Chapitre V.
La vie religieuse
Sur les▶ origines du christianisme en Suisse, ◀l’▶historien ne dispose que ◀de▶ récits légendaires. Il semble que dès ◀le▶ iiie siècle, ◀la▶ nouvelle doctrine s’introduisit dans ◀la▶ partie occidentale du pays, apportée par des artisans, des marchands et des légionnaires venus de ◀la▶ vallée inférieure du Rhône. Au ive siècle, une communauté chrétienne est établie à Genève, Bâle est déjà ◀le▶ siège ◀d’▶un évêché, de même que Martigny en Valais. Au ve siècle, ces territoires romanisés sont envahis par ◀les▶ Burgondes, peuplade germanique naguère battue par Aetius et refoulée jusqu’en Savoie, ◀d’▶où elle s’est répandue sur ◀la▶ Bourgogne actuelle pour y fonder un royaume indépendant. ◀Les▶ Burgondes professent ◀l’▶arianisme et ne se mêleront avec ◀la▶ population celte et ◀les▶ colons romains que lorsqu’ils auront adopté ◀la▶ religion catholique, au vie siècle.
Cependant, ◀le▶ paganisme fait un retour en force avec ◀la▶ poussée des Alamans, venus du Nord-Est, et qui ne tardent pas à coloniser toute ◀l’▶actuelle Suisse alémanique. ◀Les▶ Alamans adorent Zin, ◀le▶ créateur du monde, et célèbrent leur culte dans ◀les▶ gorges des montagnes et ◀les▶ cavernes. Leur organisation sociale est nettement plus « démocratique » que celle des Burgondes, grands propriétaires terriens, ou ◀de▶ leurs prédécesseurs romains. Nombre ◀de▶ traits typiques ◀de▶ ◀la▶ démocratie suisse actuelle (particularisme, répugnance à subir ◀l’▶autorité, goût du service militaire, antiaristocratisme) apparaissent à certains historiens modernes comme des survivances du passé alémanique. À ◀l’▶exception ◀de▶ ◀la▶ Rhétie (◀les▶ Grisons ◀d’▶aujourd’hui) et ◀de▶ ◀l’▶Ouest resté burgonde, ◀la▶ plus grande partie ◀de▶ ◀la▶ Suisse est donc redevenue païenne au vie siècle. Lorsque ◀les▶ missionnaires Colomban et Gall, venus ◀d’▶Irlande, visitent vers 610 ◀les▶ environs des lacs ◀de▶ Zurich et ◀de▶ Constance, ils trouvent des idoles ◀de▶ Wotan dans ◀les▶ anciennes églises romaines. Mais grâce à ces moines pèlerins, ◀le▶ christianisme renaîtra ◀de▶ ses vestiges. Par-dessous ◀les▶ coutumes alémaniques-païennes, ◀les▶ apôtres irlandais retrouvent non seulement ◀le▶ catholicisme ◀de▶ Rome, mais un fonds celtique plus ancien qui leur est congénial, et sur lequel ils appuieront leur effort ◀d’▶évangélisation, en sorte que ◀le▶ christianisme, en Suisse, sera le dernier rejeton ◀de▶ ◀la▶ « civilisation ◀de▶ Iona » comme dirait Arnold Toynbee.
Sur ◀la▶ tombe ◀de▶ Gall s’édifie au viiie siècle un monastère qui va devenir ◀le▶ grand foyer ◀de▶ prospérité matérielle autant que spirituelle38 ◀de▶ ◀la▶ Suisse orientale, avec son hôtellerie et ses fermes, ses écoles et leurs centaines ◀d’▶étudiants, ses œuvres d’art, ses ateliers, son hôpital, et sa bibliothèque ◀de▶ 400 volumes enluminés. ◀Les▶ couvents se multiplient dans tout ◀le▶ pays, et bientôt rivalisent ◀de▶ puissance temporelle avec ◀les▶ grands féodaux : ◀les▶ cantons primitifs devront s’armer contre eux aussi souvent que contre ◀les▶ Habsbourg. L’un des plus fameux est celui ◀d’▶Einsiedeln, situé en plein cœur ◀de▶ ◀la▶ Suisse primitive, et d’ailleurs continuellement attaqué par ◀les▶ Schwyzois.
Or c’est précisément à Einsiedeln que Zwingli, jeune abbé passionné ◀d’▶humanisme et « chapelain acolyte » du pape, apprend en 1517 ce qui vient de se passer à Wittemberg : ◀l’▶affichage des thèses ◀de▶ Luther.
