, à ◀la▶ police locale, à ◀l’▶assistance des pauvres et des malades.
Il est curieux ◀de▶ noter que ◀la▶ protection des autonomies communales n’est pas mentionnée dans ◀la▶ Constitution fédérale. On serait tenté ◀d’▶y voir ◀la▶ preuve que cette autonomie va de soi chez ◀les▶ Suisses.
◀Le▶ contrôle du canton sur ◀les▶ communes se limite à examiner ◀la▶ conformité des décisions communales au droit en vigueur, et d’autre part à approuver ◀les▶ comptes (parfois ◀le▶ budget) des municipalités.
◀Le▶ canton
◀L’▶indigénat ◀d’▶une commune donne droit ◀de▶ cité dans un canton. Et ◀les▶ cantons sont ◀les▶ éléments ◀de▶ base sur lesquels repose ◀l’▶édifice fédéral.
◀Les▶ cantons suisses sont des États souverains « dans ◀la▶ mesure où leur souveraineté n’est pas limitée par ◀la▶ Constitution fédérale ; ils jouissent, comme tels, ◀de▶ tous ◀les▶ droits qui ne sont pas attribués au pouvoir fédéral » (art. 3 ◀de▶ ◀la▶ Constitution fédérale).
◀L’▶exaspération des nationalismes modernes fait que beaucoup de nos contemporains jugent étrange, et presque contradictoire dans ◀les▶ termes, ◀la▶ notion ◀d’▶une souveraineté limitée. Cependant, un siècle ◀d’▶expérience heureuse a rendu cette notion familière aux Suisses. Ils n’oublient jamais que leurs cantons sont antérieurs à ◀la▶ Confédération, qui a résulté ◀de▶ leurs alliances progressivement resserrées. Mais ils voient clairement, d’autre part, que ◀la▶ garantie des autonomies cantonales ne saurait pratiquement résider que dans ◀la▶ mise en commun ◀de▶ leurs forces. ◀La▶ centralisation qu’ils acceptent dans certains domaines, strictement définis, n’est donc à leurs yeux que ◀la▶ sauvegarde ◀d’▶une décentralisation très poussée dans d’autres domaines.
Chaque canton possède son gouvernement composé des trois pouvoirs habituels, ◀l’▶exécutif, ◀le▶ législatif et ◀le▶ judiciaire.
◀L’▶exécutif généralement nommé Conseil ◀d’▶État, est un collège ◀de▶ cinq à onze membres, élu par ◀le▶ peuple. Chacun des magistrats qui en fait partie dirige un département administratif, et joue donc ◀le▶ rôle ◀d’▶un ministre. Cependant, ◀les▶ décisions importantes émanent du collège dans son ensemble, trait particulier à ◀la▶ Suisse, et que nous retrouverons à ◀l’▶échelon fédéral. ◀Le▶ Conseil ◀d’▶État prépare ◀les▶ textes qui seront soumis au législatif, et fixe leur mise en vigueur lorsqu’ils sont acceptés.
◀Le▶ législatif, ou Grand Conseil, est élu par ◀le▶ peuple à ◀la▶ majorité absolue dans quelques cantons, ou selon ◀le▶ système proportionnel dans la plupart des autres. Trois cantons seulement (Glaris, Unterwald et Appenzell) ont conservé ◀l’▶antique institution ◀de▶ ◀la▶ Landsgemeinde : là ◀le▶ pouvoir législatif est exercé par ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ population mâle et majeure, réunie en cercle (Ring) sur une place publique, non sans un grand déploiement ◀de▶ cérémonies religieuses, ◀de▶ serments et ◀de▶ proclamations solennelles. Tous ◀les▶ hommes qui s’y rendent portent ◀l’▶épée, signe antique ◀de▶ ◀la▶ liberté chez ◀les▶ peuplades germaniques. Un des plus récents et des meilleurs observateurs des institutions suisses, M. André Siegfried, ayant assisté à ◀la▶ Landsgemeinde de Glaris en 1947, en donne une description qu’il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ citer ici, parce qu’elle souligne certains traits ◀de▶ tempérament politique valables pour ◀l’▶ensemble des Confédérés10.
◀L’▶ordre du jour comporte trente-deux questions : un projet ◀d’▶assurance cantonale contre ◀les▶ crises, divers projets sur ◀les▶ congés payés, ◀le▶ repos du dimanche, ◀le▶ régime ◀de▶ ◀l’▶énergie hydraulique, etc. ◀Le▶ Landamann11, du haut ◀de▶ ◀la▶ tribune, résume chaque projet. Plusieurs citoyens montent ensuite sur ◀l’▶estrade pour prendre ◀la▶ parole, discuter, suggérer des amendements. Quelques-uns ◀de▶ ces amendements sont adoptés, d’autres — et justement, je ◀le▶ note, des amendements démagogiques — repoussés. Je suis frappé ◀de▶ constater qu’on discute sur ◀le▶ mérite propre des mesures proposées et non pas, comme on ferait en France, sur leurs incidences partisanes. Je suis frappé aussi ◀de▶ ◀la▶ facilité ◀de▶ parole des orateurs, qui s’expriment avec aisance, brièvement, souvent avec un humour familier auquel ◀le▶ dialecte se prête admirablement. ◀L’▶auditoire, du reste, est difficile : il s’impatiente quand on hésite, il souligne sans bienveillance ◀les▶ inévitables lapsus. Manifestement ces assises ont leur tradition et ◀l’▶on n’est pas disposé à y supporter ◀les▶ raseurs, car il faut que tout soit fini dans ◀la▶ journée (et puis ◀le▶ ciel, lourd ◀de▶ nuages, pourrait tomber sur vos têtes !) ◀La▶ politesse règne néanmoins, encore qu’il y ait quelquefois des tumultes ; chacun commence protocolairement par ◀la▶ formule : « Très estimé Monsieur le Landamann, très affectionnés et dignes ◀de▶ confiance compatriotes. » C’est une discussion ◀de▶ famille, tournée vers ◀la▶ pratique autant qu’inspirée par ◀la▶ passion politique… Et pourtant il s’agit ◀d’▶une société politique ◀de▶ notre temps, dans un canton fort évolué : sur ◀les▶ 35 000 habitants qu’il contient, un quart seulement sont des paysans et plus ◀de▶ ◀la▶ moitié vivent ◀de▶ ◀l’▶industrie.
