Chapitre VI.
Le peuple suisse et le▶ monde
Nous pensons en avoir assez dit, dans ◀les▶ chapitres précédents, pour établir en toute clarté que ◀la▶ Suisse n’est pas une nation, au sens que ◀le▶ terme a pris pendant ◀le▶ xixe siècle, et qu’en conséquence, il serait vain ◀de▶ chercher, dans son peuple ou sa littérature, ◀les▶ témoignages ◀d’▶un sentiment proprement national, comparable à celui que ◀les▶ Français, ◀les▶ Italiens, ◀les▶ Espagnols ou ◀les▶ Irlandais éprouvent à l’endroit de leur patrie. ◀La▶ race, ◀la▶ religion, ◀la▶ langue, ◀la▶ culture, parfois même ◀la▶ doctrine du parti au pouvoir, coïncident, dans tous ces pays, avec ◀les▶ limites du territoire, et se recouvrent l’une l’autre assez exactement pour créer un sens unitaire ; dans ce cas, ◀les▶ minorités ne jouent plus qu’un rôle négligeable, et souvent se sentent quelque peu étrangères à ◀l’▶âme nationale : tout au moins, ◀la▶ majorité ◀le▶ leur fait sentir sans scrupules. En Suisse, nous ◀l’▶avons dit, ◀le▶ problème des minorités ne se pose pas : chaque groupe étant simultanément minoritaire par rapport à ◀l’▶ensemble des autres, et majoritaire dans un canton, une région, un domaine essentiel ◀de▶ ◀la▶ vie commune. Il arrive même que ◀les▶ majorités conjuguent leurs efforts pour secourir une minorité et favoriser sa survivance. C’est en vertu de ce système ◀de▶ « prime à ◀la▶ minorité » que ◀la▶ Confédération a non seulement reconnu comme langue nationale ◀le▶ romanche (parlé par moins ◀de▶ 40 000 habitants) mais, par ses subventions, a donné un regain ◀de▶ vitalité au petit groupe qui ◀le▶ parlait, et qui se voyait menacé ◀de▶ décadence rapide.
En ◀l’▶absence ◀de▶ toute autre raison naturelle, culturelle ou dynastique, ce qui rassemble tous ◀les▶ Suisses en un seul corps aux membres bien articulés, c’est ◀l’▶attachement commun à leurs institutions, c’est ◀le▶ lien fédéral, ◀le▶ pacte perpétuel, juré devant Dieu sur une prairie des Alpes il y a plus ◀de▶ six siècles et demi. Si ◀la▶ Suisse a donné à ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe et du monde quelque chose ◀d’▶unique, une création sans exemple et durable, c’est bien cela : cette forme ◀d’▶État non nationale, et cette communauté ◀de▶ peuples différents, inébranlablement fondée sur ◀le▶ serment.
Que cet État et cette communauté se soient constitués très lentement, par un processus organique et, semble-t-il, non prémédité, nul ne songerait à ◀le▶ nier. Mais il n’est pas moins évident que ◀la▶ Suisse moderne a pris conscience ◀d’▶elle-même en tant qu’unité fédérale, et qu’elle voit ◀les▶ gages ◀de▶ sa force et ◀de▶ sa cohésion civique dans cette diversité, précisément, qui a fait ◀la▶ faiblesse ou ◀la▶ ruine ◀de▶ tant de grands États voisins. Sur ◀l’▶importance vitale ◀de▶ ce lien politique, tous ◀les▶ auteurs suisses sont d’accord. Citons-en trois : un homme d’État, un général, un romancier.
Champion du radicalisme dans sa belle époque, président ◀de▶ ◀la▶ Confédération à plusieurs reprises, ◀le▶ Neuchâtelois Numa Droz écrivait au xixe siècle :
Un peuple qui a ◀la▶ structure du nôtre, et qui est accoutumé à ◀la▶ démocratie fédérative, a, dans chacun ◀de▶ ses membres, une vitalité et une force ◀de▶ résistance tout autres que celles qu’on peut rencontrer dans un pays centralisé. ◀Le▶ moindre morceau ◀de▶ ◀la▶ Suisse qu’un ◀de▶ nos voisins voudrait s’annexer lui pèserait à ◀l’▶estomac bien plus que ◀de▶ grandes provinces habituées à recevoir leur impulsion ◀d’▶une capitale plus ou moins éloignée.
En 1940, pendant ◀la▶ mobilisation ◀de▶ ◀l’▶armée qu’il commandait en chef, ◀le▶ général Guisan, loin de déplorer ◀la▶ diversité des troupes suisses, soulignait sa nécessité :
Si ◀le▶ fédéralisme est ◀la▶ sauvegarde du pays, ◀l’▶unification serait sa perte. Laissons aux cantons leur particularisme, comme à nos régiments leurs particularités. Nous ne voulons pas nous fondre dans ◀le▶ même moule ! Il serait aussi vain ◀de▶ vouloir unifier ◀les▶ Suisses que ◀de▶ tenter ◀de▶ niveler leurs montagnes ! Si ◀les▶ différences sont ineffaçables, elles ne nuisent pas à ◀la▶ cohésion nationale. Genève a son Jeûne genevois et son Escalade, Zurich son Sechseläuten, Bâle son Carnaval, Lucerne sa fête ◀de▶ Sempach, Glaris son anniversaire ◀de▶ Näfels, Vaud son 24 janvier et son 14 avril, Neuchâtel son 1er mars ; toute ◀la▶ Suisse a son 1er août ! Et si ◀l’▶armée est ◀la▶ seule éducation générale qu’un peuple, aussi divers que le nôtre, peut admettre, ◀l’▶esprit du régiment ◀de▶ Genève n’est cependant pas celui des régiments ◀de▶ Berne ou des Grisons, pas plus que celui des régiments zurichois ne ressemble à celui des régiments vaudois ou valaisans ; mais tous sont cependant unis sous ◀le▶ même drapeau.
Près ◀d’▶un siècle auparavant, Gottfried Keller, ◀le▶ grand romancier ◀de▶ Zurich43, voyait déjà, dans cette même diversité ◀la▶ véritable « école ◀de▶ ◀l’▶amitié » :
Qu’il est donc réjouissant que tous ◀les▶ Suisses ne soient pas sortis du même moule, qu’il y ait des Zurichois et des Bernois, des gens ◀d’▶Unterwald et ◀de▶ Neuchâtel, des Grisons et des Bâlois, et même deux espèces ◀de▶ Bâlois ! Qu’il y ait une histoire ◀de▶ ◀l’▶Appenzell, et une histoire ◀de▶ Genève ! Cette variété dans ◀l’▶unité — Dieu veuille nous ◀la▶ conserver — voilà ◀la▶ véritable école ◀de▶ ◀l’▶amitié ! Et quand une même appartenance politique vient à s’épanouir dans ◀l’▶amitié commune, alors un peuple atteint ce qu’il y a de plus haut.
