Chapitre II.
Les institutions politiques
La commune
Comment devient-on Suisse ? En obtenant l’agrégation à une commune dans un canton. Ce fait très simple contient en germe la plupart des distinctions fondamentales qu’il y aurait lieu de▶ marquer entre le régime fédéraliste ◀de▶ la Suisse et les régimes centralistes ◀de▶ la plupart des États modernes.
Pour devenir Américain, il faut si l’on habite depuis ◀de▶ longues années aux États-Unis, quitter le territoire national, passer quelques jours au Canada, au Mexique, à la Havane, ou aux Bermudes, y recevoir ◀d’▶un consulat américain les « premiers papiers » qui font ◀de▶ vous un candidat admis à la nationalité américaine, puis rentrer en cette qualité. Cette cérémonie symbolique et coûteuse vous introduit dans une communauté abstraite, et ne vous enracine nulle part sur l’immense territoire des États-Unis.
Pour devenir Suisse, au contraire, l’étranger doit d’abord adresser aux autorités fédérales une demande non pas ◀de▶ naturalisation, mais ◀d’▶autorisation à se faire naturaliser. Après quoi, il doit choisir la commune — et par conséquent le canton — dont il désire faire partie. « La naturalisation ne sera parfaite que lorsque le candidat aura été agréé par une commune et un canton ; c’est alors seulement qu’il sera un citoyen suisse »7.
Dans notre description des institutions suisses, nous ferons bien ◀de▶ suivre le même ordre, celui qui va ◀de▶ bas en haut, ◀de▶ la commune au pouvoir fédéral en passant par le canton, car c’est selon ce processus que s’est constituée, historiquement, la fédération helvétique.
En effet, comme l’a souligné dans plusieurs ouvrages le professeur Adolf Gasser :
Le principe fédéraliste est à la base non seulement des relations entre la Confédération et les cantons, mais encore des rapports entre le gouvernement cantonal et les communes. Au point de vue purement formel, ces dernières jouissent uniquement des droits que leur octroie la législation cantonale. Nulle part pourtant, on ne les a soumises à l’autorité des fonctionnaires cantonaux… Dès l’origine, comme le prouve le Pacte ◀de▶ 1291, la Confédération a admis le principe ◀de▶ l’autonomie ◀de▶ la commune. Les trois communautés alpestres ◀d’▶Uri, ◀de▶ Schwyz et ◀d’▶Unterwald s’engagèrent à n’accepter aucun juge qui n’habiterait pas leur territoire… C’est à ces origines que nos cantons doivent ◀de▶ n’être jamais devenus des États bureaucratiques et centralisés, mais ◀d’▶être restés jusqu’à nos jours des États populaires, fondés sur le droit et dont la première mission est l’administration ◀de▶ la justice8.
Un autre auteur, le juriste F. Fleiner, a démontré que la caractéristique ◀de▶ l’État populaire suisse « réside dans la dépendance ◀de▶ l’administration vis-à-vis de la justice »9. Les premières légendes nationales ◀de▶ la Suisse décrivent en effet la lutte contre les baillis : c’est par exemple l’épisode fameux ◀de▶ Guillaume Tell et ◀de▶ Gessler. Or ces baillis jouaient un rôle comparable à celui des préfets dans maint État moderne. Là où le préfet donne les ordres du pouvoir central, la commune n’est plus qu’un organe ◀d’▶exécution, et devient à son tour, comme l’observe A. Gasser « un instrument ◀de▶ la centralisation ». En Suisse, au contraire, les droits ◀de▶ la commune ne sont limités que par la loi, jamais par les supérieurs administratifs. La commune tranche en première instance, et le canton n’intervient qu’en appel. Ce régime s’est révélé particulièrement efficace dans les époques ◀de▶ crise (guerre ◀de▶ 1939-1945) où l’application ◀de▶ mesures générales (telles que le plan ◀de▶ production agricole, dit plan Wahlen) n’a pu se réaliser qu’à la faveur ◀d’▶initiatives locales, appuyées par la population qui était à même ◀de▶ contrôler la besogne et ◀d’▶en mesurer la portée par expérience directe.
L’origine ancienne des communes suisses laisse des traces notables dans leur organisation présente. C’est ainsi que l’on distingue la commune « bourgeoise » comprenant les descendants des familles fondatrices, et la commune politique, qui englobe les agrégés de plus fraîche date. Seuls les « bourgeois » ont droit à l’administration et à la répartition des revenus des biens communaux (forêts, pâturages, vignes, caves, troupeaux). En cas ◀d’▶indigence, ils sont secourus par la « bourgeoisie » ◀de▶ leur lieu ◀d’▶origine, même s’ils n’ont jamais habité son territoire, et ce droit ◀d’▶origine ne se perd jamais. (Certaines familles possèdent la bourgeoisie ◀d’▶honneur ◀de▶ plusieurs communes, et y jouissent ◀de▶ tous les droits qu’on vient de mentionner.) Aujourd’hui un tiers seulement des Suisses se trouvent habiter leur commune ◀d’▶origine, mais ce phénomène n’a pas affecté jusqu’ici le statut des « bourgeoisies ».
La Suisse compte un peu plus ◀de▶ 3000 communes. Chacune possède son conseil communal ou municipal (c’est quelquefois le peuple réuni en assemblée plénière qui en remplit l’office) et son pouvoir exécutif, ou municipalité, présidé par le maire (aussi nommé syndic ou président ◀de▶ commune, selon les cantons).
La commune a le droit ◀de▶ lever des impôts, et parfois même ◀d’▶exiger des services personnels ou corvées. Elle pourvoit aux services publics, à l’instruction primaire, à la gérance des biens des bourgeoisies, à la police locale, à l’assistance des pauvres et des malades.