Avec moins ◀de▶ pittoresque et ◀de▶ politesse patriarcale, c’est dans une atmosphère assez semblable que se déroulent ◀les▶ débats des Grands Conseils. ◀L’▶influence des mœurs politiques latines, ◀l’▶éloquence, ◀le▶ sectarisme des partis, ne se manifestent guère que dans ◀les▶ parlements des cantons à prédominance citadine, comme Genève. Partout ailleurs, ◀les▶ considérations pratiques priment, et ◀l’▶équilibre est respecté, ◀d’▶un accord tacite, entre ◀les▶ intérêts plus ou moins divergents des classes, des régions, ◀de▶ ◀la▶ paysannerie, des ouvriers et des bourgeois. « Ce qu’il y a ◀d’▶intéressant à noter, écrit encore M. Siegfried, c’est que pareil équilibre semble régner au sein des individus eux-mêmes, en raison du développement traditionnel ◀d’▶une vie corporative : tel ouvrier raisonnera non pas exclusivement en ouvrier, mais en membre ◀de▶ ◀la▶ commune religieuse, ou ◀de▶ ◀la▶ commune “bourgeoise”, ou encore en membre ◀de▶ telle ou telle localité. » Cette dernière remarque est importante : elle nous fait entrevoir ◀la▶ condition des libertés civiques dans un régime fédéraliste, et c’est ◀l’▶appartenance simultanée à plusieurs groupes ou communautés, dont ◀les▶ limites ne sont pas ◀les▶ mêmes. ◀La▶ formule du régime totalitaire, c’est ◀la▶ coïncidence exacte et imposée des frontières ◀de▶ tous ◀les▶ domaines dont relève normalement un citoyen : frontières communes pour ◀la▶ langue, ◀la▶ culture, ◀la▶ race, ◀la▶ religion, ◀les▶ mœurs, ◀le▶ droit, ◀l’▶économie, ◀le▶ parti politique au pouvoir. En Suisse au contraire, toutes ◀les▶ combinaisons et permutations ◀de▶ ces diverses allégeances, augmentées des allégeances communales et cantonales, sont non seulement possibles, mais courantes. Car ◀les▶ frontières des langues ne sont pas celles des religions ; celles des cantons ne sont pas celles des régions économiques ; et celles des cultures ne sont pas même celles ◀de▶ ◀la▶ Confédération. C’est dans ◀le▶ jeu ménagé entre ces éléments, dans ◀la▶ tolérance nécessaire que développent ◀la▶ dispersion et ◀l’▶interpénétration ◀de▶ ces groupes, dans ◀la▶ faculté ◀de▶ choix qui se trouve laissée à chacun, que ◀le▶ citoyen suisse court chaque jour ◀les▶ chances ◀d’▶une liberté réelle, dont il ne prend d’ailleurs pas davantage conscience que ◀de▶ ◀l’▶air qu’il respire.
◀De▶ ◀la▶ souveraineté cantonale à ◀la▶ Confédération
◀La▶ structure politique ◀de▶ la plupart des cantons telle qu’on vient de ◀la▶ décrire, date du premier tiers du xixe siècle et du renversement des Patriciats, dont ◀la▶ subtile hiérarchie ◀de▶ conseils fut considérablement simplifiée et aérée. Cette évolution intérieure des cantons, unifiant leurs régimes dans une large mesure, allait faciliter ◀le▶ passage ◀de▶ ◀la▶ fédération ◀d’▶États qu’était ◀l’▶ancienne Suisse à ◀l’▶État fédératif qu’elle devint en 1848. Mais bien d’autres facteurs y concoururent : politiques, économiques, militaires, plus rarement idéologiques.
Politiquement, ◀la▶ Suisse du xviiie siècle n’était pas un État, mais un enchevêtrement ◀d’▶alliances entre républiques souveraines, dont plusieurs gouvernaient des « pays sujets » et des bailliages. ◀La▶ Diète fédérale n’était qu’une réunion ◀d’▶ambassadeurs des républiques, mandatés par leur gouvernement. Elle n’avait guère d’autres attributions que ◀la▶ conduite des Affaires étrangères et ◀l’▶arbitrage entre cantons. Ses délibérations se voyaient constamment stérilisées par ◀l’▶opposition ◀d’▶un seul État. Pendant ◀la▶ brève période ◀de▶ ◀la▶ « République helvétique » (1799-1803), ◀la▶ France révolutionnaire tenta ◀d’▶imposer aux Suisses un régime totalement unifié, mais ◀la▶ résistance fut si forte, surtout dans ◀les▶ anciens cantons ◀de▶ ◀la▶ Suisse centrale, que Bonaparte se vit contraint ◀de▶ revenir à ◀l’▶organisation fédérative, tout en établissant ◀l’▶égalité entre ◀les▶ citoyens d’une part, entre ◀les▶ cantons et ◀les▶ « pays sujets » d’autre part. ◀La▶ Restauration conserva ces deux réformes, mais ◀le▶ pacte fédéral ◀de▶ 1815 ne fut de nouveau qu’une alliance conclue entre États souverains. Un lien si lâche n’était qu’une faible garantie pour ◀l’▶indépendance des cantons, en un siècle qui allait voir surgir deux nouvelles puissances unifiées, ◀l’▶Allemagne et ◀l’▶Italie, aux portes de ◀la▶ Suisse.