À cette époque, ◀la▶ Suisse alémanique détenait pour ◀la▶ Curie romaine une importance politique et militaire très spéciale, et elle en profitait pour se faire accorder une foule ◀de▶ droits et grâces ecclésiastiques, ce qui peut expliquer en partie ◀la▶ tolérance montrée par Rome, dans ◀les▶ débuts, à l’égard des innovations religieuses ◀de▶ Zurich. ◀L’▶esprit clérical était prononcé, et ses abus non moins criants qu’en Allemagne. ◀La▶ vie intellectuelle ne s’était éveillée que tardivement, au xve siècle. ◀L’▶Université ◀de▶ Bâle, fondée en 1460, devenait un foyer ◀d’▶humanisme avec Érasme. D’autre part, ◀la▶ mystique allemande du sud travaillait ◀les▶ consciences avides ◀d’▶une religion plus intérieure : c’est ainsi que ◀la▶ secte des Amis ◀de▶ Dieu, dont ◀le▶ centre était à Strasbourg, comptait beaucoup de disciples chez ◀les▶ Suisses : Nicolas de Flue, qui venait de mourir, avait résumé dans sa personne toutes ◀les▶ vertus et ◀les▶ épreuves spirituelles des légendaires « ermites du Haut Pays », vénérés par ◀la▶ secte alsacienne39. Il avait d’autre part montré aux Suisses ◀la▶ voie ◀de▶ cette politique ◀de▶ neutralité dans laquelle Zwingli allait conduire ses compatriotes, en dépit de ◀l’▶opposition des catholiques, toujours prêts à conclure des alliances étrangères avec Rome, ◀l’▶empereur, ou ◀la▶ France, pour assurer ◀les▶ droits ◀de▶ leur minorité menacée.
Nous avons retracé plus haut ◀la▶ carrière politique autant que religieuse du réformateur zurichois, sa fin tragique sur ◀le▶ champ de bataille ◀de▶ Kappel. Beaucoup plus que Luther et que Calvin, Zwingli a donné sa forme et son esprit au protestantisme suisse. ◀Les▶ débuts ◀de▶ sa réforme, à Zurich, datent ◀de▶ 1518, lorsqu’il déclare, du haut ◀de▶ ◀la▶ chaire, qu’il se propose ◀d’▶expliquer ◀la▶ doctrine chrétienne en se basant sur ◀les▶ documents originaux ◀de▶ ◀la▶ Révélation, ◀la▶ Bible et ◀les▶ évangiles. Calvin ne publiera son Institution qu’en 1536, et ne s’installera définitivement à Genève qu’en 1540. Or Genève n’est liée aux Suisses que par quelques traités ◀de▶ combourgeoisie. Elle ne fait pas partie ◀de▶ ◀la▶ Confédération des XIII cantons. Et ◀l’▶œuvre du réformateur français qu’elle adopte va rayonner dans toute ◀l’▶Europe, et plus tard en Amérique bien plus qu’elle ne ◀le▶ fera jamais en Suisse. C’est Zwingli qui conduit ◀les▶ protestants lors des premières guerres civiles religieuses. Et ce sont ◀les▶ deux villes soumises à son influence, Zurich et Berne, qui prendront ◀la▶ tête du parti réformé et soutiendront ◀la▶ lutte, souvent sanglante, contre ◀les▶ cantons catholiques du Centre, jusqu’aux débuts du xviiie siècle.
Dès ◀l’▶époque ◀de▶ Zwingli, ◀le▶ partage ◀de▶ ◀la▶ Suisse entre ◀les▶ deux confessions s’est opéré dans ses grandes lignes. Il variera très peu au cours des siècles suivants. Vainqueurs en 1529, battus en 1531 puis de nouveau en 1656, ◀les▶ cantons protestants finiront par établir leur prépondérance au terme ◀de▶ ◀la▶ « seconde guerre ◀de▶ Villmergen », en 1712 seulement. Et ce n’est qu’après avoir écrasé une dernière tentative séparatiste des catholiques, en 1847 (Guerre du Sonderbund) qu’ils réussiront à établir ◀le▶ régime ◀de▶ paix religieuse sous lequel vit ◀l’▶actuelle confédération.
