La▶ CED, ses mythes et sa réalité (12 août 1954)z
◀La▶ Communauté européenne de défense n’est pour ◀le▶ moment qu’un traité, ou mieux, un projet ◀de▶ traité, dont tout le monde parle depuis deux ans, sur lequel tous ◀les▶ députés et journalistes européens ont pris position en public ou dans ◀le▶ secret ◀de▶ leur cœur, mais que presque personne n’a lu ! On me confiait récemment, à Paris, ◀le▶ résultat ◀de▶ sondages discrets opérés à ◀la▶ Chambre française : il semble qu’un peu moins ◀d’▶un député sur dix ait pris ◀la▶ peine ◀de▶ lire ce texte ◀de▶ 96 pages, plus aride mais bien moins compliqué qu’un roman policier ordinaire. Or il se trouve que ◀le▶ sort du traité, et par suite ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe, dépend en fait des députés français, appelés par M. Mendès France à ◀le▶ ratifier — ou non — vers ◀la▶ fin ◀de▶ ce mois. C’est dire que ◀le▶ lecteur moyen a bien ◀le▶ droit ◀de▶ demander à son tour, sans rougir ◀de▶ son ignorance : après tout, ◀de▶ quoi s’agit-il ?
Je vais tenter ◀de▶ lui répondre objectivement, sans cacher pour autant mes préférences.
Naissance ◀de▶ ◀l’▶idée
Quelle était ◀la▶ situation lorsque ◀le▶ traité fut rédigé, au début ◀de▶ 1952 ? En présence de ◀l’▶URSS, disposant de plus ◀de▶ 200 divisions, ◀l’▶Europe était pratiquement désarmée, à ◀l’▶exception ◀de▶ ◀la▶ Suisse et ◀de▶ ◀la▶ Suède. Or, ces deux pays étaient neutres. C’est dire que ◀l’▶Europe dépendait, pour sa défense éventuelle, ◀de▶ quelques divisions américaines occupant leur secteur en Allemagne. Déjà engagés en Corée, ◀les▶ Américains trouvaient lourde et coûteuse ◀la▶ tâche ◀de▶ protéger ◀l’▶Europe. Ils souhaitaient que nous ◀les▶ aidions à nous aider. Et pourquoi, disaient-ils, ◀les▶ Allemands, qui sont les premiers menacés, n’auraient-ils pas ◀le▶ droit et ◀le▶ devoir ◀de▶ reconstituer une armée ? — ◀Les▶ Hollandais, ◀les▶ Belges, et surtout ◀les▶ Français, pensaient différemment, et cela se comprend. Une Wehrmacht autonome, renaissant ◀de▶ ses cendres, leur paraissait plus menaçante que rassurante. Son nom seul leur rappelait ◀de▶ durs souvenirs. Elle pouvait aussi bien ◀les▶ attaquer que ◀les▶ protéger. Elle pouvait même s’allier un jour aux Russes. Il fallait donc empêcher cela. Mais, d’autre part, comment défendre sérieusement ◀l’▶Europe sans ◀le▶ concours ◀d’▶un ◀de▶ ses plus grands pays, et ◀de▶ celui qui se trouvait en première ◀ligne▶ ? C’est pour tenter ◀de▶ résoudre ce dilemme que fut conçue ◀la▶ CED. — Contre ◀l’▶opinion (à ◀l’▶époque) des dirigeants américains — afin d’empêcher ◀le▶ réarmement autonome des Allemands, tout en assurant ◀la▶ défense de ◀l’▶Europe — et enfin pour hâter ◀l’▶indispensable union ◀de▶ nos pays, ◀la▶ France imagina ◀le▶ plan ◀d’▶une « communauté ◀de▶ défense », c’est-à-dire ◀d’▶une armée européenne, remplaçant ◀les▶ armées nationales. Après des mois ◀de▶ discussions ◀d’▶experts, un projet ◀de▶ traité fut signé ◀le▶ 27 mai 1952 par ◀les▶ ministres des Affaires étrangères des six pays déjà liés par ◀la▶ Communauté du charbon et ◀de▶ ◀l’▶acier, plus connue sous ◀le▶ nom ◀de▶ plan Schuman. C’est ce traité qu’ont déjà ratifié ◀la▶ Hollande et ◀le▶ Luxembourg, puis ◀l’▶Allemagne et enfin ◀la▶ Belgique. ◀L’▶Italie ◀le▶ votera sans nul doute d’ici peu. ◀La▶ France hésite encore, mais tout indique qu’elle doit se prononcer dans un délai très court. Son choix sera donc décisif. Après deux ans ◀de▶ débats passionnés, ne serait-il pas grand temps ◀de▶ voir ◀d’▶un peu plus près de quoi ◀l’▶on parle ? Quel est donc ◀le▶ contenu du projet, trop souvent ignoré par ◀l’▶esprit polémique ?