Économiquement, ◀la▶ situation devenait rapidement intenable. Sous ◀le▶ régime du Pacte ◀de▶ 1815, écrit ◀l’▶historien William Martin, « ◀la▶ Suisse ressemblait à ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui. ◀Les▶ cantons souverains étaient ◀les▶ maîtres incontestés ◀de▶ leur politique économique. On comptait alors en Suisse 11 mesures ◀de▶ pieds, 60 espèces ◀d’▶aunes, 87 mesures ◀de▶ grains, 81 pour ◀les▶ liquides, et 50 poids différents ». ◀Le▶ régime monétaire n’était guère moins chaotique. De plus, « incapables ◀de▶ s’entendre sur aucune mesure commune, ◀les▶ cantons multipliaient ◀les▶ mesures offensives ◀les▶ uns à l’égard des autres. Presque toutes ◀les▶ erreurs que nous avons vu commettre ◀de▶ nos jours en Europe ont eu leurs précédents sous ◀la▶ Restauration »12. ◀Le▶ commerce étranger qui rencontrait autant ◀de▶ barrières douanières que ◀de▶ frontières cantonales lorsqu’il se hasardait à transiter ◀de▶ France en Autriche, ◀d’▶Allemagne en Italie, se détourna bientôt du territoire helvétique, quitte à emprunter des itinéraires plus longs, mais moins coûteux. Cependant, ◀les▶ cantons s’obstinaient dans leur refus ◀de▶ s’ouvrir ◀les▶ uns aux autres, et croyaient pouvoir se borner à conclure des « concordats » limités, facilitant ◀la▶ liberté ◀d’▶établissement ou ◀les▶ formalités ◀de▶ transit et ◀de▶ douanes13.
Enfin ◀la▶ Diète ne disposait pas ◀d’▶une véritable armée, mais ◀de▶ contingents cantonaux très diversement armés et entraînés, qui n’avaient ◀de▶ commun qu’un état-major fédéral. Vis-à-vis de ◀l’▶étranger, elle était impuissante.
Oui, vraiment, cette Suisse « ressemblait à ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui ». Son unification n’apparaissait guère plus facile. Pourtant, au terme ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années ◀de▶ crises, ◀d’▶agitation populaire et ◀de▶ tentatives ◀de▶ réforme constitutionnelle, il suffit ◀de▶ ◀la▶ très courte guerre civile du Sonderbund pour précipiter ◀la▶ décision si longtemps suspendue malgré son évidente nécessité : en quelques mois — ◀les▶ six premiers ◀de▶ 1848 — une Constitution fédérale fut discutée, écrite, votée et mise en vigueur. Elle valut à ◀la▶ Suisse un long siècle ◀de▶ paix.
Mais non moins que ◀la▶ ressemblance entre ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ Suisse ancienne et celui ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui, ce qui frappe, c’est ◀la▶ similitude des arguments échangés, à cent ans ◀de▶ distance, entre ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀la▶ fédération et ceux ◀de▶ ◀la▶ souveraineté sans restriction, qu’il s’agisse des cantons ou des États-nations modernes.
Il vaut ◀la▶ peine ◀de▶ citer ◀les▶ termes dans lesquels Pellegrino Rossi14, ◀le▶ plus brillant avocat ◀de▶ ◀la▶ fédération, critiquait ◀la▶ situation créée par ◀le▶ Pacte ◀de▶ 1815. ◀La▶ faiblesse du lien fédéral, disait-il, créait « une illusion plus dangereuse que ◀l’▶isolement » par ◀la▶ fausse sécurité qu’elle inspirait. Il en résultait que ◀les▶ puissances voisines pouvaient « embrasser dans leurs plans stratégiques ◀la▶ Suisse, comme si ◀la▶ grande forteresse des Alpes était un désert livré au premier occupant ». Il décrivait ◀la▶ paralysie qui frappe une Diète formée ◀de▶ délégués ◀d’▶États souverains et non ◀de▶ députés des peuples :
Lequel ◀de▶ nous n’a dû souvent déplorer ◀la▶ forme actuelle des délibérations fédérales ? Ces instructions discutées séparément, souvent un peu au hasard, dans vingt-deux législatures, dont ◀les▶ unes ne connaissent pas ◀les▶ motifs qui peuvent agir ◀les▶ autres… Ces députés obligés quelquefois ◀de▶ résister aux vérités ◀les▶ mieux démontrées… ◀Les▶ magistrats directeurs se trouvent dans une situation fausse. Ils doivent, pour ainsi dire, servir deux maîtres, être tour à tour ◀les▶ hommes ◀de▶ ◀la▶ Confédération et ◀les▶ hommes du canton… Il n’est, ce me semble, aucun motif ◀de▶ conserver un pareil état de choses… Rien ne milite en sa faveur, pas même ◀la▶ raison, d’ailleurs bien faible, ◀de▶ ◀l’▶économie…
Et Rossi concluait en montrant ◀les▶ progrès « mémorables » réalisés par ◀l’▶idée fédérale dans ◀l’▶élite et ◀les▶ masses :
Oui, ◀l’▶idée ◀d’▶une commune patrie ne nous est point étrangère… Et quoi qu’en disent ◀les▶ détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires ◀de▶ ces temps, que cette idée ait acquis plus ◀de▶ netteté, ce sentiment plus ◀d’▶énergie. Ce mémorable progrès, tout nous ◀le▶ révèle. ◀Les▶ paroles, ◀les▶ écrits, ◀les▶ fêtes nationales, ◀les▶ sociétés littéraires et savantes, ◀les▶ vœux, ◀les▶ projets ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ cantons, et cette anxiété elle-même, et ce malaise général qu’il est impossible ◀de▶ méconnaître, et cette espérance que dans un nouveau Pacte, dans une Confédération plus solide, doit se trouver ◀le▶ remède aux maux qui affligent ◀la▶ patrie.