Nous ne connaissons pas ◀de▶ meilleure description ◀de▶ ce que ◀l’▶on peut appeler ◀le▶ « patriotisme suisse », mêlant ◀le▶ sentiment ◀de▶ ◀la▶ nature à une espèce particulière ◀d’▶enthousiasme politique, que cette page du même Gottfried Keller, narrant ◀le▶ retour au pays natal ◀de▶ son héros Henri le Vert :
Je traversai ◀le▶ Rhin et mis ◀le▶ pied sur ◀le▶ sol ◀de▶ mon pays au moment même où celui-ci retentissait du bruit ◀de▶ cette agitation politique qui se termina par ◀la▶ transformation ◀d’▶une confédération ◀d’▶États vieille ◀de▶ cinq-cents ans, en un État fédératif ; développement ◀d’▶un organisme vivant qui, par son énergie et sa diversité, faisait oublier ◀la▶ petitesse du pays… Je confiai mes bagages à ◀l’▶office postal et décidai ◀de▶ faire ◀le▶ reste ◀de▶ mon voyage à pied… Tout ◀le▶ pays reposait dans une vapeur bleue, où resplendissait ◀l’▶éclat ◀d’▶argent des chaînes ◀de▶ montagnes, des lacs et des fleuves, et ◀le▶ soleil se jouait sur ◀la▶ jeune verdure couverte ◀de▶ rosée. Je voyais dans toute leur richesse ◀les▶ formes ◀de▶ ma patrie, paisibles et horizontales dans ◀les▶ plaines et ◀les▶ eaux, escarpées et audacieusement dentelées dans ◀la▶ montagne, à mes pieds une terre fleurie, et dans ◀le▶ voisinage du ciel un fabuleux désert, tout cela alternant sans trêve et partout recélant des vallées et des campagnes très peuplées. Avec ◀l’▶irréflexion ◀de▶ ◀la▶ jeunesse et ◀de▶ ◀l’▶enfance, je tenais ◀la▶ beauté du pays pour un mérite historique et politique, en quelque sorte pour un acte patriotique du peuple, si j’ose dire, allant même jusqu’à faire ◀de▶ cette beauté un synonyme ◀de▶ liberté, et je marchais allègrement à travers ◀les▶ régions catholiques et protestantes… Et cependant que je me représentais tout cela comme un grand crible plein ◀de▶ constitutions, ◀de▶ confessions, ◀de▶ partis, ◀de▶ souverainetés et ◀de▶ bourgeoisies, à travers lequel devait être tamisée ◀la▶ majorité ◀de▶ droit… je fus saisi du désir exalté ◀de▶ m’armer au combat en tant qu’individu, partie et reflet ◀de▶ ◀l’▶ensemble, et ◀de▶ me forger au milieu de ◀la▶ lutte, avec mes forces vives, une personnalité vigoureuse et vivante, résolue à parler et à agir.
Dans un mémorable Message adressé aux Chambres en 1938 par ◀le▶ Conseil fédéral, message qui avait pour principal sujet « ◀la▶ défense spirituelle du pays », en une période où ce pays se voyait menacé à bout portant par ses deux grands voisins hitlérien et fasciste, nous lisons :
Quelles sont ◀les▶ constantes qui déterminent ◀l’▶esprit et ◀le▶ statut politique particulier ◀de▶ ◀la▶ Confédération ? Nous en nommerons trois auxquelles nous attachons une importance particulière :
◀L’▶appartenance ◀de▶ ◀la▶ Suisse à trois grandes civilisations ◀de▶ ◀l’▶Occident, et ◀la▶ réunion ◀de▶ ces trois civilisations sur notre territoire.
◀Le▶ lien fédéral, ◀le▶ caractère original ◀de▶ notre démocratie fédérative.
◀Le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ dignité et ◀de▶ ◀la▶ liberté humaine.
Là encore, il est remarquable que ◀l’▶« appartenance ◀de▶ ◀la▶ Suisse à trois grandes civilisations » soit mentionnée précisément comme une des raisons ◀d’▶être ◀de▶ cet État, quand elle pourrait si bien avoir été sa raison ◀de▶ ne pas être, ou ◀de▶ se disloquer. Quelles sont donc ◀les▶ tendances communes qui ont réussi à compenser ◀les▶ tendances culturelles centrifuges vers ◀la▶ France, ◀l’▶Italie et ◀l’▶Allemagne ? Ce problème spécifiquement suisse a donné lieu à des études aussi nombreuses que peu concluantes dans leur ensemble, ◀les▶ unes cherchant à définir une « culture suisse » qui apparaîtrait en filigrane dans ◀les▶ œuvres des trois principales régions linguistiques, ◀les▶ autres niant qu’une telle culture ait jamais existé, qu’elle soit possible, ou même souhaitable.
Ce qui est vérifiable et certain, c’est que chacun des trois groupes romand, alémanique, et tessinois, se distingue bien nettement du grand ensemble auquel il appartient par ◀la▶ langue officielle et ◀la▶ tradition littéraire.
Alémaniques et Romands descendent respectivement des Alamans et des Burgondes, et ◀l’▶Aar, qui séparait ceux-ci, délimite encore aujourd’hui, grosso modo après 1300 ans, ◀l’▶aire ◀de▶ ◀l’▶allemand et celle du français44. Mais d’autre part, ◀le▶ Rhin marque ◀la▶ limite entre Alémaniques et Allemands, ◀le▶ Jura entre Romands et Français. Entre Aar et Rhin vivent 3 millions ◀d’▶habitants ; entre Aar et Jura, 900 000.