Il est curieux ◀de▶ noter que la protection des autonomies communales n’est pas mentionnée dans la Constitution fédérale. On serait tenté ◀d’▶y voir la preuve que cette autonomie va de soi chez les Suisses.
Le contrôle du canton sur les communes se limite à examiner la conformité des décisions communales au droit en vigueur, et d’autre part à approuver les comptes (parfois le budget) des municipalités.
Le canton
L’indigénat ◀d’▶une commune donne droit ◀de▶ cité dans un canton. Et les cantons sont les éléments ◀de▶ base sur lesquels repose l’édifice fédéral.
Les cantons suisses sont des États souverains « dans la mesure où leur souveraineté n’est pas limitée par la Constitution fédérale ; ils jouissent, comme tels, ◀de▶ tous les droits qui ne sont pas attribués au pouvoir fédéral » (art. 3 ◀de▶ la Constitution fédérale).
L’exaspération des nationalismes modernes fait que beaucoup de nos contemporains jugent étrange, et presque contradictoire dans les termes, la notion ◀d’▶une souveraineté limitée. Cependant, un siècle ◀d’▶expérience heureuse a rendu cette notion familière aux Suisses. Ils n’oublient jamais que leurs cantons sont antérieurs à la Confédération, qui a résulté ◀de▶ leurs alliances progressivement resserrées. Mais ils voient clairement, d’autre part, que la garantie des autonomies cantonales ne saurait pratiquement résider que dans la mise en commun ◀de▶ leurs forces. La centralisation qu’ils acceptent dans certains domaines, strictement définis, n’est donc à leurs yeux que la sauvegarde ◀d’▶une décentralisation très poussée dans d’autres domaines.
Chaque canton possède son gouvernement composé des trois pouvoirs habituels, l’exécutif, le législatif et le judiciaire.
L’exécutif généralement nommé Conseil ◀d’▶État, est un collège ◀de▶ cinq à onze membres, élu par le peuple. Chacun des magistrats qui en fait partie dirige un département administratif, et joue donc le rôle ◀d’▶un ministre. Cependant, les décisions importantes émanent du collège dans son ensemble, trait particulier à la Suisse, et que nous retrouverons à l’échelon fédéral. Le Conseil ◀d’▶État prépare les textes qui seront soumis au législatif, et fixe leur mise en vigueur lorsqu’ils sont acceptés.
Le législatif, ou Grand Conseil, est élu par le peuple à la majorité absolue dans quelques cantons, ou selon le système proportionnel dans la plupart des autres. Trois cantons seulement (Glaris, Unterwald et Appenzell) ont conservé l’antique institution ◀de▶ la Landsgemeinde : là le pouvoir législatif est exercé par l’ensemble ◀de▶ la population mâle et majeure, réunie en cercle (Ring) sur une place publique, non sans un grand déploiement ◀de▶ cérémonies religieuses, ◀de▶ serments et ◀de▶ proclamations solennelles. Tous les hommes qui s’y rendent portent l’épée, signe antique ◀de▶ la liberté chez les peuplades germaniques. Un des plus récents et des meilleurs observateurs des institutions suisses, M. André Siegfried, ayant assisté à la Landsgemeinde de Glaris en 1947, en donne une description qu’il vaut la peine ◀de▶ citer ici, parce qu’elle souligne certains traits ◀de▶ tempérament politique valables pour l’ensemble des Confédérés10.
L’ordre du jour comporte trente-deux questions : un projet ◀d’▶assurance cantonale contre les crises, divers projets sur les congés payés, le repos du dimanche, le régime ◀de▶ l’énergie hydraulique, etc. Le Landamann11, du haut ◀de▶ la tribune, résume chaque projet. Plusieurs citoyens montent ensuite sur l’estrade pour prendre la parole, discuter, suggérer des amendements. Quelques-uns ◀de▶ ces amendements sont adoptés, d’autres — et justement, je le note, des amendements démagogiques — repoussés. Je suis frappé ◀de▶ constater qu’on discute sur le mérite propre des mesures proposées et non pas, comme on ferait en France, sur leurs incidences partisanes. Je suis frappé aussi ◀de▶ la facilité ◀de▶ parole des orateurs, qui s’expriment avec aisance, brièvement, souvent avec un humour familier auquel le dialecte se prête admirablement. L’auditoire, du reste, est difficile : il s’impatiente quand on hésite, il souligne sans bienveillance les inévitables lapsus. Manifestement ces assises ont leur tradition et l’on n’est pas disposé à y supporter les raseurs, car il faut que tout soit fini dans la journée (et puis le ciel, lourd ◀de▶ nuages, pourrait tomber sur vos têtes !) La politesse règne néanmoins, encore qu’il y ait quelquefois des tumultes ; chacun commence protocolairement par la formule : « Très estimé Monsieur le Landamann, très affectionnés et dignes ◀de▶ confiance compatriotes. » C’est une discussion ◀de▶ famille, tournée vers la pratique autant qu’inspirée par la passion politique… Et pourtant il s’agit ◀d’▶une société politique ◀de▶ notre temps, dans un canton fort évolué : sur les 35 000 habitants qu’il contient, un quart seulement sont des paysans et plus ◀de▶ la moitié vivent ◀de▶ l’industrie.