Lors du dernier recensement (1941), ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ Suisse, résidents étrangers compris, offrait ◀la▶ composition confessionnelle que voici :
Dans toute ◀la▶ Suisse | Villes | ||
Protestants | 2 457 242 | 576 | 647 |
Catholiques romains | 1 724 205 | 404 | 312 |
Catholiques chrétiens | 29 999 | 7 | 12 |
Israélites | 19 429 | 5 | 12 |
Autres confessions ou sans confession | 34 828 | 8 | 17 |
◀La▶ proportion ◀de▶ 2/5 ◀de▶ catholiques pour un peu moins ◀de▶ 3/5 ◀de▶ protestants dans ◀l’▶ensemble du pays n’a guère varié depuis ◀la▶ Réforme. Mais ◀d’▶importantes modifications se sont manifestées dans ◀la▶ répartition géographique des deux principales confessions. Jusqu’en 1848, théoriquement, et plus tard encore pratiquement, ◀le▶ droit ◀d’▶établissement était refusé par ◀les▶ cantons aux Suisses ◀d’▶une confession différente ◀de▶ celle ◀de▶ ◀la▶ majorité. ◀La▶ Constitution fédérale, conçue dans un esprit ◀de▶ réconciliation au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre du Sonderbund, garantit ◀le▶ libre exercice ◀de▶ tous ◀les▶ cultes dans toute ◀la▶ Confédération et supprima ◀les▶ entraves confessionnelles au libre établissement. Il en a résulté un mélange des confessions tel qu’on ne peut plus parler proprement ◀de▶ cantons protestants, mais seulement ◀de▶ cantons à majorité protestante (◀la▶ plus forte étant celle du canton ◀de▶ Berne, où ◀l’▶on ne trouve qu’un catholique pour sept habitants.) En général, ◀le▶ nombre des catholiques augmente plus rapidement dans ◀les▶ cantons naguère protestants, que celui des protestants dans ◀les▶ cantons demeurés presque entièrement catholiques. Cela s’explique en bonne partie par ◀l’▶attraction qu’exercent ◀les▶ plus grandes villes, autrefois toutes protestantes, cependant que ◀les▶ petits cantons ruraux du centre offrent peu de possibilités à ◀l’▶immigration.
Cette interpénétration géographique des confessions, à elle seule, suffirait à rendre impossible une nouvelle guerre du Sonderbund dans notre siècle. Mais bien d’autres facteurs ont concouru à ◀l’▶établissement définitif ◀de▶ ◀la▶ paix religieuse en Suisse. Et tout d’abord, ◀la▶ renonciation totale aux alliances particulières des cantons, soit entre eux, soit avec ◀l’▶étranger. ◀Les▶ conceptions politiques ◀de▶ Nicolas de Flue et ◀de▶ Zwingli ont ainsi triomphé, au terme ◀de▶ plusieurs siècles ◀de▶ luttes sourdes ou déclarées, et ◀d’▶intrigues diplomatiques avec ◀les▶ puissances voisines, qui soutenaient ◀les▶ catholiques, ou avec ◀l’▶Angleterre et ◀la▶ Hollande, qui soutenaient ◀les▶ protestants. Il faut reconnaître aussi que ◀le▶ fanatisme a fait place à un large degré ◀d’▶indifférence religieuse, tandis que ◀les▶ conflits économiques et sociaux passaient au premier plan et nourrissaient des passions bien différentes. Enfin, certaines restrictions imposées au catholicisme, telles que ◀l’▶interdiction ◀de▶ fonder ◀de▶ nouveaux couvents et ordres, ou ◀de▶ laisser rentrer ◀les▶ jésuites, ont éliminé des causes traditionnelles ◀d’▶agitation.
Cet apaisement, cette paix officielle, traduisent-ils une compréhension mutuelle plus profonde ? On peut en douter. Chacun reste sur ses positions et s’y retranche, attentif à ne pas vexer ◀le▶ voisin, mais peu désireux ◀de▶ s’en rapprocher, ou même ◀de▶ perdre ◀les▶ préjugés hérités à son endroit.
Un zèle un peu amer et ambitieux risquerait ◀de▶ troubler ◀la▶ paix, et ◀l’▶on est prudent. On ne rayonne donc pas. On se respecte à distance et même on s’estime comme des clans. ◀L’▶esprit contraire ◀le▶ meilleur, ◀le▶ plus compréhensif, existe aussi, plus répandu peut-être que l’autre et en progrès, mais pourquoi a-t-il tant de peine à s’exprimer ?