◀Les▶ Alémaniques donnent aux Français ◀l’▶impression qu’ils sont Allemands, mais ne ◀la▶ donnent pas aux Allemands. Ils sont rarement blonds, souvent noirs ◀de▶ cheveux et bruns ◀de▶ peau. Dans ◀la▶ vie courante, grands bourgeois ou paysans, ils parlent leurs dialectes, dont ils possèdent au moins un par canton, ◀l’▶allemand officiel (Hochdeutsch ou Schriftdeutsch) étant réservé aux journaux, à ◀la▶ littérature et aux universités. ◀Le▶ dialecte a gagné du terrain dans ◀les▶ écoles, à partir de 1933, en manière ◀de▶ protestation contre ◀l’▶Allemagne hitlérisée. Il crée entre ◀les▶ citoyens ◀d’▶un même canton une communauté très vivante, faite ◀de▶ nuances familières, ◀d’▶allusions locales, ◀d’▶humour intraduisible. Néanmoins, du point de vue culturel, ◀la▶ Suisse alémanique n’a rien ◀de▶ « provincial » au regard de ◀l’▶Allemagne, beaucoup moins centralisée que ◀la▶ France en ce domaine. Dès ◀le▶ xviiie siècle, elle a tenu sa part, au moins à égalité, dans ◀le▶ concert des voix germaniques. Bodmer et « ◀l’▶école suisse », Jean de Haller, Gessner, Lavater, ont dominé pendant plusieurs décades ◀la▶ vie littéraire des Allemagnes. Au milieu du xixe siècle, un Conrad Ferdinand Meyer, un Gottfried Keller, un Jeremias Gotthelf, un Jakob Burckhardt, tiennent le premier rang dans ◀la▶ poésie, ◀le▶ roman, ◀la▶ philosophie ◀de▶ ◀l’▶histoire. ◀De▶ nos jours, ◀la▶ théologie allemande doit sa vitalité à ◀la▶ pensée du Bâlois Karl Barth, et C. G. Jung demeure sans rival dans ◀la▶ psychologie analytique. Il y aurait certes beaucoup à dire sur ◀la▶ parenté inconsciente qui transparaît dans des œuvres si diverses, sur leur helvétisme au sein du germanisme. Mais ◀les▶ différences majeures entre Alémaniques et Allemands ne doivent pas être cherchées sur ce plan. Elles se manifestent beaucoup plus clairement dans ◀la▶ psychologie des deux peuples : ◀l’▶Allemand indéterminé, toujours prêt à suivre un Führer, ◀le▶ Suisse particularisé ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus précise — de même que son pays est compartimenté — et congénitalement méfiant à l’égard des chefs politiques, des mouvements ◀de▶ masse ; ◀l’▶Allemand du Nord plus ou moins slavisé, ◀le▶ Suisse formé par une tradition chrétienne beaucoup plus ancienne, et fortement romanisée au Moyen Âge ; ◀l’▶Allemand volontiers « catastrophique », ◀le▶ Suisse calculateur, empirique et posé. ◀L’▶opposition entre Luther et Zwingli résume tout cela : l’un génial, mystique, excessif, et dépourvu ◀de▶ sagesse politique ; l’autre, rationaliste, mesuré, lucide, citoyen autant que chrétien.
À mesure que ◀l’▶Allemagne s’unifiait sous ◀la▶ férule ◀de▶ ◀la▶ Prusse, ◀la▶ Suisse alémanique s’en distinguait davantage par son climat moral et ses institutions. Certes, ◀l’▶esprit réalisateur et moderne ◀de▶ ◀l’▶industrie et du commerce allemands provoquait encore ◀l’▶admiration des classes dirigeantes ◀de▶ Zurich et ◀de▶ Bâle. Pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ 14-18, ◀la▶ Suisse neutre fut divisée en deux camps, l’un proallemand à ◀l’▶est ◀de▶ ◀l’▶Aar, l’autre proallié à ◀l’▶ouest. Mais ◀l’▶arrivée ◀de▶ Hitler au pouvoir provoqua un renversement complet des sympathies alémaniques. C’est vers ◀l’▶Amérique, aujourd’hui, que regardent ◀les▶ hommes ◀d’▶affaires et ◀les▶ industriels suisses. Quant aux milieux intellectuels, coupés ◀de▶ leurs bases depuis 1933, ils se sont vu devenir subitement ◀les▶ derniers dépositaires ◀de▶ ◀la▶ culture germanique, et c’est en son nom qu’ils ont manifesté à l’égard du national-socialisme une hostilité beaucoup plus profonde et virulente que celle ◀de▶ leurs confédérés romands.
Ces derniers se distinguent ◀de▶ ◀la▶ France tout autrement que les premiers ne se distinguent ◀de▶ ◀l’▶Allemagne.
Il n’y a pas ◀de▶ dialectes romands. ◀Le▶ français ◀de▶ France est ◀la▶ langue ◀de▶ tous ◀les▶ jours et non pas seulement ◀de▶ ◀la▶ littérature ou des actes officiels, et ◀les▶ expressions locales, héritées ◀d’▶anciens patois, ne sont pas plus nombreuses qu’en n’importe quelle autre province du domaine français. Malgré cela, ◀la▶ Suisse romande n’a jamais joué un rôle déterminant dans ◀l’▶évolution littéraire ou intellectuelle ◀de▶ ◀la▶ France. Sur ses quatre foyers culturels bien distincts, Genève, Lausanne, Neuchâtel et Fribourg, ◀les▶ trois premiers sont protestants, le quatrième catholique. Cet émiettement ◀d’▶un groupe déjà si restreint — moins ◀d’▶un million ◀d’▶habitants, rappelons-◀le▶ — n’a jamais permis à ◀la▶ Suisse romande ◀d’▶être à ◀la▶ France ce que ◀la▶ Suisse alémanique fut souvent à ◀l’▶Allemagne ; du moins ◀l’▶a-t-il protégée dans une large mesure contre ◀la▶ centralisation exercée par Paris. Littérairement, ◀le▶ Romand est un Français, s’il atteint ◀la▶ stature ◀d’▶un Rousseau, ◀d’▶une Mme de Staël, ◀d’▶un Benjamin Constant, ◀d’▶un Amiel45 ; moralement, il est un protestant, avec tout ce que cela comporte ◀d’▶étrangeté par rapport à ◀la▶ France actuelle, laïque mais pénétrée ◀de▶ culture catholique46 ; politiquement, enfin, il est un Suisse. Laissons ici ◀la▶ parole à un auteur français qui a su dire mieux que tout autre comment on voit, ◀de▶ son pays, ◀les▶ Suisses romands :