Quelles étaient ◀les▶ raisons que pouvaient avancer, contre tant ◀d’▶évidences, ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀la▶ souveraineté totale ? Tout d’abord, ils jugeaient que ◀les▶ projets ◀d’▶union allaient jeter dans ◀le▶ pays, déjà divisé, un nouveau brandon ◀de▶ discorde15. ◀Les▶ cantons, s’ils renonçaient à ◀la▶ souveraineté, perdraient leurs traditions. ◀La▶ suppression des tarifs ◀de▶ péage donnerait ◀le▶ coup ◀de▶ mort à leurs industries (dont quelques-unes ne vivaient qu’à ◀la▶ faveur ◀d’▶un protectionnisme croissant). On dressait des listes ◀de▶ faillites que provoquerait ◀l’▶union économique. On prédisait tantôt ◀la▶ ruine des cantons riches (ce qui n’élèverait pas ◀le▶ niveau de vie des autres) et tantôt ◀l’▶accroissement tyrannique ◀de▶ leur prépondérance. On redoutait ◀l’▶opposition des grandes puissances voisines. On dénonçait enfin ◀le▶ caractère utopique ◀de▶ ces rêveries…
Il n’est pas un ◀de▶ ces arguments qui ne revive dans ◀les▶ débats actuels sur ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Cependant, une commission ◀de▶ révision constitutionnelle se réunit ◀le▶ 17 février 1848. Au terme ◀d’▶une seule session, qui se termina ◀le▶ 8 avril ◀de▶ ◀la▶ même année, elle avait rédigé ◀la▶ nouvelle charte. Celle-ci fut adoptée au mois ◀d’▶août, par quinze cantons et demi contre six et demi. ◀Le▶ 6 novembre, ◀les▶ Chambres se réunirent à Berne. ◀Le▶ 16, elles procédèrent à ◀l’▶élection du premier Conseil Fédéral, inaugurant un régime qui ne devait plus être remis en question jusqu’à nos jours. ◀L’▶essor économique, social et culturel ◀de▶ ◀la▶ Suisse fut immédiat. Aucune des catastrophes prédites et calculées par ◀les▶ tenants ◀de▶ ◀l’▶ordre ancien ne se produisit.
◀Les▶ autorités fédérales
C’est ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848 qui régit ◀la▶ Suisse ◀d’▶aujourd’hui, nonobstant un assez grand nombre ◀de▶ révisions partielles, dont ◀la▶ plus importante fut votée par ◀le▶ peuple en 1874. Cette Constitution mérite non seulement ◀l’▶épithète officielle ◀de▶ « fédérale » mais encore celle ◀de▶ « fédéraliste », et cela pour une raison précise : c’est qu’elle représente une synthèse des autonomies locales et ◀de▶ ◀l’▶union. En effet, si ◀la▶ fédération limite en droit ◀la▶ souveraineté des cantons, elle sauvegarde en fait leur existence distincte, elle agrandit ◀le▶ champ ◀de▶ leur rayonnement économique et culturel.
Cet équilibre, proprement fédéraliste, est illustré par ◀le▶ système bicaméral institué en 1848.
◀L’▶Assemblée fédérale, pouvoir législatif et autorité suprême ◀de▶ ◀la▶ Confédération, est composée ◀de▶ deux Chambres : ◀le▶ Conseil national, représentant ◀le▶ peuple, et ◀le▶ Conseil des États, mandataires des cantons. Ces deux conseils ont des pouvoirs égaux, et leur accord est indispensable pour ◀l’▶acceptation ou ◀le▶ rejet ◀d’▶une loi.
On croit reconnaître ici ◀le▶ système en vigueur dans un certain nombre ◀d’▶États modernes, qui possèdent un Sénat à côté de leur Chambre des députés. En réalité, ◀le▶ Conseil des États n’est pas du tout ◀l’▶équivalent du Conseil ◀de▶ ◀la▶ République en France ou ◀de▶ ◀la▶ Chambre des Lords. Il ne ressemble qu’au Sénat américain, étant comme ce dernier formé ◀de▶ représentants des États membres ◀de▶ ◀la▶ fédération, à raison de deux députés par État, grand ou petit16. ◀Le▶ mode ◀d’▶élection des conseillers varie selon ◀les▶ cantons. C’est tantôt ◀le▶ peuple, tantôt ◀le▶ Grand Conseil ou ◀la▶ Landsgemeinde qui ◀les▶ nomme.
◀Le▶ Conseil national est élu à raison ◀d’▶un député par 22 000 habitants, chaque canton ou demi-canton formant un arrondissement ou collège électoral. (Toute fraction supérieure à 11 000 habitants donne droit à un député, et chaque demi-canton a droit à un représentant, même si sa population est inférieure à 11 000.)
◀Les▶ deux Chambres réunies en Assemblée nationale élisent ◀le▶ Conseil fédéral, son président, ◀les▶ membres du Tribunal fédéral et du Tribunal des assurances, et ◀le▶ général en chef. Elles exercent ◀le▶ droit ◀de▶ grâce, et tranchent ◀les▶ conflits ◀de▶ compétence entre ◀les▶ autorités fédérales. ◀L’▶approbation des alliances ou traités avec ◀l’▶étranger, ◀la▶ guerre et ◀la▶ paix, ◀la▶ garantie des constitutions cantonales, ◀l’▶établissement du budget fédéral et ◀la▶ révision ◀de▶ ◀la▶ Constitution sont également ◀de▶ leur compétence.
Soulignons enfin que ◀les▶ membres ◀de▶ ◀l’▶Assemblée fédérale ne sont jamais liés par ◀les▶ instructions que leur aurait données ◀le▶ corps politique chargé ◀de▶ leur élection. ◀Le▶ mandat impératif est interdit17.
« ◀L’▶autorité directoriale et exécutive supérieure ◀de▶ ◀la▶ Confédération est exercée par un Conseil fédéral composé ◀de▶ sept membres », dit ◀l’▶article 95 ◀de▶ ◀la▶ Constitution. Ce collège qui remplit à la fois ◀les▶ fonctions ◀d’▶un cabinet ◀de▶ ministres et celles ◀d’▶un chef de l’État, est sans doute ◀l’▶institution ◀la▶ plus originale ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Ses membres sont élus pour quatre ans par ◀l’▶Assemblée et sont immédiatement rééligibles. Chacun d’entre eux dirige un ministère ou département fédéral. L’un d’entre eux est élu chaque année président ◀de▶ ◀la▶ Confédération. Il ne peut exercer cet office deux années ◀de▶ suite, et ◀la▶ coutume s’est établie ◀d’▶une rotation entre ◀les▶ sept conseillers : chacun devient président une fois tous ◀les▶ sept ans, par ordre ◀d’▶ancienneté dans ◀le▶ collège.