Avec moins ◀de▶ pittoresque et ◀de▶ politesse patriarcale, c’est dans une atmosphère assez semblable que se déroulent les débats des Grands Conseils. L’influence des mœurs politiques latines, l’éloquence, le sectarisme des partis, ne se manifestent guère que dans les parlements des cantons à prédominance citadine, comme Genève. Partout ailleurs, les considérations pratiques priment, et l’équilibre est respecté, ◀d’▶un accord tacite, entre les intérêts plus ou moins divergents des classes, des régions, ◀de▶ la paysannerie, des ouvriers et des bourgeois. « Ce qu’il y a ◀d’▶intéressant à noter, écrit encore M. Siegfried, c’est que pareil équilibre semble régner au sein des individus eux-mêmes, en raison du développement traditionnel ◀d’▶une ◀vie▶ corporative : tel ouvrier raisonnera non pas exclusivement en ouvrier, mais en membre ◀de▶ la commune religieuse, ou ◀de▶ la commune “bourgeoise”, ou encore en membre ◀de▶ telle ou telle localité. » Cette dernière remarque est importante : elle nous fait entrevoir la condition des libertés civiques dans un régime fédéraliste, et c’est l’appartenance simultanée à plusieurs groupes ou communautés, dont les limites ne sont pas les mêmes. La formule du régime totalitaire, c’est la coïncidence exacte et imposée des frontières ◀de▶ tous les domaines dont relève normalement un citoyen : frontières communes pour la langue, la culture, la race, la religion, les mœurs, le droit, l’économie, le parti politique au pouvoir. En Suisse au contraire, toutes les combinaisons et permutations ◀de▶ ces diverses allégeances, augmentées des allégeances communales et cantonales, sont non seulement possibles, mais courantes. Car les frontières des langues ne sont pas celles des religions ; celles des cantons ne sont pas celles des régions économiques ; et celles des cultures ne sont pas même celles ◀de▶ la Confédération. C’est dans le jeu ménagé entre ces éléments, dans la tolérance nécessaire que développent la dispersion et l’interpénétration ◀de▶ ces groupes, dans la faculté ◀de▶ choix qui se trouve laissée à chacun, que le citoyen suisse court chaque jour les chances ◀d’▶une liberté réelle, dont il ne prend d’ailleurs pas davantage conscience que ◀de▶ l’air qu’il respire.
◀De▶ la souveraineté cantonale à la Confédération
La structure politique ◀de▶ la plupart des cantons telle qu’on vient de la décrire, date du premier tiers du xixe siècle et du renversement des Patriciats, dont la subtile hiérarchie ◀de▶ conseils fut considérablement simplifiée et aérée. Cette évolution intérieure des cantons, unifiant leurs régimes dans une large mesure, allait faciliter le passage ◀de▶ la fédération ◀d’▶États qu’était l’ancienne Suisse à l’État fédératif qu’elle devint en 1848. Mais bien d’autres facteurs y concoururent : politiques, économiques, militaires, plus rarement idéologiques.
Politiquement, la Suisse du xviiie siècle n’était pas un État, mais un enchevêtrement ◀d’▶alliances entre républiques souveraines, dont plusieurs gouvernaient des « pays sujets » et des bailliages. La Diète fédérale n’était qu’une réunion ◀d’▶ambassadeurs des républiques, mandatés par leur gouvernement. Elle n’avait guère d’autres attributions que la conduite des Affaires étrangères et l’arbitrage entre cantons. Ses délibérations se voyaient constamment stérilisées par l’opposition ◀d’▶un seul État. Pendant la brève période ◀de▶ la « République helvétique » (1799-1803), la France révolutionnaire tenta ◀d’▶imposer aux Suisses un régime totalement unifié, mais la résistance fut si forte, surtout dans les anciens cantons ◀de▶ la Suisse centrale, que Bonaparte se vit contraint ◀de▶ revenir à l’organisation fédérative, tout en établissant l’égalité entre les citoyens d’une part, entre les cantons et les « pays sujets » d’autre part. La Restauration conserva ces deux réformes, mais le pacte fédéral ◀de▶ 1815 ne fut de nouveau qu’une alliance conclue entre États souverains. Un lien si lâche n’était qu’une faible garantie pour l’indépendance des cantons, en un siècle qui allait voir surgir deux nouvelles puissances unifiées, l’Allemagne et l’Italie, aux portes de la Suisse.
Économiquement, la situation devenait rapidement intenable. Sous le régime du Pacte ◀de▶ 1815, écrit l’historien William Martin, « la Suisse ressemblait à l’Europe ◀d’▶aujourd’hui. Les cantons souverains étaient les maîtres incontestés ◀de▶ leur politique économique. On comptait alors en Suisse 11 mesures ◀de▶ pieds, 60 espèces ◀d’▶aunes, 87 mesures ◀de▶ grains, 81 pour les liquides, et 50 poids différents ». Le régime monétaire n’était guère moins chaotique. De plus, « incapables ◀de▶ s’entendre sur aucune mesure commune, les cantons multipliaient les mesures offensives les uns à l’égard des autres. Presque toutes les erreurs que nous avons vu commettre ◀de▶ nos jours en Europe ont eu leurs précédents sous la Restauration »12. Le commerce étranger qui rencontrait autant ◀de▶ barrières douanières que ◀de▶ frontières cantonales lorsqu’il se hasardait à transiter ◀de▶ France en Autriche, ◀d’▶Allemagne en Italie, se détourna bientôt du territoire helvétique, quitte à emprunter des itinéraires plus longs, mais moins coûteux. Cependant, les cantons s’obstinaient dans leur refus ◀de▶ s’ouvrir les uns aux autres, et croyaient pouvoir se borner à conclure des « concordats » limités, facilitant la liberté ◀d’▶établissement ou les formalités ◀de▶ transit et ◀de▶ douanes13.
Enfin la Diète ne disposait pas ◀d’▶une véritable armée, mais ◀de▶ contingents cantonaux très diversement armés et entraînés, qui n’avaient ◀de▶ commun qu’un état-major fédéral. Vis-à-vis de l’étranger, elle était impuissante.