Membres ◀de▶ ◀la▶ famille spirituelle française, ils se flattent encore volontiers ◀de▶ nous ressembler par une certaine vivacité ◀de▶ réactions, qui ◀les▶ distingue (c’est eux qui ◀le▶ disent) des Bernois ou des Zurichois, si solides, si sérieux, si lourds. Ils se vanteraient presque, à ◀l’▶occasion, ◀de▶ partager certains ◀de▶ nos défauts, dont ils se font une élégance, étant entendu que, ne ◀les▶ ayant qu’à dose homéopathique, sans péril aucun, ils conservent ◀le▶ droit ◀de▶ nous ◀les▶ reprocher. Ils ont raison, car au fond ◀les▶ différences entre eux et nous ◀l’▶emportent, je crois, sur ◀les▶ ressemblances, et nous serions tentés, quant à nous, ◀de▶ ◀les▶ voir un peu — qualités et défauts — comme ils voient ◀les▶ Bernois. Par rapport à nous, je serais tenté ◀de▶ chercher ◀la▶ différence essentielle dans ◀le▶ fait que, rattachés politiquement à ◀la▶ Confédération, ils ne réagissent pas politiquement comme des Français : leur démocratie qui n’a rien, ou presque, ◀de▶ latin, est une démocratie helvétique. Ils ne se cachent pas du reste ◀de▶ redouter nos conceptions politiques : ce ne sont chez eux que des minorités qui s’en réclament, encore que ◀l’▶influence ◀de▶ notre voisinage soit et ait toujours été importante, mais ils finissent ◀le▶ plus souvent par désavouer nos principes et, s’ils ◀les▶ absorbent, c’est en ◀les▶ adaptant ◀de▶ telle façon qu’ils perdent ◀le▶ plus clair ◀de▶ leur nocivité, c’est-à-dire, en un sens, ◀de▶ leur vertu.47
Quant aux Tessinois, rattachés à ◀la▶ Confédération en 1803 seulement, après avoir été longtemps soumis à leurs « magnifiques seigneurs » alémaniques en tant que bailliages, ils se rattachent naturellement par ◀la▶ culture comme par ◀la▶ langue et ◀la▶ religion, à ◀l’▶Italie du Nord. Leur esprit libertaire n’est pas un héritage suisse, mais il remonte directement au mouvement des communes lombardes, dont nous avons vu par ailleurs qu’il ne fut pas sans influence sur les premiers pactes fédéraux. Leur parler courant est un dialecte semblable à celui du Milanais. ◀La▶ langue officielle est ◀l’▶italien, qui n’est pas seulement utilisé par 146 000 Tessinois, mais par un nombre croissant ◀d’▶immigrants ◀de▶ ◀la▶ Péninsule répandus dans tous ◀les▶ cantons suisses. ◀L’▶helvétisation du Tessin a progressé très rapidement depuis 1848, et c’est du Tessin que sont venus quelques-uns des hommes politiques qui ont ◀le▶ mieux exprimé ◀la▶ mission traditionnelle ◀de▶ ◀la▶ Confédération.
Seuls, ◀les▶ Romanches constituent une minorité parfaitement autonome, étant seuls dans toute ◀l’▶Europe à parler et à écrire leur langue celto-romane, qu’on ne peut rapprocher que ◀de▶ ◀l’▶ancien provençal.
◀La▶ vocation européenne ◀de▶ ◀la▶ Suisse est donc clairement inscrite dans son « appartenance à trois grandes civilisations ◀de▶ ◀l’▶Occident » et dans leur réunion sur un même territoire. ◀Le▶ Message du Conseil fédéral ◀de▶ 1938 ◀l’▶exprime avec une force et une lucidité qui font ◀de▶ ce texte l’un des documents majeurs ◀de▶ ◀la▶ pensée fédéraliste. Citons encore une ◀de▶ ses pages, qui formule en un raccourci saisissant ◀les▶ principes directeurs ◀de▶ ◀l’▶histoire suisse et ◀la▶ mission internationale qui en découle :
◀Les▶ différentes chaînes qui constituent ◀la▶ puissante barrière des Alpes convergent en un seul et même point : ◀le▶ Saint-Gothard.
Ce n’est pas par hasard que les premières ligues suisses ont pris naissance près du col qui ◀le▶ franchit. Ce fait providentiel a marqué ◀le▶ sens et ◀la▶ mission ◀de▶ notre État fédéral. Du Gothard jaillissent ◀le▶ Rhin, ◀le▶ Rhône et ◀le▶ Tessin, ◀les▶ trois cours ◀d’▶eau qui nous relient aux territoires culturels ◀les▶ plus importants dans ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀Le▶ Gothard divise et unit à la fois ces trois territoires. Ce serait une entreprise vaine que ◀de▶ vouloir séparer ◀la▶ culture ◀de▶ notre pays ◀de▶ celles auxquelles nous sommes apparentés. Ce qui est changeant et accidentel ne doit pas reléguer dans ◀l’▶ombre ce qui est durable et substantiel. Selon ◀le▶ Tessinois Giuseppe Zoppi, ◀le▶ Tessin remplit ◀d’▶autant mieux sa mission suisse qu’il maintient plus purs ses liens spirituels avec ce qui fait ◀la▶ grandeur durable ◀de▶ ◀la▶ culture italienne ; un raisonnement analogue est vrai aussi pour ◀les▶ Suisses romands et pour ◀les▶ Suisses alémaniques. Précisément parce que nous refusons ◀d’▶admettre ◀la▶ théorie selon laquelle ◀la▶ race déterminerait ◀l’▶État et ◀les▶ frontières ◀de▶ celui-ci, nous gardons ◀la▶ liberté et ◀la▶ force ◀de▶ rester conscients ◀de▶ nos affinités avec ◀les▶ trois cultures allemande, française et italienne. ◀L’▶idée suisse n’est pas un produit ◀de▶ ◀la▶ race, c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ chair, mais une œuvre ◀de▶ ◀l’▶esprit. C’est un fait admirable, qu’autour du Gothard, montagne qui sépare et col qui unit, une grande idée, une idée européenne, universelle, ait pu prendre naissance et devenir une réalité politique : ◀l’▶idée ◀d’▶une communauté spirituelle des peuples et des cultures occidentales. Cette idée, qui exprime ◀le▶ sens et ◀la▶ mission ◀de▶ notre État fédératif, n’est au fond pas autre chose que ◀la▶ victoire, sur le plan politique, ◀de▶ ◀la▶ pensée sur ◀la▶ matière, ◀de▶ ◀l’▶esprit sur ◀la▶ chair. Prendre conscience ◀de▶ ce qu’il y a ◀de▶ beau et ◀de▶ grand dans notre conception politique, c’est déjà un élément essentiel ◀de▶ notre défense spirituelle.