◀Le▶ Conseil fédéral siège à Berne, et tous ses départements sont logés dans ◀le▶ même bâtiment, nommé Palais fédéral. C’est aussi dans ce Palais que siègent ◀les▶ deux Chambres. Berne, cependant, ne porte pas ◀le▶ titre ◀de▶ capitale, mais seulement ◀de▶ « ville fédérale ». Elle est en même temps ◀le▶ chef-lieu du canton auquel elle donne son nom. Ces détails ◀de▶ protocole sont significatifs ◀d’▶une certaine méfiance — fédéraliste autant que proprement helvétique — à ◀l’▶endroit des titres ronflants. C’est en vertu du même sentiment que ◀le▶ commandant ◀d’▶une grande unité ◀d’▶armée suisse n’est pas appelé général, mais colonel commandant ◀de▶ corps (ou ◀de▶ division, ou ◀de▶ brigade) ; que ◀le▶ général en chef, nommé par ◀les▶ Chambres, ne reçoit ce titre qu’en temps ◀de▶ guerre, tandis qu’en temps ◀de▶ paix ◀l’▶armée dépend ◀d’▶une commission ◀de▶ défense nationale ; et enfin que ◀l’▶on aime à souligner ◀le▶ fait que ◀le▶ président ◀de▶ ◀la▶ Confédération n’est, en somme, qu’un primus inter pares. À ◀la▶ vérité, ◀le▶ pouvoir, en Suisse, reste ◀d’▶ordre essentiellement collégial, qu’il s’agisse des cantons ou ◀de▶ ◀la▶ Confédération. ◀Les▶ décisions importantes du gouvernement émanent du Conseil fédéral en son entier (même si elles n’ont été prises qu’à ◀la▶ majorité des voix), et ◀la▶ Constitution ne définit que collectivement ◀les▶ attributions des membres du Conseil, lesquelles sont essentiellement administratives et exécutives. ◀Le▶ Conseil fédéral « présente des projets ◀de▶ lois ou ◀d’▶arrêtés à ◀l’▶Assemblée fédérale et donne son préavis sur ◀les▶ propositions qui lui sont adressées par ◀les▶ conseils ou par ◀les▶ cantons » (art. 102, § 4 ◀de▶ ◀la▶ Constitution). Mais si ◀les▶ Chambres repoussent ses projets, ou refusent ◀d’▶approuver ◀la▶ gestion ◀d’▶un Département, il ne démissionne pas. ◀La▶ Suisse ne connaît pas ◀les▶ crises ministérielles et ◀le▶ ballet des portefeuilles qui caractérisent ◀la▶ vie politique ◀de▶ tant d’autres États européens. Elle ne connaît pas non plus, comme ◀les▶ États-Unis, ◀le▶ veto présidentiel et ◀les▶ fréquents changements ◀de▶ ministres choisis ou renvoyés par ◀le▶ chef de l’État. Il en résulte une stabilité gouvernementale sans exemple dans ◀l’▶époque moderne.
Pratiquement, ◀les▶ conseillers fédéraux ne sont jamais renversés. ◀Les▶ Chambres ◀les▶ remplacent lorsqu’ils démissionnent ou décèdent. C’est ainsi qu’en cent ans, ◀la▶ Suisse n’a compté que 63 ministres, dont un seul n’a pas été réélu bien qu’il fût candidat. ◀La▶ durée moyenne ◀de▶ leur carrière a été ◀de▶ onze ans. Et l’un ◀d’▶eux est demeuré en fonction pendant trente-deux ans. Dans tout autre pays ◀de▶ structure centralisée, cette inamovibilité pratique ◀de▶ ◀l’▶exécutif eût conduit fatalement et très vite à une sorte ◀de▶ dictature ◀de▶ ◀l’▶appareil gouvernemental. Ce danger existe en Suisse, mais il est en grande partie neutralisé par ◀les▶ droits des cantons et par ◀le▶ contrôle populaire (référendum). Au surplus, quelle que soit ◀l’▶étendue ◀de▶ ses pouvoirs, ◀le▶ Conseil fédéral n’en demeure pas moins soumis à ◀l’▶opinion publique, et se montre très soucieux ◀de▶ ne point ◀la▶ bousculer : fait ◀d’▶autant plus remarquable que ◀le▶ mandat des conseillers ne dépend pas directement des électeurs, des prébendes ou des poignées de main distribuées à gauche et à droite. On ne saurait guère imaginer magistrats plus démocratiques ◀d’▶allure, plus fréquemment mêlés à ◀la▶ foule ◀de▶ midi sur ◀les▶ plates-formes ◀de▶ tramways, ni plus facilement accessibles aux visites et coups ◀de▶ téléphone.
◀La▶ composition du Conseil n’est pas moins originale que sa fonction. Quatre facteurs entrent en jeu pour ◀la▶ déterminer : ◀les▶ partis politiques, ◀les▶ cantons, ◀la▶ langue, ◀la▶ religion. Comme il n’y a que sept conseillers, il est impossible ◀de▶ faire droit à tant ◀d’▶exigences simultanées ◀d’▶une manière équitable, proportionnelle aux forces existantes. ◀Le▶ dosage des religions et des langues est ◀le▶ moins malaisé : on compte généralement deux conseillers catholiques pour cinq protestants ; un ou deux Romands et un Tessinois pour quatre ou cinq Alémaniques. ◀La▶ Constitution fédérale interdit ◀de▶ choisir plus ◀d’▶un membre du Conseil dans ◀le▶ même canton, et ◀la▶ coutume veut que ◀les▶ cantons ◀de▶ Zurich, Berne et Vaud, ◀les▶ plus peuplés, aient droit à un siège en tout temps. ◀Les▶ autres cantons se voient représentés comme accidentellement, selon ◀le▶ jeu des trois autres facteurs, et selon ◀les▶ personnalités disponibles. Quant aux partis, qui sont au nombre ◀de▶ sept, et très inégaux en force, ils doivent se contenter ◀d’▶une cote très mal taillée. ◀Les▶ radicaux, dont ◀les▶ ancêtres furent ◀les▶ fondateurs ◀de▶ ◀l’▶État fédéral, gardent aujourd’hui trois représentants au Conseil fédéral, bien qu’ils ne soient guère plus nombreux aux chambres que ◀les▶ socialistes, lesquels n’ont obtenu qu’un seul siège à ◀l’▶exécutif, et seulement depuis 1943. ◀Les▶ conservateurs-catholiques ont deux sièges, ◀les▶ agrariens un ; ◀les▶ libéraux conservateurs, ◀les▶ indépendants et ◀les▶ communistes n’en ont point.