Oui, vraiment, cette Suisse « ressemblait à l’Europe ◀d’▶aujourd’hui ». Son unification n’apparaissait guère plus facile. Pourtant, au terme ◀d’▶une trentaine ◀d’▶années ◀de▶ crises, ◀d’▶agitation populaire et ◀de▶ tentatives ◀de▶ réforme constitutionnelle, il suffit ◀de▶ la très courte guerre civile du Sonderbund pour précipiter la décision si longtemps suspendue malgré son évidente nécessité : en quelques mois — les six premiers ◀de▶ 1848 — une Constitution fédérale fut discutée, écrite, votée et mise en vigueur. Elle valut à la Suisse un long siècle ◀de▶ paix.
Mais non moins que la ressemblance entre l’état ◀de▶ la Suisse ancienne et celui ◀de▶ l’Europe ◀d’▶aujourd’hui, ce qui frappe, c’est la similitude des arguments échangés, à cent ans ◀de▶ distance, entre les partisans ◀de▶ la fédération et ceux ◀de▶ la souveraineté sans restriction, qu’il s’agisse des cantons ou des États-nations modernes.
Il vaut la peine ◀de▶ citer les termes dans lesquels Pellegrino Rossi14, le plus brillant avocat ◀de▶ la fédération, critiquait la situation créée par le Pacte ◀de▶ 1815. La faiblesse du lien fédéral, disait-il, créait « une illusion plus dangereuse que l’isolement » par la fausse sécurité qu’elle inspirait. Il en résultait que les puissances voisines pouvaient « embrasser dans leurs plans stratégiques la Suisse, comme si la grande forteresse des Alpes était un désert livré au premier occupant ». Il décrivait la paralysie qui frappe une Diète formée ◀de▶ délégués ◀d’▶États souverains et non ◀de▶ députés des peuples :
Lequel ◀de▶ nous n’a dû souvent déplorer la forme actuelle des délibérations fédérales ? Ces instructions discutées séparément, souvent un peu au hasard, dans vingt-deux législatures, dont les unes ne connaissent pas les motifs qui peuvent agir les autres… Ces députés obligés quelquefois ◀de▶ résister aux vérités les mieux démontrées… Les magistrats directeurs se trouvent dans une situation fausse. Ils doivent, pour ainsi dire, servir deux maîtres, être tour à tour les hommes ◀de▶ la Confédération et les hommes du canton… Il n’est, ce me semble, aucun motif ◀de▶ conserver un pareil état de choses… Rien ne milite en sa faveur, pas même la raison, d’ailleurs bien faible, ◀de▶ l’économie…
Et Rossi concluait en montrant les progrès « mémorables » réalisés par l’idée fédérale dans l’élite et les masses :
Oui, l’idée ◀d’▶une commune patrie ne nous est point étrangère… Et quoi qu’en disent les détracteurs des temps modernes, c’est une des gloires ◀de▶ ces temps, que cette idée ait acquis plus ◀de▶ netteté, ce sentiment plus ◀d’▶énergie. Ce mémorable progrès, tout nous le révèle. Les paroles, les écrits, les fêtes nationales, les sociétés littéraires et savantes, les vœux, les projets ◀d’▶un grand nombre ◀de▶ cantons, et cette anxiété elle-même, et ce malaise général qu’il est impossible ◀de▶ méconnaître, et cette espérance que dans un nouveau Pacte, dans une Confédération plus solide, doit se trouver le remède aux maux qui affligent la patrie.
Quelles étaient les raisons que pouvaient avancer, contre tant ◀d’▶évidences, les partisans ◀de▶ la souveraineté totale ? Tout d’abord, ils jugeaient que les projets ◀d’▶union allaient jeter dans le pays, déjà divisé, un nouveau brandon ◀de▶ discorde15. Les cantons, s’ils renonçaient à la souveraineté, perdraient leurs traditions. La suppression des tarifs ◀de▶ péage donnerait le coup ◀de▶ mort à leurs industries (dont quelques-unes ne vivaient qu’à la faveur ◀d’▶un protectionnisme croissant). On dressait des listes ◀de▶ faillites que provoquerait l’union économique. On prédisait tantôt la ruine des cantons riches (ce qui n’élèverait pas le niveau de vie des autres) et tantôt l’accroissement tyrannique ◀de▶ leur prépondérance. On redoutait l’opposition des grandes puissances voisines. On dénonçait enfin le caractère utopique ◀de▶ ces rêveries…
Il n’est pas un ◀de▶ ces arguments qui ne revive dans les débats actuels sur l’union ◀de▶ l’Europe.
Cependant, une commission ◀de▶ révision constitutionnelle se réunit le 17 février 1848. Au terme ◀d’▶une seule session, qui se termina le 8 avril ◀de▶ la même année, elle avait rédigé la nouvelle charte. Celle-ci fut adoptée au mois ◀d’▶août, par quinze cantons et demi contre six et demi. Le 6 novembre, les Chambres se réunirent à Berne. Le 16, elles procédèrent à l’élection du premier Conseil Fédéral, inaugurant un régime qui ne devait plus être remis en question jusqu’à nos jours. L’essor économique, social et culturel ◀de▶ la Suisse fut immédiat. Aucune des catastrophes prédites et calculées par les tenants ◀de▶ l’ordre ancien ne se produisit.
Les autorités fédérales
C’est la Constitution ◀de▶ 1848 qui régit la Suisse ◀d’▶aujourd’hui, nonobstant un assez grand nombre ◀de▶ révisions partielles, dont la plus importante fut votée par le peuple en 1874. Cette Constitution mérite non seulement l’épithète officielle ◀de▶ « fédérale » mais encore celle ◀de▶ « fédéraliste », et cela pour une raison précise : c’est qu’elle représente une synthèse des autonomies locales et ◀de▶ l’union. En effet, si la fédération limite en droit la souveraineté des cantons, elle sauvegarde en fait leur existence distincte, elle agrandit le champ ◀de▶ leur rayonnement économique et culturel.