Divisions nationales, armées européennes
◀Les▶ 132 articles du traité prévoient des institutions communes, des forces armées et un budget commun. Ils prévoient aussi qu’aucun État membre ne recrutera plus ◀de▶ forces armées nationales pour son propre compte, en dehors de celles que nécessitent ◀la▶ police intérieure et ◀la▶ protection des colonies. — Mais jusqu’où s’étend, pratiquement, cette mise en commun des ressources militaires des six pays ? S’agit-il ◀de▶ mélanger ◀les▶ soldats allemands et français dans des compagnies commandées par des caporaux belges et des officiers italiens ? Ceux qui ◀l’▶ont dit et imprimé ont simplement donné ◀la▶ preuve qu’ils n’avaient jamais lu ◀le▶ traité. En vérité, il s’agit simplement ◀d’▶un plan ◀de▶ mise sur pied ◀de▶ contingents nationaux, commandés par leurs propres officiers jusqu’à ◀l’▶échelon divisionnaire. Ensuite, ces divisions strictement nationales seront groupées en corps ◀d’▶armée et placées à ◀la▶ disposition ◀d’▶un état-major général, qui, lui, sera européen par sa composition et sa nomination.
Si ◀la▶ CED est acceptée demain, que se passera-t-il donc, pratiquement ? Trois choses, dont la première seulement sera visible et sensible au grand public. ◀Les▶ troupes des six pays porteront ◀le▶ même uniforme. (Mais n’est-ce pas déjà ◀le▶ cas, à quelques détails près ?) ◀Les▶ généraux ◀de▶ corps ◀d’▶armée et ◀d’▶armée pourront être choisis dans n’importe lequel des pays membres. (C’est ce qui s’est passé déjà pendant ◀les▶ deux dernières guerres.) Enfin, ◀les▶ méthodes ◀d’▶instruction et ◀la▶ production des armements seront standardisées. (◀D’▶où un considérable allègement des budgets militaires, et une efficacité technique accrue.) Il s’agit donc, en fin de compte, ◀de▶ ◀l’▶organisation dès ◀le▶ temps ◀de▶ paix ◀d’▶un commandement suprême européen. — Mais quel sera ◀le▶ pouvoir disposant ◀de▶ cette armée ? ◀Le▶ traité prévoit un Conseil des ministres nationaux (représentant ◀le▶ point de vue ◀de▶ chacun des six États considérés comme égaux), un Commissariat ◀de▶ 9 membres, sorte ◀de▶ ministère européen ◀de▶ ◀la▶ Défense ; une Cour ◀de▶ justice et une Assemblée parlementaire, qui existent déjà : ce seraient en effet ◀la▶ Cour et ◀l’▶Assemblée du plan Schuman. Voilà donc amplement assurés ◀le▶ contrôle national et ◀le▶ contrôle démocratique ◀de▶ ◀l’▶Armée commune.
◀La▶ procédure prévue pour ◀la▶ mobilisation et ◀l’▶entrée en campagne est telle (majorité des deux tiers ou unanimité des États, selon ◀les▶ cas) que ◀l’▶on ne saurait imaginer ◀d’▶autre emploi ◀de▶ ◀l’▶armée qu’en cas ◀d’▶agression qualifiée contre un ou plusieurs des États membres. Par sa structure interne autant que par ◀la▶ nature des pouvoirs politiques qui ◀la▶ contrôlent, ◀l’▶Armée européenne ne pourra donc servir qu’à des tâches strictement et purement défensives — en cela comparable à ◀l’▶armée suisse.