Quelques tentatives pour élargir ◀le▶ Conseil à neuf membres, ou pour ◀le▶ faire élire par ◀le▶ peuple, ont été repoussées comme ◀d’▶instinct dès leur apparition. Elles visaient à politiser ◀l’▶exécutif, et ◀la▶ très grande majorité des Suisses s’y refuse. ◀Le▶ Conseil fédéral doit rester, à leurs yeux, au-dessus des luttes partisanes, en tant qu’il représente ◀le▶ chef de l’État ; il doit rester un corps ◀de▶ techniciens, en tant qu’il administre ◀les▶ affaires fédérales ; et il ne doit pas être lié trop étroitement aux cantons, en tant qu’il exerce une fonction ◀de▶ vigilance et ◀d’▶arbitrage pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ fédération.
À ce propos, il faut remarquer que ◀les▶ 28 juges composant ◀le▶ Tribunal fédéral n’ont pas, comme ◀le▶ Conseil ◀d’▶État français ou ◀la▶ Cour suprême des États-Unis, ◀le▶ droit ◀d’▶examiner ◀la▶ conformité des lois nouvelles à ◀la▶ Constitution. Cette compétence appartient au Conseil fédéral, qui d’autre part garantit ◀les▶ constitutions et approuve ◀les▶ lois cantonales. ◀Le▶ Tribunal fédéral connaît essentiellement des différends entre ◀la▶ Confédération, d’une part, et ◀les▶ cantons ou ◀les▶ corporations, d’autre part. ◀Les▶ citoyens peuvent en outre lui présenter leurs réclamations, s’ils estiment leurs droits constitutionnels lésés par un canton, « ce qui a grandement contribué à ◀l’▶emploi ◀de▶ méthodes correctes dans ◀l’▶administration » comme ◀le▶ souligne ◀le▶ juge fédéral P. Bolla18.
◀Les▶ partis et ◀la▶ vie politique
Un certain nombre ◀de▶ partis n’existent que dans un seul canton, ou même dans une seule région ◀de▶ ce canton. ◀Les▶ partis qui ont acquis quelque importance sur le plan fédéral sont au nombre ◀de▶ sept.
◀La▶ droite est formée par ◀les▶ catholiques-conservateurs, puissants dans ◀la▶ Suisse centrale et campagnarde, et par ◀les▶ libéraux-conservateurs, dont ◀les▶ adhérents se recrutent surtout en Suisse romande protestante et dans ◀les▶ anciennes familles patriciennes. Ces deux partis résistent à ◀l’▶étatisme et à ◀la▶ tendance centralisatrice. Ils défendent ◀les▶ droits des cantons contre Berne. À ce titre, et par un curieux glissement ◀de▶ sens, ils se proclament « fédéralistes », alors que ce mot pourrait aussi bien désigner ◀la▶ volonté ◀d’▶union des États, et ◀la▶ désigne en effet sur le plan européen, depuis une vingtaine ◀d’▶années. Au reste, ◀les▶ différences ◀de▶ doctrine entre ◀les▶ deux partis conservateurs sont clairement indiquées par leurs noms : l’un est avant tout catholique, l’autre avant tout libéral.
◀Le▶ Centre comprend ◀le▶ parti radical, ◀le▶ parti agrarien (ou parti des paysans, artisans et bourgeois), et ◀le▶ parti des Indépendants. ◀Les▶ radicaux ont été ◀les▶ plus nombreux aux Chambres durant près ◀d’▶un siècle, ◀de▶ 1848 à 1943. ◀Les▶ socialistes ◀les▶ ont supplantés pendant une législature, mais ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ lutte reste indécise, et ◀la▶ faculté ◀d’▶adaptation qu’on reconnaît au radicalisme peut lui ménager plus ◀d’▶un retour. Il reste ◀le▶ mieux représenté à ◀l’▶exécutif, sans doute parce qu’il est ◀le▶ plus représentatif ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ ◀la▶ Suisse moderne, née ◀de▶ ◀la▶ Constitution ◀de▶ 1848. ◀Le▶ parti agrarien s’est formé aux dépens des radicaux, pour défendre ◀les▶ droits des agriculteurs dans ◀les▶ cantons où ◀le▶ parti catholique est faible ou inexistant, comme Berne. ◀Le▶ groupe des Jeunes paysans constitue son aile gauche. Quant aux Indépendants, ils se distinguent par un esprit ◀d’▶entreprise qui fait oublier leur effectif restreint, et qui reflète ◀la▶ personnalité ◀de▶ leur chef, G. Duttweiler, commerçant planificateur, publiciste fécond en idées neuves et parfois révolutionnaires.
◀La▶ gauche socialiste professe un marxisme très modéré. Elle a renoncé à ◀l’▶antimilitarisme, comme à toute velléité ◀de▶ violence politique, et ◀l’▶on ne voit pas pourquoi ◀les▶ partis bourgeois persistent à se qualifier ◀de▶ « nationaux » pour se distinguer ◀d’▶elle. ◀La▶ majorité des syndicalistes et des membres des coopératives se rattachent au parti socialiste.
Enfin, ◀le▶ parti du travail (communiste) dissous par ◀le▶ gouvernement en 1940, a été autorisé à se reformer en 1945. Il n’a que six députés aux Chambres, et son influence serait nulle, si elle n’aboutissait pas, éventuellement, à rapprocher ◀les▶ socialistes des bourgeois.