Cet équilibre, proprement fédéraliste, est illustré par le système bicaméral institué en 1848.
L’Assemblée fédérale, pouvoir législatif et autorité suprême ◀de▶ la Confédération, est composée ◀de▶ deux Chambres : le Conseil national, représentant le peuple, et le Conseil des États, mandataires des cantons. Ces deux conseils ont des pouvoirs égaux, et leur accord est indispensable pour l’acceptation ou le rejet ◀d’▶une loi.
On croit reconnaître ici le système en vigueur dans un certain nombre ◀d’▶États modernes, qui possèdent un Sénat à côté de leur Chambre des députés. En réalité, le Conseil des États n’est pas du tout l’équivalent du Conseil ◀de▶ la République en France ou ◀de▶ la Chambre des Lords. Il ne ressemble qu’au Sénat américain, étant comme ce dernier formé ◀de▶ représentants des États membres ◀de▶ la fédération, à raison de deux députés par État, grand ou petit16. Le ◀mode▶ ◀d’▶élection des conseillers varie selon les cantons. C’est tantôt le peuple, tantôt le Grand Conseil ou la Landsgemeinde qui les nomme.
Le Conseil national est élu à raison ◀d’▶un député par 22 000 habitants, chaque canton ou demi-canton formant un arrondissement ou collège électoral. (Toute fraction supérieure à 11 000 habitants donne droit à un député, et chaque demi-canton a droit à un représentant, même si sa population est inférieure à 11 000.)
Les deux Chambres réunies en Assemblée nationale élisent le Conseil fédéral, son président, les membres du Tribunal fédéral et du Tribunal des assurances, et le général en chef. Elles exercent le droit ◀de▶ grâce, et tranchent les conflits ◀de▶ compétence entre les autorités fédérales. L’approbation des alliances ou traités avec l’étranger, la guerre et la paix, la garantie des constitutions cantonales, l’établissement du budget fédéral et la révision ◀de▶ la Constitution sont également ◀de▶ leur compétence.
Soulignons enfin que les membres ◀de▶ l’Assemblée fédérale ne sont jamais liés par les instructions que leur aurait données le corps politique chargé ◀de▶ leur élection. Le mandat impératif est interdit17.
« L’autorité directoriale et exécutive supérieure ◀de▶ la Confédération est exercée par un Conseil fédéral composé ◀de▶ sept membres », dit l’article 95 ◀de▶ la Constitution. Ce collège qui remplit à la fois les fonctions ◀d’▶un cabinet ◀de▶ ministres et celles ◀d’▶un chef de l’État, est sans doute l’institution la plus originale ◀de▶ la Suisse. Ses membres sont élus pour quatre ans par l’Assemblée et sont immédiatement rééligibles. Chacun d’entre eux dirige un ministère ou département fédéral. L’un d’entre eux est élu chaque année président ◀de▶ la Confédération. Il ne peut exercer cet office deux années ◀de▶ suite, et la coutume s’est établie ◀d’▶une rotation entre les sept conseillers : chacun devient président une fois tous les sept ans, par ordre ◀d’▶ancienneté dans le collège.
Le Conseil fédéral siège à Berne, et tous ses départements sont logés dans le même bâtiment, nommé Palais fédéral. C’est aussi dans ce Palais que siègent les deux Chambres. Berne, cependant, ne porte pas le titre ◀de▶ capitale, mais seulement ◀de▶ « ville fédérale ». Elle est en même temps le chef-lieu du canton auquel elle donne son nom. Ces détails ◀de▶ protocole sont significatifs ◀d’▶une certaine méfiance — fédéraliste autant que proprement helvétique — à l’endroit des titres ronflants. C’est en vertu du même sentiment que le commandant ◀d’▶une grande unité ◀d’▶armée suisse n’est pas appelé général, mais colonel commandant ◀de▶ corps (ou ◀de▶ division, ou ◀de▶ brigade) ; que le général en chef, nommé par les Chambres, ne reçoit ce titre qu’en temps ◀de▶ guerre, tandis qu’en temps ◀de▶ paix l’armée dépend ◀d’▶une commission ◀de▶ défense nationale ; et enfin que l’on aime à souligner le fait que le président ◀de▶ la Confédération n’est, en somme, qu’un primus inter pares. À la vérité, le pouvoir, en Suisse, reste ◀d’▶ordre essentiellement collégial, qu’il s’agisse des cantons ou ◀de▶ la Confédération. Les décisions importantes du gouvernement émanent du Conseil fédéral en son entier (même si elles n’ont été prises qu’à la majorité des voix), et la Constitution ne définit que collectivement les attributions des membres du Conseil, lesquelles sont essentiellement administratives et exécutives. Le Conseil fédéral « présente des projets ◀de▶ lois ou ◀d’▶arrêtés à l’Assemblée fédérale et donne son préavis sur les propositions qui lui sont adressées par les conseils ou par les cantons » (art. 102, § 4 ◀de▶ la Constitution). Mais si les Chambres repoussent ses projets, ou refusent ◀d’▶approuver la gestion ◀d’▶un Département, il ne démissionne pas. La Suisse ne connaît pas les crises ministérielles et le ballet des portefeuilles qui caractérisent la ◀vie▶ politique ◀de▶ tant d’autres États européens. Elle ne connaît pas non plus, comme les États-Unis, le veto présidentiel et les fréquents changements ◀de▶ ministres choisis ou renvoyés par le chef de l’État. Il en résulte une stabilité gouvernementale sans exemple dans l’époque moderne.