◀L’▶origine permanente ◀de▶ ◀la▶ neutralité suisse est clairement désignée dans cette page. Comment un pays dont ◀l’▶essence consiste en ◀la▶ conciliation des grandes cultures dont il dépend, pourrait-il prendre part aux luttes qui opposent ces cultures dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Il serait aussitôt dissocié. Il a su vaincre dans son sein ◀le▶ principe même des antagonismes mortels si longtemps déchaînés autour de lui : ◀la▶ volonté ◀d’▶hégémonie, tantôt latine et tantôt germanique. Quelles que soient ◀les▶ idéologies, d’ailleurs variables, dont se réclament alternativement ◀les▶ deux groupes, ◀la▶ Confédération commettrait un suicide en épousant ◀la▶ cause ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre, puisque son être et sa formule sont justement ◀de▶ ◀les▶ unir. Et ce qui est vrai pour ◀les▶ cultures nationales, dans toute ◀la▶ mesure où elles sont devenues nationalistes, ◀l’▶était encore davantage pour ◀les▶ confessions religieuses au temps où elles étaient partisanes : c’est bien pourquoi ◀la▶ neutralité suisse s’est affirmée comme principe politique permanent au cours de ◀la▶ guerre ◀de▶ Trente Ans. Mais il faut remonter plus haut encore, pour découvrir ◀la▶ justification primordiale ◀de▶ cette attitude. Il faut remonter à ◀l’▶origine précise ◀de▶ la première alliance fédérale : ◀le▶ Gothard, « montagne qui sépare et col qui unit ». C’est en effet pour garder ◀le▶ col au nom de ◀l’▶Empire que ◀les▶ Waldstätten ont reçu leurs chartes, au xiiie siècle, et qu’ils se sont unis par un Pacte perpétuel. Ces Chartes ◀les▶ rendaient « immédiats à ◀l’▶Empire », et donc indépendants ◀de▶ leurs puissants voisins : condition nécessaire ◀de▶ leur mission européenne. En effet, cette mission ne pouvait être accomplie qu’en renonçant à prendre une part active aux querelles entre ◀les▶ voisins, tout de même qu’une grand-garde, en toute armée, a ◀l’▶ordre ◀de▶ ne se laisser détourner sous aucun prétexte ◀de▶ sa vigilance, et donc ◀de▶ ne point participer aux actions qui viendraient à se dérouler dans son voisinage immédiat : elle doit se réserver pour ◀l’▶éventualité ◀d’▶une attaque sur ◀le▶ point qu’elle protège.
Cette mission ◀de▶ grand-garde au cœur même ◀de▶ ◀l’▶Europe — d’abord physique, puis symbolique — est antérieure, soulignons-◀le▶, à ◀la▶ diversité des langues et des religions, diversité qui contraignit ◀la▶ Suisse moderne à une neutralité seconde, pour ◀la▶ sauvegarde, cette fois, du lien confédéral. Il y a donc eu d’abord ◀la▶ mission impériale, ensuite ◀l’▶obligation ◀de▶ préserver ◀l’▶alliance. ◀La▶ neutralité affirmée lors de ◀la▶ paix ◀de▶ Westphalie, en 1648, n’est pas absolument ◀la▶ même que celle qui résultait implicitement des chartes primitives, mais elle en est cependant une conséquence pratique. Et ◀les▶ traités ◀de▶ 1815, qui ◀le▶ confirment, synthétisent ces deux motifs, lorsqu’ils reconnaissent que « ◀l’▶inviolabilité ◀de▶ ◀la▶ Suisse et son indépendance ◀de▶ toute influence étrangère, sont dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ».
Ainsi, « ◀l’▶appartenance ◀de▶ ◀la▶ Suisse à trois grandes civilisations » devient ◀la▶ raison même ◀de▶ son « indépendance ◀de▶ toute influence étrangère ».
On voit maintenant comment ◀la▶ neutralité suisse, nécessaire à ◀l’▶Europe, est vitale pour ◀la▶ Suisse ; et comment elle exprime à la fois ◀la▶ raison ◀d’▶être du pays et ◀l’▶équilibre européen. Chaque fois que cet équilibre est renouvelé, ◀la▶ neutralité suisse prend ◀de▶ nouveaux aspects. (Traités ◀de▶ Westphalie en 1648, traités ◀de▶ Paris et ◀de▶ Vienne en 1815, déclaration ◀de▶ Londres en 1920, lors de ◀l’▶entrée ◀de▶ ◀la▶ Suisse dans ◀la▶ Société des Nations.)
Et ◀l’▶on comprend enfin pour quelles raisons cette neutralité armée est devenue au cours des siècles permanente (non pas occasionnelle), conventionnelle (non pas seulement unilatérale) et enfin constitutionnelle. Par ces quatre caractères, comme par ses origines géohistoriques, elle se distingue essentiellement ◀de▶ toute autre neutralité pratiquée dans ◀le▶ reste ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle demeure une institution unique en son genre. Et il n’est pas concevable qu’elle puisse être « adoptée » par aucun autre État isolé. Il n’est permis ◀d’▶imaginer son extension qu’à ◀l’▶ensemble du continent. Seule, une fédération européenne se trouverait, en effet, remplir ◀les▶ conditions qui définissent ◀la▶ neutralité suisse : grand-garde montée autour ◀d’▶un principe universel, et sauvegarde ◀d’▶une alliance entre des éléments essentiellement divers, qu’une prise ◀de▶ parti belliqueuse ne manquerait pas ◀de▶ disloquer.