◀Le▶ prêtre catholique auquel nous empruntons ces lignes ajoute d’ailleurs aussitôt :
Toutes ◀les▶ constatations moins réconfortantes que ◀l’▶on peut faire ne doivent pas laisser oublier ◀le▶ fait déjà remarquable que ◀le▶ peuple suisse est acquis au respect effectif des consciences, il ne comprend plus ◀les▶ moyens ◀de▶ pression et ◀de▶ violence en matière de religion. Que nous en soyons arrivés là, en quelques décades, au sortir ◀d’▶un état ◀de▶ guerre séculaire, montre ce qu’il est permis ◀d’▶attendre ◀d’▶un régime ◀de▶ liberté contrôlée, fondé sur ◀la▶ franche reconnaissance des droits ◀de▶ tous.40
◀L’▶ignorance mutuelle dans laquelle vivent ◀les▶ différents groupes, tant linguistiques que religieux, ne paraît nullement frapper ◀les▶ Suisses. Bien qu’ils se coudoient journellement, et qu’il existe dans presque chaque bourg ◀de▶ quelque importance des églises des deux cultes, ◀le▶ protestant moyen continue à penser que ◀le▶ catholicisme consiste à mettre des cierges sur un autel, et à cultiver toutes sortes ◀de▶ superstitions ; tandis que ◀le▶ catholique moyen tient ◀le▶ protestant pour un demi-incrédule, prisonnier ◀d’▶une morale austère. ◀Le▶ plus curieux, c’est que beaucoup de protestants (et quelques rares catholiques) partagent ◀les▶ préjugés du voisin sur leur propre religion. Plus ◀d’▶un changement ◀de▶ confession s’explique par ◀la▶ découverte subite ◀de▶ réalités spirituelles qui existent en vérité des deux côtés, mais qui revêtent chez l’autre une « nouveauté » frappante.
Existe-t-il un esprit protestant et un esprit catholique ◀de▶ nuance proprement helvétique ? ◀La▶ question n’est pas sans intérêt, car elle soulève celle des rapports entre ◀le▶ régime fédéraliste et ◀la▶ religion.
◀La▶ Réforme, en Suisse, fut ◀l’▶œuvre personnelle ◀de▶ Zwingli, et dans ◀l’▶ensemble, ◀le▶ protestantisme suisse est resté beaucoup plus zwinglien que calviniste. Non point qu’on lise encore ◀les▶ œuvres du réformateur ◀de▶ Zurich, ni que ses doctrines soient enseignées. Mais il a proposé aux Suisses ◀la▶ forme ◀de▶ religion qui convenait ◀le▶ mieux au tempérament du plus grand nombre d’entre eux. Calvin, dès son arrivée à Genève, s’est heurté à des résistances typiquement suisses, et ne ◀les▶ a jamais surmontées. ◀Les▶ formes liturgiques qu’il préconisait n’ont pas été adoptées. Sa rigueur doctrinale, toute latine, est restée étrangère à un peuple qui se méfie des positions tranchées, des antithèses irréductibles. Son esprit juridique, son souci ◀de▶ bien distinguer ◀les▶ prérogatives ◀de▶ ◀l’▶Église ◀de▶ celles ◀de▶ ◀l’▶État, n’ont jamais été bien compris. ◀Le▶ culte zwinglien, au contraire, correspond au « démocratisme » profond et inné dont nous avons vu qu’il se manifeste, en Suisse, par une résistance instinctive à l’égard des titres, des formes et des autorités trop affirmées. Réduit à ◀la▶ prière et au sermon (◀le▶ choral luthérien et ◀le▶ psaume calviniste n’y sont entrés que plus tard), ce culte paraît ◀d’▶autant plus pur qu’il est plus dépouillé. ◀Les▶ cérémonies pompeuses, ◀les▶ vêtements ecclésiastiques, ◀les▶ fêtes, ◀les▶ symboles, ◀les▶ hiérarchies, sont taxés ◀d’▶« hypocrisie »41. ◀L’▶extrême appauvrissement des formes culturelles, chez ◀les▶ protestants suisses, ne saurait être attribué à ◀la▶ seule influence ◀de▶ Zwingli. Il traduit d’une part ◀la▶ volonté originelle ◀de▶ se distinguer du catholicisme romain, d’autre part une tournure ◀d’▶esprit positive et volontiers simpliste, une horreur congénitale ◀de▶ ◀la▶ rhétorique sous toutes ses formes, un égalitarisme intransigeant, et aussi une pudeur profonde. ◀Le▶ Suisse est plus naturellement porté qu’aucun autre Européen à traiter ◀de▶ « singerie » toute expression tant soit peu spontanée ◀de▶ ◀la▶ ferveur religieuse, et toute dévotion publique lui paraît « théâtrale ». Ce n’est pas que ◀le▶ sentiment, ni même ◀le▶ sentimentalisme, soit absent des cérémonies ◀les▶ plus dépouillées qu’il tolère : ◀le▶ mouvement du Réveil, dans la première moitié du xixe siècle, a doté ◀les▶ églises suisses ◀de▶ cantiques anglo-saxons aux rythmes tantôt allègres, tantôt traînants et nostalgiques, et ◀d’▶un vocabulaire mystique (« patois ◀de▶ Chanaan ») dont ◀l’▶habitude seule fait oublier ◀le▶ manque ◀de▶ sobriété.