Pratiquement, les conseillers fédéraux ne sont jamais renversés. Les Chambres les remplacent lorsqu’ils démissionnent ou décèdent. C’est ainsi qu’en cent ans, la Suisse n’a compté que 63 ministres, dont un seul n’a pas été réélu bien qu’il fût candidat. La durée moyenne ◀de▶ leur carrière a été ◀de▶ onze ans. Et l’un ◀d’▶eux est demeuré en fonction pendant trente-deux ans. Dans tout autre pays ◀de▶ structure centralisée, cette inamovibilité pratique ◀de▶ l’exécutif eût conduit fatalement et très vite à une sorte ◀de▶ dictature ◀de▶ l’appareil gouvernemental. Ce danger existe en Suisse, mais il est en grande partie neutralisé par les droits des cantons et par le contrôle populaire (référendum). Au surplus, quelle que soit l’étendue ◀de▶ ses pouvoirs, le Conseil fédéral n’en demeure pas moins soumis à l’opinion publique, et se montre très soucieux ◀de▶ ne point la bousculer : fait ◀d’▶autant plus remarquable que le mandat des conseillers ne dépend pas directement des électeurs, des prébendes ou des poignées de main distribuées à gauche et à droite. On ne saurait guère imaginer magistrats plus démocratiques ◀d’▶allure, plus fréquemment mêlés à la foule ◀de▶ midi sur les plates-formes ◀de▶ tramways, ni plus facilement accessibles aux visites et coups ◀de▶ téléphone.
La composition du Conseil n’est pas moins originale que sa fonction. Quatre facteurs entrent en jeu pour la déterminer : les partis politiques, les cantons, la langue, la religion. Comme il n’y a que sept conseillers, il est impossible ◀de▶ faire droit à tant ◀d’▶exigences simultanées ◀d’▶une manière équitable, proportionnelle aux forces existantes. Le dosage des religions et des langues est le moins malaisé : on compte généralement deux conseillers catholiques pour cinq protestants ; un ou deux Romands et un Tessinois pour quatre ou cinq Alémaniques. La Constitution fédérale interdit ◀de▶ choisir plus ◀d’▶un membre du Conseil dans le même canton, et la coutume veut que les cantons ◀de▶ Zurich, Berne et Vaud, les plus peuplés, aient droit à un siège en tout temps. Les autres cantons se voient représentés comme accidentellement, selon le jeu des trois autres facteurs, et selon les personnalités disponibles. Quant aux partis, qui sont au nombre ◀de▶ sept, et très inégaux en force, ils doivent se contenter ◀d’▶une cote très mal taillée. Les radicaux, dont les ancêtres furent les fondateurs ◀de▶ l’État fédéral, gardent aujourd’hui trois représentants au Conseil fédéral, bien qu’ils ne soient guère plus nombreux aux chambres que les socialistes, lesquels n’ont obtenu qu’un seul siège à l’exécutif, et seulement depuis 1943. Les conservateurs-catholiques ont deux sièges, les agrariens un ; les libéraux conservateurs, les indépendants et les communistes n’en ont point.
Quelques tentatives pour élargir le Conseil à neuf membres, ou pour le faire élire par le peuple, ont été repoussées comme ◀d’▶instinct dès leur apparition. Elles visaient à politiser l’exécutif, et la très grande majorité des Suisses s’y refuse. Le Conseil fédéral doit rester, à leurs yeux, au-dessus des luttes partisanes, en tant qu’il représente le chef de l’État ; il doit rester un corps ◀de▶ techniciens, en tant qu’il administre les affaires fédérales ; et il ne doit pas être lié trop étroitement aux cantons, en tant qu’il exerce une fonction ◀de▶ vigilance et ◀d’▶arbitrage pour l’ensemble ◀de▶ la fédération.
À ce propos, il faut remarquer que les 28 juges composant le Tribunal fédéral n’ont pas, comme le Conseil ◀d’▶État français ou la Cour suprême des États-Unis, le droit ◀d’▶examiner la conformité des lois nouvelles à la Constitution. Cette compétence appartient au Conseil fédéral, qui d’autre part garantit les constitutions et approuve les lois cantonales. Le Tribunal fédéral connaît essentiellement des différends entre la Confédération, d’une part, et les cantons ou les corporations, d’autre part. Les citoyens peuvent en outre lui présenter leurs réclamations, s’ils estiment leurs droits constitutionnels lésés par un canton, « ce qui a grandement contribué à l’emploi ◀de▶ méthodes correctes dans l’administration » comme le souligne le juge fédéral P. Bolla18.
Les partis et la ◀vie▶ politique
Un certain nombre ◀de▶ partis n’existent que dans un seul canton, ou même dans une seule région ◀de▶ ce canton. Les partis qui ont acquis quelque importance sur le plan fédéral sont au nombre ◀de▶ sept.
La droite est formée par les catholiques-conservateurs, puissants dans la Suisse centrale et campagnarde, et par les libéraux-conservateurs, dont les adhérents se recrutent surtout en Suisse romande protestante et dans les anciennes familles patriciennes. Ces deux partis résistent à l’étatisme et à la tendance centralisatrice. Ils défendent les droits des cantons contre Berne. À ce titre, et par un curieux glissement ◀de▶ sens, ils se proclament « fédéralistes », alors que ce mot pourrait aussi bien désigner la volonté ◀d’▶union des États, et la désigne en effet sur le plan européen, depuis une vingtaine ◀d’▶années. Au reste, les différences ◀de▶ doctrine entre les deux partis conservateurs sont clairement indiquées par leurs noms : l’un est avant tout catholique, l’autre avant tout libéral.