Cette perspective n’est pas absente ◀de▶ ◀l’▶esprit des gouvernants suisses, comme en font foi ◀les▶ lignes suivantes, signées par ◀l’▶actuel ministre des Affaires étrangères suisse :
Il n’est pas sans intérêt ◀de▶ relever qu’aujourd’hui se manifestent en Europe deux tendances grâce auxquelles ◀la▶ Confédération est devenue et restée ce qu’elle est : ◀le▶ fédéralisme et ◀la▶ neutralité. On ne peut que souhaiter qu’épuisée par deux guerres terribles, ◀l’▶Europe trouve son salut dans une neutralité qui lui permette ◀de▶ se tenir à ◀l’▶écart des conflits qui pourraient opposer des puissances dont ◀les▶ intérêts essentiels sont ailleurs et, qui sait ? ◀de▶ prévenir entre elles une guerre qui n’est pas inévitable ; et dans un fédéralisme qui, en dehors de toute hégémonie, donnerait à notre continent ◀la▶ conscience ◀de▶ son unité et lui ouvrirait ◀la▶ perspective ◀de▶ se relever ◀de▶ ses ruines par un effort commun, reprenant au point où il a été interrompu, ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ civilisation qui a fait sa grandeur.48
Dans ◀la▶ communauté des nations, ◀le▶ rôle ◀de▶ ◀la▶ Suisse est donc ◀de▶ maintenir conjointement ◀les▶ deux principes ◀de▶ neutralité et ◀de▶ solidarité, que ◀l’▶évolution générale, depuis un siècle et demi, tendait à dissocier ou même à opposer, mais dont on vient de voir qu’une longue pratique du fédéralisme intégral illustre ◀l’▶interdépendance.
Certes, ◀la▶ volonté ◀de▶ se maintenir à ◀l’▶écart des conflits armés, fussent-ils nationalistes ou idéologiques dans leurs motifs allégués, a souvent fait taxer ◀la▶ Suisse ◀d’▶égoïsme, ◀d’▶isolationnisme, et ◀de▶ propension à juger ◀de▶ haut, tout en bénéficiant des victoires sur ◀les▶ tyrans, dont d’autres pays firent ◀les▶ frais. C’est oublier que ◀la▶ volonté ◀de▶ neutralité s’accorde en Suisse avec une obligation à la fois constitutionnelle et internationale. Au total, il s’agit moins ◀d’▶un choix que ◀d’▶une nécessité, et ◀d’▶une fidélité contractuelle.
De plus, à ces reproches ◀d’▶ordre moral, ◀la▶ Suisse a répondu en actes, mieux qu’en paroles. Durant la dernière guerre, elle a accueilli sur son petit territoire des centaines ◀de▶ milliers ◀de▶ réfugiés, ◀de▶ soldats refoulés, ◀d’▶enfants des pays éprouvés par ◀les▶ bombardements ou ◀la▶ famine. En 1945, ◀l’▶œuvre du « Don suisse » en faveur des victimes ◀de▶ ◀la▶ guerre ou « Aide à ◀l’▶Europe » s’est vue dotée ◀de▶ 100 millions ◀de▶ francs par ◀les▶ Chambres fédérales49, soit 1 % du revenu national, à quoi sont venus s’ajouter 50 millions collectés dans ◀la▶ population ou souscrits par ◀les▶ cantons. ◀De▶ 1939 à 1947, ◀l’▶Agence des prisonniers ◀de▶ guerre, installée à Genève par ◀les▶ soins du Comité international ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge, et qui a compté jusqu’à 3400 collaborateurs, en grande majorité bénévoles, assistés par 25 sections auxiliaires dispersées dans d’autres cantons, a transmis aux prisonniers et à leurs familles près de 120 millions ◀de▶ messages. En même temps, ◀le▶ CICR entretenait 31 délégations permanentes en 60 pays, visitant 3000 camps militaires et civils et s’employant à y faire respecter ◀les▶ conventions ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge. Il est significatif que cette dernière œuvre fondée par ◀le▶ Genevois Henry Dunant en 1863, ait adopté pour pavillon celui ◀de▶ ◀la▶ Suisse, en intervertissant simplement ses couleurs. On sait que ◀le▶ Comité international ◀de▶ ◀la▶ Croix-Rouge, qui siège à Genève, est constitué uniquement par des Suisses : son autorité, si peu contestée pendant ◀les▶ deux dernières guerres, procède en grande partie du fait ◀de▶ ◀l’▶impartialité que lui assure sa composition.
Un autre témoignage ◀de▶ ◀l’▶interdépendance ◀de▶ ◀la▶ neutralité suisse et ◀de▶ ◀la▶ solidarité européenne, se révèle dans ◀le▶ choix ◀de▶ ◀la▶ Suisse comme siège ◀d’▶un très grand nombre ◀d’▶institutions internationales. La première en date fut ◀la▶ Croix-Rouge, bientôt suivie par ◀l’▶Union postale universelle, ◀l’▶Union internationale des télécommunications, ◀l’▶Office central des transports internationaux par chemin de fer, et ◀les▶ deux Bureaux ◀de▶ ◀la▶ propriété intellectuelle. ◀Le▶ climat ◀de▶ neutralité semblait à cette époque (◀de▶ 1864 à 1918) offrir des garanties ◀d’▶indépendance à ces organismes naissants. En 1919, Genève fut choisie comme siège ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations et du Bureau international du travail. Ainsi, de même que ◀les▶ cantons catholiques avaient mérité du pape Jules II ◀le▶ titre perpétuel ◀de▶ « défenseurs du Saint-Siège », de même que ◀les▶ villes ◀de▶ Calvin, ◀de▶ Zwingli et ◀d’▶Œcolampade avaient été ◀les▶ « citadelles ◀de▶ ◀la▶ Réforme », de même que ◀le▶ Conseil œcuménique des Églises allait s’installer à Genève, ◀la▶ Suisse devenait ◀la▶ gardienne du premier organisme politique universel, au sein duquel elle bénéficiait ◀d’▶un statut spécial, dans ◀la▶ suite ◀de▶ sa tradition ◀d’▶« immédiateté impériale ». Pendant ◀la▶ guerre ◀de▶ 1939-1945, ◀le▶ gouvernement suisse accepta ◀de▶ défendre ◀les▶ intérêts ◀de▶ 43 États belligérants sur ◀le▶ territoire ◀de▶ leurs ennemis, et fut obligé ◀de▶ créer à cette fin une sorte ◀de▶ ministère annexe en marge de son Département politique. Des millions ◀d’▶hommes se trouvaient ainsi dépendre ◀de▶ ◀la▶ protection helvétique. Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ guerre, ◀le▶ Palais des Nations restant vide, par suite de ◀la▶ dissolution ◀de▶ ◀la▶ SDN, fut racheté par les Nations unies qui en ont fait ◀le▶ siège ◀de▶ leur Office européen. ◀L’▶Organisation mondiale ◀de▶ ◀la▶ santé, et ◀l’▶Office international des réfugiés y ont été adjoints. Pour ◀la▶ seule année 1946, on a compté que 127 institutions, commissions ou conférences internationales ont tenu leurs assises en Suisse, et ce nombre s’accroît rapidement ◀d’▶année en année.