On ◀le▶ voit, ◀le▶ tableau des partis en Suisse ne présente rien ◀de▶ très typique, rien qui ne se retrouve à quelques nuances près dans ◀les▶ États environnants. Aussi bien, ce n’est pas ◀la▶ lutte des partis comme tels qui domine ◀la▶ vie politique fédérale. (Sur le plan cantonal, ◀les▶ disputes sont plus âpres et ◀le▶ dogmatisme partisan plus accusé.) ◀Le▶ cœur du débat fédéral, c’est un mouvement perpétuel ◀de▶ diastole et ◀de▶ systole, c’est ◀le▶ conflit permanent entre ◀les▶ tendances centralisatrices et ◀les▶ tendances particularistes. (Ces dernières étant inexactement nommées « fédéralistes » comme nous ◀l’▶avons remarqué plus haut.) ◀Les▶ programmes sociaux des partis ne présentent pas ◀de▶ différences aussi profondes que dans d’autres pays, et ◀le▶ critère ◀de▶ distinction entre ◀la▶ gauche et ◀la▶ droite réelles devrait être cherché plutôt dans ◀l’▶attitude des députés devant ◀la▶ centralisation croissante ◀de▶ ◀la▶ Confédération.
Certes, ◀l’▶autonomie des cantons n’est mise en question par personne. Elle reste totale au point de vue ◀de▶ ◀l’▶éducation et ◀de▶ ◀l’▶instruction, ◀de▶ ◀la▶ culture, ◀de▶ ◀la▶ politique locale et des finances. Mais elle ne peut être que partielle au point de vue économique, et il est évident que ◀l’▶évolution du xxe siècle ◀la▶ rend à cet égard de plus en plus précaire. ◀Les▶ deux guerres mondiales ont accéléré ◀le▶ processus ◀de▶ centralisation économique. Elles ont amené l’une et l’autre ◀le▶ régime des pleins pouvoirs accordés au Conseil fédéral, régime qui, bien que suspendu en théorie peu après ◀les▶ hostilités, n’en a pas moins laissé des traces profondes dans ◀la▶ structure ◀de▶ ◀l’▶économie suisse. Des plis ont été pris, des milliers ◀d’▶emplois dans ◀les▶ bureaux fédéraux ont survécu à ◀l’▶urgence qui ◀les▶ justifiait, beaucoup de mesures provisoires sont devenues des routines. D’autre part, il va de soi que ◀les▶ cantons sont trop petits pour constituer des marchés distincts. Une politique économique plus ou moins planifiée s’impose ◀de▶ toute évidence. On n’en observe pas moins, depuis quelques années, un vigoureux renouveau du « fédéralisme », c’est-à-dire des tendances décentralisatrices. ◀Le▶ Conseil des États, normalement, s’en fait ◀l’▶organe. ◀La▶ lutte qu’il a entreprise contre ◀l’▶institution ◀d’▶impôts fédéraux et pour ◀la▶ réduction ◀de▶ ◀l’▶appareil bureaucratique semble jusqu’ici couronnée ◀de▶ succès.
Nombre ◀d’▶observateurs étrangers ont été frappés par ◀l’▶allure très particulière des débats aux Chambres fédérales. Ils ont coutume ◀de▶ comparer ce Parlement à un conseil d’administration. ◀L’▶éloquence, à vrai dire, n’y est pas déchaînée, ◀les▶ interruptions rares et mal vues, ◀la▶ diction sans apprêt. ◀L’▶usage courant des trois langues officielles contribue sans nul doute à ralentir ◀les▶ réactions et réflexes verbaux. Quant à ◀la▶ masse des électeurs, on ne ◀l’▶imagine pas « suspendue à ◀la▶ radio » pour savoir ce qui se passe à Berne, et si ◀le▶ gouvernement sera renversé : nous avons vu qu’il ne peut jamais ◀l’▶être. ◀Les▶ arguments techniques échangés avec une calme compétence par des spécialistes ◀de▶ ◀l’▶économie, des finances, ou ◀de▶ ◀l’▶administration publique, ne sont pas ◀de▶ nature à soulever ◀l’▶enthousiasme ou ◀l’▶indignation. En revanche, ◀le▶ citoyen suisse qui lit ◀les▶ comptes rendus des sessions, voit que ce sont ses affaires personnelles qui sont en cause : son salaire, ses primes ◀d’▶assurance, ◀le▶ prix ◀de▶ ◀la▶ viande, ◀la▶ durée des périodes ◀d’▶instructions militaires, ◀les▶ impôts. Il serait donc injuste ◀d’▶affirmer que ◀le▶ Parlement manque ◀de▶ contact avec ◀la▶ population. Allons plus loin : cette absence ◀d’▶excitation, ◀de▶ fièvre politique, peut très bien signifier que ◀le▶ peuple suisse est satisfait ◀de▶ ses institutions et ne se pose pas ◀de▶ question ◀de▶ principe à leur sujet. Elles lui ont valu un siècle ◀de▶ prospérité, ◀de▶ sécurité, ◀de▶ dignité gouvernementale. Or, c’est ◀la▶ misère, ◀la▶ peur et ◀le▶ scandale qui rendent ◀les▶ tribuns éloquents et qui passionnent ◀les▶ luttes ◀de▶ partis, tandis que des institutions saines et qui fonctionnent sans accroc sont normalement un peu ennuyeuses.
◀Les▶ Suisses savent bien qu’on ne fait pas marcher une montre avec des arguments sonores, mais au prix ◀d’▶une application soutenue et ◀de▶ fines retouches.