Le Centre comprend le parti radical, le parti agrarien (ou parti des paysans, artisans et bourgeois), et le parti des Indépendants. Les radicaux ont été les plus nombreux aux Chambres durant près ◀d’▶un siècle, ◀de▶ 1848 à 1943. Les socialistes les ont supplantés pendant une législature, mais l’issue ◀de▶ la lutte reste indécise, et la faculté ◀d’▶adaptation qu’on reconnaît au radicalisme peut lui ménager plus ◀d’▶un retour. Il reste le mieux représenté à l’exécutif, sans doute parce qu’il est le plus représentatif ◀de▶ l’esprit ◀de▶ la Suisse moderne, née ◀de▶ la Constitution ◀de▶ 1848. Le parti agrarien s’est formé aux dépens des radicaux, pour défendre les droits des agriculteurs dans les cantons où le parti catholique est faible ou inexistant, comme Berne. Le groupe des Jeunes paysans constitue son aile gauche. Quant aux Indépendants, ils se distinguent par un esprit ◀d’▶entreprise qui fait oublier leur effectif restreint, et qui reflète la personnalité ◀de▶ leur chef, G. Duttweiler, commerçant planificateur, publiciste fécond en idées neuves et parfois révolutionnaires.
La gauche socialiste professe un marxisme très modéré. Elle a renoncé à l’antimilitarisme, comme à toute velléité ◀de▶ violence politique, et l’on ne voit pas pourquoi les partis bourgeois persistent à se qualifier ◀de▶ « nationaux » pour se distinguer ◀d’▶elle. La majorité des syndicalistes et des membres des coopératives se rattachent au parti socialiste.
Enfin, le parti du travail (communiste) dissous par le gouvernement en 1940, a été autorisé à se reformer en 1945. Il n’a que six députés aux Chambres, et son influence serait nulle, si elle n’aboutissait pas, éventuellement, à rapprocher les socialistes des bourgeois.
On le voit, le tableau des partis en Suisse ne présente rien ◀de▶ très typique, rien qui ne se retrouve à quelques nuances près dans les États environnants. Aussi bien, ce n’est pas la lutte des partis comme tels qui domine la ◀vie▶ politique fédérale. (Sur le plan cantonal, les disputes sont plus âpres et le dogmatisme partisan plus accusé.) Le cœur du débat fédéral, c’est un mouvement perpétuel ◀de▶ diastole et ◀de▶ systole, c’est le conflit permanent entre les tendances centralisatrices et les tendances particularistes. (Ces dernières étant inexactement nommées « fédéralistes » comme nous l’avons remarqué plus haut.) Les programmes sociaux des partis ne présentent pas ◀de▶ différences aussi profondes que dans d’autres pays, et le critère ◀de▶ distinction entre la gauche et la droite réelles devrait être cherché plutôt dans l’attitude des députés devant la centralisation croissante ◀de▶ la Confédération.
Certes, l’autonomie des cantons n’est mise en question par personne. Elle reste totale au point de vue ◀de▶ l’éducation et ◀de▶ l’instruction, ◀de▶ la culture, ◀de▶ la politique locale et des finances. Mais elle ne peut être que partielle au point de vue économique, et il est évident que l’évolution du xxe siècle la rend à cet égard de plus en plus précaire. Les deux guerres mondiales ont accéléré le processus ◀de▶ centralisation économique. Elles ont amené l’une et l’autre le régime des pleins pouvoirs accordés au Conseil fédéral, régime qui, bien que suspendu en théorie peu après les hostilités, n’en a pas moins laissé des traces profondes dans la structure ◀de▶ l’économie suisse. Des plis ont été pris, des milliers ◀d’▶emplois dans les bureaux fédéraux ont survécu à l’urgence qui les justifiait, beaucoup de mesures provisoires sont devenues des routines. D’autre part, il va de soi que les cantons sont trop petits pour constituer des marchés distincts. Une politique économique plus ou moins planifiée s’impose ◀de▶ toute évidence. On n’en observe pas moins, depuis quelques années, un vigoureux renouveau du « fédéralisme », c’est-à-dire des tendances décentralisatrices. Le Conseil des États, normalement, s’en fait l’organe. La lutte qu’il a entreprise contre l’institution ◀d’▶impôts fédéraux et pour la réduction ◀de▶ l’appareil bureaucratique semble jusqu’ici couronnée ◀de▶ succès.
Nombre ◀d’▶observateurs étrangers ont été frappés par l’allure très particulière des débats aux Chambres fédérales. Ils ont coutume ◀de▶ comparer ce Parlement à un conseil d’administration. L’éloquence, à vrai dire, n’y est pas déchaînée, les interruptions rares et mal vues, la diction sans apprêt. L’usage courant des trois langues officielles contribue sans nul doute à ralentir les réactions et réflexes verbaux. Quant à la masse des électeurs, on ne l’imagine pas « suspendue à la radio » pour savoir ce qui se passe à Berne, et si le gouvernement sera renversé : nous avons vu qu’il ne peut jamais l’être. Les arguments techniques échangés avec une calme compétence par des spécialistes ◀de▶ l’économie, des finances, ou ◀de▶ l’administration publique, ne sont pas ◀de▶ nature à soulever l’enthousiasme ou l’indignation. En revanche, le citoyen suisse qui lit les comptes rendus des sessions, voit que ce sont ses affaires personnelles qui sont en cause : son salaire, ses primes ◀d’▶assurance, le prix ◀de▶ la viande, la durée des périodes ◀d’▶instructions militaires, les impôts. Il serait donc injuste ◀d’▶affirmer que le Parlement manque ◀de▶ contact avec la population. Allons plus loin : cette absence ◀d’▶excitation, ◀de▶ fièvre politique, peut très bien signifier que le peuple suisse est satisfait ◀de▶ ses institutions et ne se pose pas ◀de▶ question ◀de▶ principe à leur sujet. Elles lui ont valu un siècle ◀de▶ prospérité, ◀de▶ sécurité, ◀de▶ dignité gouvernementale. Or, c’est la misère, la peur et le scandale qui rendent les tribuns éloquents et qui passionnent les luttes ◀de▶ partis, tandis que des institutions saines et qui fonctionnent sans accroc sont normalement un peu ennuyeuses.