Tous ces faits démontrent qu’en Suisse — prototype ◀d’▶une fédération ◀d’▶États autonomes et librement associés — neutralité et collaboration internationale ne sont pas antinomiques ; et que, de plus, un petit pays neutre offre aux entreprises ◀d’▶union des peuples un climat politique particulièrement favorable ; à tout ◀le▶ moins, il ◀les▶ soustrait aux pressions que ◀de▶ grandes puissances risqueraient ◀d’▶exercer sur elles, en ◀les▶ hébergeant.
Mais ◀la▶ participation ◀de▶ ◀la▶ Suisse aux entreprises même qu’elle accueille, pose un problème bien différent.
Dès ◀le▶ xvie siècle en fait, et dès ◀la▶ paix ◀de▶ Westphalie en droit, ◀la▶ Confédération s’était retirée des grandes luttes politiques européennes. Neutralité devenait synonyme ◀d’▶abstention ou ◀de▶ passivité. Pendant tout ◀le▶ xixe siècle, tandis que se formait et se consolidait ◀l’▶État fédératif moderne, ◀la▶ politique étrangère ◀de▶ ◀la▶ Suisse fut non seulement neutre, mais quasi inexistante. ◀La▶ direction du Département politique revenait chaque année au président ◀de▶ ◀la▶ Confédération et prenait ainsi, quelque peu, ◀le▶ caractère ◀d’▶une charge honorifique. ◀La▶ diplomatie se voyait réduite à sa plus simple expression : six légations en tout. Mais ◀le▶ xxe siècle devait provoquer ◀de▶ profonds changements dans ◀l’▶attitude ◀de▶ ◀la▶ Suisse en ce domaine. ◀Le▶ nombre des légations suisses est actuellement ◀de▶ 55. (Point ◀d’▶ambassades, de même qu’il n’y a point ◀de▶ capitale proprement dite, et que ◀les▶ généraux sont appelés colonels : ◀le▶ tempérament suisse est nettement réfractaire à ◀l’▶inflation des titres.) ◀Le▶ Département politique est dirigé par un conseiller fédéral permanent, et ses services ont pris une extension considérable. Enfin, ◀la▶ doctrine régnante est aujourd’hui celle ◀de▶ ◀la▶ « neutralité active », c’est-à-dire ◀de▶ ◀la▶ politique ◀de▶ présence sur ◀la▶ scène internationale.
◀Le▶ principe ◀de▶ cette présence n’étant plus discuté, reste à déterminer sa nature et ses limites, dans ◀le▶ cadre général ◀de▶ ◀la▶ neutralité.
Deux facteurs psychologiques importants tendent à entraver ◀la▶ participation ◀de▶ ◀la▶ Suisse en tant qu’État aux conseils internationaux. C’est tout d’abord une vieille méfiance populaire, voire paysanne, et surtout sensible en Suisse alémanique, à ◀l’▶endroit des « aventures étrangères ». Elle se traduit par une coutume bizarre, qui veut que ◀les▶ ministres suisses, c’est-à-dire ◀les▶ conseillers fédéraux, ne quittent pas ◀le▶ pays pour aller discuter dans ◀les▶ capitales des voisins ◀les▶ problèmes internationaux. Rien ne s’oppose, dans ◀la▶ Constitution, à ◀de▶ tels déplacements, que ◀la▶ vie politique du xxe siècle rend par ailleurs indispensables. Mais ◀l’▶opinion publique s’émeut lorsque ◀le▶ chef du Département politique voyage autrement qu’à titre privé. En somme, ce que cette réaction toute instinctive condamne, c’est ◀la▶ politique étrangère elle-même, parce qu’elle se fait à ◀l’▶étranger ! Cet aspect plutôt comique du « neutralisme » enraciné dans ◀la▶ psychologie helvétique, se double ◀d’▶un aspect beaucoup plus sage : une méfiance, raisonnée cette fois-ci, à l’égard des tentatives ◀d’▶union ou ◀de▶ fédérations jugées prématurées ou peu sincères.
Lorsque ◀la▶ Suisse fut invitée à entrer dans ◀la▶ Société des Nations, elle se préoccupa tout d’abord ◀de▶ faire reconnaître que sa neutralité perpétuelle et son inviolabilité étaient compatibles avec ◀les▶ principes ◀de▶ ◀la▶ Ligue nouvelle. Par ◀la▶ Déclaration ◀de▶ Londres, elle obtint ◀d’▶être dispensée ◀de▶ toute participation aux sanctions militaires, et ce n’est que sur ◀la▶ base ◀de▶ ce statut ◀de▶ « neutralité différentielle » que ◀le▶ Conseil fédéral put recommander au peuple ◀la▶ ratification ◀de▶ ◀l’▶entrée dans ◀la▶ SDN. Celle-ci ne fut cependant acquise que par 415 000 voix contre 323 000, dix cantons et demi (contre onze et demi) ◀la▶ refusant. Une fois entrée dans ◀la▶ Ligue, ◀la▶ Suisse fut la première à signer ◀la▶ clause ◀d’▶arbitrage obligatoire, mais elle refusa ◀de▶ souscrire à aucune des garanties territoriales que ◀le▶ Pacte stipulait en faveur des vainqueurs, de même qu’elle refusa plus tard ◀de▶ participer aux sanctions économiques contre tel ou tel État. En 1938, elle reprit son statut ◀de▶ neutralité absolue. ◀L’▶échec ◀de▶ ◀la▶ Société des Nations vint justifier, ◀l’▶année suivante, cette prudence que des considérations idéologiques avaient pu faire paraître scandaleuse à bien des esprits.