◀L’▶organisation des églises protestantes est calquée sur ◀la▶ structure fédéraliste du pays. Elle est presbytérienne, comme l’autre est collégiale. Liées à ◀l’▶État, ou libres et vivant des dons des fidèles, ◀les▶ églises forment des unités cantonales, gouvernées par des synodes régionaux. ◀L’▶autonomie ◀de▶ ◀la▶ paroisse reste considérable, sous ◀la▶ direction du pasteur assisté par un « conseil ◀d’▶église ». Il en résulte que « ◀l’▶Église suisse » comme telle n’existe guère, n’est qu’une fédération assez lâche ◀d’▶Églises cantonales, et pourrait difficilement prendre une décision qui ◀l’▶engage tout entière. On comprendra dès lors qu’il n’y ait pas en Suisse ◀de▶ parti politique protestant.
Il existe au contraire un parti catholique, nombreux et discipliné, ◀de▶ tendance conservatrice42 et « fédéraliste ». (Précisons une fois de plus que ◀l’▶adjectif évoque généralement en Suisse non pas ◀le▶ lien fédéral, mais ◀l’▶autonomie des cantons. Chez certains auteurs, comme Ramuz, il devient presque synonyme ◀de▶ séparatiste.) Alors que ◀les▶ églises protestantes, de par leur structure même, sont non seulement décentralisées, mais antiunitaires — ce qui n’empêche pas que ◀les▶ partis centralisateurs se recrutent surtout dans ◀les▶ villes protestantes — ◀l’▶Église catholique est « fédéraliste » pour des raisons historiques bien déterminées, mais qui ne sont pas dictées nécessairement par sa doctrine. Du point de vue ◀de▶ ◀l’▶organisation, elle est unitaire, comme ailleurs. Ses diocèses dépendent ◀de▶ Rome. Du point de vue politique, elle défend ◀la▶ traditionnelle liberté des cantons, car elle y voit ◀la▶ garantie ◀la▶ plus certaine ◀de▶ ses droits contre ◀les▶ empiètements éventuels du pouvoir central, institué en 1848 et contrôlé jusqu’à nos jours par ◀la▶ majorité protestante. Il convient ◀d’▶ajouter toutefois que ◀l’▶attitude des théoriciens du parti catholique n’est pas seulement inspirée par ◀le▶ statut minoritaire ◀de▶ leur confession. Il existe une doctrine catholique spécifiquement suisse ◀de▶ ◀l’▶État et du fédéralisme, illustrée par ◀les▶ œuvres ◀de▶ A.-Ph. ◀de▶ Segesser et ◀de▶ Gonzague de Reynold : elle rejoint d’ailleurs sur bien des points essentiels ◀la▶ pensée éthico-politique des auteurs protestants ◀les▶ plus influents du xixe et du xxe siècle, Alexandre Vinet, Hilty, Emil Brunner, voire Karl Barth. ◀Les▶ uns et ◀les▶ autres s’accordent sur une définition ◀de▶ ◀l’▶homme à la fois libre et solidaire, sur une conception ◀de▶ ◀la▶ « liberté ◀d’▶obéissance » aussi éloignée ◀de▶ ◀l’▶individualisme sans frein que des fausses disciplines totalitaires, et sur une doctrine ◀de▶ ◀l’▶État qui prévient ◀l’▶extension illimitée ◀de▶ ses pouvoirs et sauvegarde ◀la▶ pleine autonomie ◀de▶ ◀l’▶Église. Ils s’accordent aussi pour préférer à ◀l’▶idéologie démocratique ◀les▶ libertés concrètes du citoyen, inséparables ◀de▶ ses responsabilités sociales et spirituelles.