Les Suisses savent bien qu’on ne fait pas marcher une montre avec des arguments sonores, mais au prix ◀d’▶une application soutenue et ◀de▶ fines retouches.
Or les rouages ◀de▶ leur État, bizarrement ajustés et engrenés selon les règles ◀de▶ l’efficacité et non ◀de▶ la logique abstraite, suggèrent l’image ◀d’▶une montre ◀de▶ précision, avec ce qu’il faut ◀de▶ tolérance entre les parties pour que le mécanisme joue. Cette tolérance n’est pas seulement morale, ce « jeu » est prévu par les lois : ce sont les droits ◀d’▶initiative, et surtout ◀de▶ référendum qui le ménagent. Grâce à eux, le peuple suisse n’a jamais l’impression que les pouvoirs qu’il a délégués à ses élus lui échappent. « Il se réserve toujours ◀de▶ dire le dernier mot par le référendum, et éventuellement le premier par l’initiative19. » Rien ◀de▶ ce qui se passe à Berne n’est donc irrémédiable, ne doit être pris au tragique. La Constitution prévoit que « les lois et les arrêts fédéraux ◀de▶ portée générale doivent être soumis à l’adoption ou au rejet du peuple lorsque la demande en est faite par 30 000 citoyens actifs ou par huit cantons » (art. 89) et il en va de même pour les traités internationaux ◀de▶ longue durée. Tel est le droit ◀de▶ référendum. Le droit ◀d’▶initiative législative et constitutionnelle existe dans les cantons. Sur le plan fédéral, il ne s’applique qu’aux révisions (totales ou partielles) ◀de▶ la Constitution, demandées par 50 000 citoyens au moins.
◀De▶ 1918 à 1947, il n’y a pas eu moins ◀de▶ 51 demandes ◀de▶ révision, dont une (en 1935) visait à la refonte totale ◀de▶ la Constitution. Vingt-cinq ◀de▶ ces initiatives ont abouti. Là encore, on peut se demander si la multiplication ◀de▶ ces retouches trahit un mécontentement croissant à l’égard de la Constitution, ou au contraire une acceptation fondamentale du régime, qu’il suffit ◀d’▶adapter aux circonstances nouvelles. La réponse ne fait pas ◀de▶ doute : dans son ensemble, le peuple suisse est l’un des moins révolutionnaires et l’un des plus évolutionnistes ◀de▶ l’Europe. Il ne croit pas aux constructions ex nihilo, sur table rase. Son tempérament et son économie l’inclinent à réformer ce qui existe, et « qui peut toujours servir », plutôt qu’à s’exposer aux risques ◀de▶ détruire le bon usage avec l’abus. Nous verrons au chapitre suivant que la situation économique ◀de▶ la Suisse lui interdit tout gaspillage, bien loin de l’exiger comme il arrive dans des pays plus jeunes et débordant ◀de▶ ressources naturelles.
Il paraît difficile ◀de▶ déceler un courant général dans toutes ces réformes, les unes politiques et juridiques, les autres économiques, en proportion à peu près égale. Mais on peut prévoir que la tendance à introduire des droits économiques dans la constitution finira par prévaloir. L’assurance-vieillesse a été récemment votée (6 juillet 1947) à une écrasante majorité (80 % des votants) en même temps qu’une révision partielle offrant à la Confédération ◀de▶ nouvelles possibilités ◀de▶ légiférer en matière économique et sociale.
Les penseurs suisses ont souvent souligné les avantages que présentent les « petits États » et les chances ◀de▶ grandeur qu’ils trouvent dans leur exiguïté territoriale. Ainsi Jacob Burckhardt :
Le petit État existe pour qu’il y ait dans le monde un coin ◀de▶ terre où le plus grand nombre des habitants puissent jouir ◀de▶ la qualité ◀de▶ citoyens au vrai sens du mot. Le petit État ne possède rien ◀d’▶autre que la véritable et réelle liberté par laquelle il compense pleinement les énormes avantages et même la puissance des grands États.
Et de même Alexandre Vinet :
Il ne s’attache ni moins ◀de▶ poésie, ni quelquefois moins ◀de▶ célébrité, à l’existence des petites sociétés politiques qu’à celle des plus grands États. Leur histoire a souvent un caractère imposant qui manque à celle des empires. Elle est davantage l’histoire ◀de▶ la liberté humaine.
Et certes, le tableau que nous venons ◀d’▶esquisser des institutions et coutumes politiques ◀de▶ la Suisse illustre ces déclarations. Encore faut-il bien préciser que la petitesse du territoire n’est pas en soi une garantie ◀de▶ liberté pour les peuples qui l’habitent : on a connu ◀de▶ petites tyrannies, ◀de▶ petits États unitaires soumis à la dictature ◀d’▶un homme ou ◀d’▶un clan. Dans ses limites étroites, la Suisse eût fort bien pu perdre ses libertés, si elle n’avait pas su préserver ses structures cantonales et leur complexité. On aurait vu le règne ◀de▶ la majorité s’y instaurer, et y créer un état ◀d’▶oppression bien plus néfaste encore que dans ◀de▶ grands pays moins diversifiés par la nature et par l’histoire. On aurait vu l’oppression des campagnes par les villes, des catholiques par les protestants, des Romands et des Italiens par les Alémaniques, des artisans et paysans par les industriels et les masses ouvrières. Si rien ◀de▶ tout cela ne s’est produit, le mérite en revient beaucoup plus au respect des principes fédéralistes qu’aux dimensions naturelles du pays. C’est dans ce sens que l’on a pu écrire : « La Suisse est une victoire ◀de▶ l’homme sur l’homme.20 »