Cette même volonté ◀de▶ se réserver pour certaines tâches précises et réalisables, et ◀de▶ ne point sacrifier ◀le▶ principe vital ◀de▶ ◀la▶ neutralité, même à des entreprises dont ◀la▶ paix est ◀le▶ but, mais dont ◀l’▶efficacité ou ◀l’▶impartialité ne sont pas certaines, explique ◀le▶ fait que ◀la▶ Suisse n’ait pas encore adhéré à ◀l’▶Organisation des Nations unies. Elle est entrée dans toutes ◀les▶ institutions ◀d’▶ordre culturel, juridique, humanitaire, ou même économique dépendant ◀de▶ ◀l’▶ONU (telles que ◀l’▶Unesco, ◀l’▶OMS, ◀l’▶OIR, ◀le▶ BIT) et dans ◀la▶ Cour ◀de▶ La Haye. Mais il demeure plus que probable que ◀la▶ population rejetterait toute loi visant à ◀l’▶entrée dans ◀l’▶ONU, et cela non seulement parce que ◀la▶ neutralité se verrait alors compromise, mais parce que ◀les▶ Suisses connaissent, en vertu d’une longue expérience, ◀les▶ conditions ◀d’▶une véritable fédération, et qu’ils doutent que celles-ci se trouvent réunies dans ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶ONU. ◀L’▶hégémonie des « Grands », ◀le▶ droit ◀de▶ veto, ◀le▶ maintien jaloux des souverainetés nationales illimitées, ◀les▶ luttes ◀de▶ puissances et ◀de▶ groupes ◀de▶ puissances dans ◀l’▶impuissance générale, tout tend à confirmer, aux yeux des Suisses, que ◀l’▶heure n’est pas encore venue de sacrifier ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ leur État, au profit ◀d’▶une Ligue plus vaste qui, loin ◀d’▶adapter à ◀l’▶échelle mondiale ◀les▶ principes formateurs ◀de▶ ◀la▶ Confédération, semble ◀les▶ renier ou ◀les▶ ignorer en fait comme en droit. À tort ou à raison, nous n’avons pas à en juger ici, ◀l’▶échec ◀de▶ ◀la▶ SDN, dont ils furent ◀les▶ témoins ◀les▶ plus proches, induit ◀la▶ majorité des Suisses à persister dans une position ◀d’▶attente. « Chat échaudé craint même ◀l’▶eau froide. » Cependant, ◀le▶ Conseil fédéral saisit chaque occasion ◀de▶ collaborer dans des secteurs strictement limités, après s’être assuré soigneusement que ces secteurs sont légalement étanches, et qu’aucune implication militaire ou politique ne menace à ◀l’▶arrière-plan. Jusqu’à quel point ces distinctions sont-elles réelles dans ◀l’▶ère des guerres totales, nous ◀l’▶ignorons. Mais ◀le▶ maintien ◀d’▶un principe n’est pas vain.
Un problème analogue, mais plus brûlant encore, ne manquera pas ◀de▶ se poser à ◀la▶ Suisse au cours des années qui viennent, dans ◀le▶ plan plus restreint ◀de▶ ◀l’▶Europe. ◀La▶ constitution ◀d’▶un Conseil de l’Europe et ◀d’▶une Assemblée consultative ne peut laisser indifférents ◀les▶ « gardiens du Gothard » et ◀les▶ dépositaires du prototype réduit ◀de▶ ◀l’▶Europe fédérée. Mais sous quelle forme peuvent-ils s’y associer ?
Ici, ◀la▶ position ◀de▶ ◀la▶ Suisse devient au plus haut point paradoxale. Car, d’une part, on ◀l’▶offre en exemple aux fédérateurs ◀de▶ ◀l’▶Europe ; elle a déjà réalisé leur idéal ; mais, d’autre part, c’est elle qui manifeste ◀le▶ plus ◀de▶ scepticisme et ◀de▶ réticences lorsqu’on lui propose ◀les▶ plans ◀d’▶une fédération ◀de▶ dimensions continentales.
◀Le▶ paradoxe, pourtant, n’est qu’apparent. ◀La▶ Suisse fédéraliste, neutre, et armée, représente en effet une conception possible et pratiquement réalisable ◀de▶ ◀l’▶Europe, enfin réconciliée avec elle-même. Mais cette Suisse-là, précisément, doit être la dernière, en bonne logique, à s’intégrer dans ◀l’▶édifice que ◀l’▶on projette, car ce n’est qu’au moment où ◀l’▶ensemble du continent ◀l’▶aura rejointe, adoptant sa propre formule qu’elle pourra sacrifier sans danger son statut ◀d’▶exception exemplaire. En renonçant aujourd’hui à sa neutralité pour se joindre aux alliances militaires ◀d’▶un Pacte à six ou ◀d’▶un Pacte atlantique, elle trahirait sa mission ◀de▶ gardienne ◀d’▶une tradition féconde et pacifique. Elle reculerait, sans profit pour personne. Elle ne ferait que s’éloigner du but commun, au lieu de ◀le▶ signaler et ◀de▶ montrer par ◀le▶ fait qu’il est bel et bien accessible. On invoque ◀la▶ solidarité, laissant entendre que ◀la▶ Suisse y manque en se tenant seule aux principes qui ont assuré sa liberté, sa paix et sa prospérité. Mais comment reprocher à un pays qui refuse ◀la▶ guerre par principe, ◀de▶ ne pas faire sa part dans ◀l’▶œuvre ◀de▶ ◀la▶ paix ? Certes, sa vocation ◀la▶ plus certaine ne saurait s’accomplir qu’à ◀l’▶échelle ◀de▶ ◀l’▶Europe : alors ◀la▶ Suisse s’évanouirait pour ainsi dire dans ◀le▶ succès ◀de▶ son idée. Mais elle compromettrait cette idée même, aux yeux de ◀l’▶Europe et du monde, en cessant avant ◀l’▶heure ◀de▶ se montrer fidèle à ses obligations précises.
En ce milieu du xxe siècle, elle lutte pour préserver au cœur du continent une image ◀de▶ ◀l’▶avenir européen, même lorsqu’elle croit défendre simplement ses intérêts et son niveau de vie. Liée plus que toute autre au monde entier par ◀la▶ nature ◀de▶ son économie et ◀la▶ pluralité ◀de▶ ses cultures, mais sans cesse menacée ◀d’▶asphyxie par ◀les▶ entraves que mettent ses voisins aux échanges matériels et intellectuels, elle ne peut espérer garantir à la longue ses libertés civiques et son indépendance que si ◀l’▶Europe vient à se fédérer, comme surent ◀le▶ faire il y a cent ans ◀les▶ cantons suisses. Encore faut-il que cette fédération soit bien réelle et sincèrement voulue : qu’elle contribue effectivement à ◀l’▶équilibre pacifique, et qu’elle ne serve pas ◀de▶ paravent à des luttes ◀de▶ puissances ou ◀de▶ blocs. Alors seulement ◀la▶ Suisse pourra, sans renier sa vocation profonde, se fondre en une Europe « helvétisée ».