◀Le▶ fédéralisme, au sens complet du terme cette fois-ci, constitue donc ◀le▶ commun dénominateur ◀de▶ ◀la▶ pensée catholique et ◀de▶ ◀la▶ pensée réformée dans ◀le▶ domaine politique, si bien qu’il n’existe pas en Suisse ◀d’▶antagonismes profonds et essentiels quant à ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶État, ni ◀d’▶écoles ou ◀de▶ factions irréductibles, comme celles dont ◀les▶ luttes séculaires ont déchiré tant d’autres nations européennes.
Toutefois, en dépit de ◀la▶ quasi-unanimité des plus grands penseurs chrétiens du pays, ◀l’▶État et ◀la▶ vie politique depuis un siècle, n’ont cessé ◀de▶ se séculariser. Aux causes générales ◀de▶ ce phénomène, qui agissent dans toute ◀la▶ civilisation occidentale, s’ajoute en Suisse une cause historique très précise. ◀Les▶ fondateurs ◀de▶ ◀la▶ Confédération moderne, c’est-à-dire ◀les▶ radicaux, ont été conduits par ◀le▶ souci ◀d’▶éliminer ◀le▶ plus possible ◀l’▶influence politique des confessions : souci bien compréhensible, puisqu’ils sortaient ◀d’▶une guerre civile ◀d’▶origine religieuse, et que ◀le▶ conflit religieux, depuis des siècles, par ◀les▶ prétextes qu’il offrait à ◀l’▶intervention étrangère, constituait une menace permanente pour ◀la▶ solidité du lien confédéral.
◀Les▶ Suisses ne sont pas anticléricaux, pour ◀la▶ raison que ◀le▶ cléricalisme a depuis longtemps disparu ◀de▶ leur vie publique. Mais dans ◀la▶ partie protestante ◀de▶ ◀la▶ population subsistent une certaine répugnance à ◀l’▶endroit des interventions spectaculaires ◀de▶ ◀l’▶Église ou ◀de▶ ses ministres, un goût ◀de▶ ◀la▶ sobriété, une self-consciousness spirituelle, qui ont pour effet ◀de▶ rendre ◀la▶ religion presque invisible dans ◀les▶ manifestations publiques, et fort timide dans ses revendications politiques ou sociales. Cependant, bien que ◀l’▶État demeure officiellement laïque, il ne ◀l’▶est plus ◀d’▶une manière agressive, ou même volontaire. ◀L’▶action individuelle ◀d’▶hommes politiques chrétiens, sensible dans plus ◀d’▶un domaine, n’est pas entravée par ◀l’▶opinion publique ou ◀les▶ partis, bien au contraire. Et si ◀la▶ religion n’est présentée dans ◀les▶ discours officiels que sous ◀l’▶espèce ◀de▶ clichés que ◀l’▶on ressort pour ◀les▶ grandes occasions, elle ne cesse ◀d’▶inspirer, consciemment ou non, ◀la▶ morale civique, ◀l’▶activité philanthropique, certaines lois sociales, et ◀de▶ brider par des scrupules sincères ◀le▶ matérialisme assez épais qui menace ◀les▶ Suisses dans leur prospérité.
Une seule exception mérite ◀d’▶être signalée à ◀la▶ règle laïque, gage ◀de▶ ◀la▶ paix confessionnelle : c’est ◀l’▶institution du « Jeûne fédéral », jour fixé pour ◀la▶ repentance et ◀l’▶action ◀de▶ grâces nationale, et que ◀l’▶on célèbre par ◀la▶ publication et ◀la▶ lecture ◀de▶ « mandements » officiels, généralement rédigés par ◀les▶ églises. Elle est devenue prétexte à des « menus ◀de▶ Jeûne » fort abondants, qu’annoncent ◀les▶ meilleurs restaurants.
◀La▶ religion des Suisses ne saurait être mesurée à ses manifestations extérieures. Plus morale que rituelle, et plus théologique que mystique, c’est dans une œuvre comme ◀la▶ Croix-Rouge ou dans ◀le▶ rayonnement mondial ◀de▶ ◀la▶ pensée ◀d’▶un Karl Barth qu’elle témoigne ◀de▶ sa véritable nature ; ou encore, ◀d’▶une manière plus diffuse et collective, dans un certain sens ◀de▶ ◀la▶ solidarité humaine, dans ◀l’▶équilibre des institutions qui en résultent, — dans ◀la▶ paix helvétique.