Or ◀les▶ rouages ◀de▶ leur État, bizarrement ajustés et engrenés selon ◀les▶ règles ◀de▶ ◀l’▶efficacité et non ◀de▶ ◀la▶ logique abstraite, suggèrent ◀l’▶image ◀d’▶une montre ◀de▶ précision, avec ce qu’il faut ◀de▶ tolérance entre ◀les▶ parties pour que ◀le▶ mécanisme joue. Cette tolérance n’est pas seulement morale, ce « jeu » est prévu par ◀les▶ lois : ce sont ◀les▶ droits ◀d’▶initiative, et surtout ◀de▶ référendum qui ◀le▶ ménagent. Grâce à eux, ◀le▶ peuple suisse n’a jamais ◀l’▶impression que ◀les▶ pouvoirs qu’il a délégués à ses élus lui échappent. « Il se réserve toujours ◀de▶ dire le dernier mot par ◀le▶ référendum, et éventuellement le premier par ◀l’▶initiative19. » Rien ◀de▶ ce qui se passe à Berne n’est donc irrémédiable, ne doit être pris au tragique. ◀La▶ Constitution prévoit que « ◀les▶ lois et ◀les▶ arrêts fédéraux ◀de▶ portée générale doivent être soumis à ◀l’▶adoption ou au rejet du peuple lorsque ◀la▶ demande en est faite par 30 000 citoyens actifs ou par huit cantons » (art. 89) et il en va de même pour ◀les▶ traités internationaux ◀de▶ longue durée. Tel est ◀le▶ droit ◀de▶ référendum. ◀Le▶ droit ◀d’▶initiative législative et constitutionnelle existe dans ◀les▶ cantons. Sur le plan fédéral, il ne s’applique qu’aux révisions (totales ou partielles) ◀de▶ ◀la▶ Constitution, demandées par 50 000 citoyens au moins.
◀De▶ 1918 à 1947, il n’y a pas eu moins ◀de▶ 51 demandes ◀de▶ révision, dont une (en 1935) visait à ◀la▶ refonte totale ◀de▶ ◀la▶ Constitution. Vingt-cinq ◀de▶ ces initiatives ont abouti. Là encore, on peut se demander si ◀la▶ multiplication ◀de▶ ces retouches trahit un mécontentement croissant à l’égard de ◀la▶ Constitution, ou au contraire une acceptation fondamentale du régime, qu’il suffit ◀d’▶adapter aux circonstances nouvelles. ◀La▶ réponse ne fait pas ◀de▶ doute : dans son ensemble, ◀le▶ peuple suisse est l’un des moins révolutionnaires et l’un des plus évolutionnistes ◀de▶ ◀l’▶Europe. Il ne croit pas aux constructions ex nihilo, sur table rase. Son tempérament et son économie ◀l’▶inclinent à réformer ce qui existe, et « qui peut toujours servir », plutôt qu’à s’exposer aux risques ◀de▶ détruire ◀le▶ bon usage avec ◀l’▶abus. Nous verrons au chapitre suivant que ◀la▶ situation économique ◀de▶ ◀la▶ Suisse lui interdit tout gaspillage, bien loin de ◀l’▶exiger comme il arrive dans des pays plus jeunes et débordant ◀de▶ ressources naturelles.
Il paraît difficile ◀de▶ déceler un courant général dans toutes ces réformes, ◀les▶ unes politiques et juridiques, ◀les▶ autres économiques, en proportion à peu près égale. Mais on peut prévoir que ◀la▶ tendance à introduire des droits économiques dans ◀la▶ constitution finira par prévaloir. ◀L’▶assurance-vieillesse a été récemment votée (6 juillet 1947) à une écrasante majorité (80 % des votants) en même temps qu’une révision partielle offrant à ◀la▶ Confédération ◀de▶ nouvelles possibilités ◀de▶ légiférer en matière économique et sociale.
◀Les▶ penseurs suisses ont souvent souligné ◀les▶ avantages que présentent ◀les▶ « petits États » et ◀les▶ chances ◀de▶ grandeur qu’ils trouvent dans leur exiguïté territoriale. Ainsi Jacob Burckhardt :
◀Le▶ petit État existe pour qu’il y ait dans ◀le▶ monde un coin ◀de▶ terre où ◀le▶ plus grand nombre des habitants puissent jouir ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ citoyens au vrai sens du mot. ◀Le▶ petit État ne possède rien ◀d’▶autre que ◀la▶ véritable et réelle liberté par laquelle il compense pleinement ◀les▶ énormes avantages et même ◀la▶ puissance des grands États.
Et de même Alexandre Vinet :
Il ne s’attache ni moins ◀de▶ poésie, ni quelquefois moins ◀de▶ célébrité, à ◀l’▶existence des petites sociétés politiques qu’à celle des plus grands États. Leur histoire a souvent un caractère imposant qui manque à celle des empires. Elle est davantage ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ liberté humaine.
Et certes, ◀le▶ tableau que nous venons ◀d’▶esquisser des institutions et coutumes politiques ◀de▶ ◀la▶ Suisse illustre ces déclarations. Encore faut-il bien préciser que ◀la▶ petitesse du territoire n’est pas en soi une garantie ◀de▶ liberté pour ◀les▶ peuples qui ◀l’▶habitent : on a connu ◀de▶ petites tyrannies, ◀de▶ petits États unitaires soumis à ◀la▶ dictature ◀d’▶un homme ou ◀d’▶un clan. Dans ses limites étroites, ◀la▶ Suisse eût fort bien pu perdre ses libertés, si elle n’avait pas su préserver ses structures cantonales et leur complexité. On aurait vu ◀le▶ règne ◀de▶ ◀la▶ majorité s’y instaurer, et y créer un état ◀d’▶oppression bien plus néfaste encore que dans ◀de▶ grands pays moins diversifiés par ◀la▶ nature et par ◀l’▶histoire. On aurait vu ◀l’▶oppression des campagnes par ◀les▶ villes, des catholiques par ◀les▶ protestants, des Romands et des Italiens par ◀les▶ Alémaniques, des artisans et paysans par ◀les▶ industriels et ◀les▶ masses ouvrières. Si rien ◀de▶ tout cela ne s’est produit, ◀le▶ mérite en revient beaucoup plus au respect des principes fédéralistes qu’aux dimensions naturelles du pays. C’est dans ce sens que ◀l’▶on a pu écrire : « ◀La▶ Suisse est une victoire ◀de▶ ◀l’▶homme sur ◀l’▶homme.20 »