Arguments pour et contre ◀la▶ CED
Comment expliquer, dans ces conditions, ◀la▶ violence des polémiques soulevées, en France surtout, par ce projet ? Si ◀l’▶on cherche à comprendre objectivement ◀les▶ arguments anticédistes, on s’aperçoit qu’ils sont rarement motivés par ◀le▶ texte réel du traité. ◀Le▶ plus souvent, ils combattent un projet fantôme que personne n’a jamais défendu. Je vais ◀le▶ montrer par quelques exemples : « Quoi ! s’écrie-t-on, nos soldats français vont-ils être commandés en allemand par ◀d’▶anciens feldweibel hitlériens ? » Ce serait en effet scandaleux pour ◀le▶ sentiment national des résistants ◀de▶ la dernière guerre. Mais c’est absolument exclu par ◀les▶ dispositions fondamentales du traité, ◀l’▶intégration n’étant prévue qu’à ◀l’▶échelon du corps ◀d’▶armée — nous venons de ◀le▶ voir. — « Mais si ◀la▶ France n’a pas ◀le▶ droit ◀d’▶entretenir sa propre armée, comment défendra-t-elle ses colonies ? » poursuit ◀l’▶opposant. Or, ◀le▶ cas est dûment prévu par ◀les▶ articles 10 et suivants, autorisant un État membre à détacher ◀de▶ son contingent ◀les▶ forces nécessaires à ◀la▶ défense de ses territoires associés ou colonies hors de ◀l’▶Europe. — Un procédé polémique des plus courants consiste à parler ◀de▶ ◀la▶ CED comme ◀d’▶un « traité ◀de▶ réarmement ◀de▶ ◀l’▶Allemagne ». Cette confusion égare beaucoup de lecteurs, et tend à leur faire croire ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qui est. Nous avons vu que le premier souci des auteurs français du traité fut justement ◀d’▶éliminer toute renaissance possible ◀d’▶une Wehrmacht autonome. C’est au contraire si ◀l’▶on refuse ◀la▶ CED que cette Wehrmacht sera reconstituée, mais alors sans contrôle possible. J’entends et lis aussi des phrases ◀de▶ ce genre : « Ce traité désastreux va supprimer ◀d’▶un trait ◀de▶ plume notre glorieuse armée française, en même temps qu’il réarmera ◀l’▶Allemagne ! » Ici, ◀le▶ sentiment oblitère ◀la▶ logique. Il est clair, en effet, que ◀les▶ unités allemandes et ◀les▶ unités françaises auront ◀le▶ même statut, dans ◀la▶ même armée, sur ◀la▶ base du même traité. Si vraiment ce traité signifie ◀la▶ disparition ◀de▶ ◀l’▶armée française, il empêche pour ◀les▶ mêmes raisons ◀la▶ réapparition ◀d’▶une armée allemande.
C’est en vertu d’une erreur semblable que ◀d’▶excellents patriotes redoutent « ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ souveraineté française et ◀la▶ restitution ◀de▶ ses droits égaux à ◀l’▶Allemagne ». En fait, ◀le▶ traité ne rend à ◀l’▶Allemagne une souveraineté toute théorique que pour mieux lui permettre ◀de▶ ◀la▶ sacrifier aussitôt sur ◀l’▶autel commun — au même titre que ◀les▶ cinq autres pays.
Enfin, certains soutiennent que ◀le▶ traité « impose à ◀l’▶Europe ◀la▶ volonté américaine ». ◀La▶ vérité sobre et limpide, c’est que si ◀l’▶Europe ne se donne pas elle-même ◀les▶ moyens ◀d’▶assurer sa défense, c’est-à-dire si elle refuse ◀la▶ CED, alors et dans ce cas précisément, elle tombera sous ◀la▶ dépendance des USA ; et cela malgré elle et malgré eux, par une nécessité inéluctable.
Qui est pour ? qui est contre ?
Après deux ans ◀de▶ discussions et à ◀la▶ veille des décisions finales, ◀la▶ répartition des adversaires et des partisans ◀de▶ ◀la▶ CED apparaît facile à décrire. On peut même ◀la▶ prévoir selon ◀l’▶âge, ◀le▶ parti, et surtout ◀la▶ psychologie des interlocuteurs. ◀La▶ CED a coalisé contre elle ◀les▶ forces par ailleurs contradictoires du communisme, du nationalisme traditionnel, et ◀de▶ certains intérêts privés, calculant à court terme.
◀Les▶ communistes veulent une Europe soviétisée. ◀L’▶Europe unie serait forte et leur résisterait. Ils veulent donc une Europe divisée. Or, ce qui nous divise, c’est ◀le▶ nationalisme : il faut donc ◀le▶ flatter et raviver ◀les▶ haines provoquées par ◀les▶ guerres qu’il a lui-même causées. D’autre part, ◀les▶ personnes âgées qui vivent encore ◀de▶ souvenirs glorieux, et ◀de▶ rancunes qui parfois ◀le▶ sont moins, entretiennent ◀l’▶illusion touchante mais tenace que leur nation pourrait se défendre seule, pour peu qu’elle soit « bien gouvernée ». Enfin certains se disent : périsse ◀l’▶Europe, pourvu que mes bénéfices continuent à rentrer, cela durera bien autant que moi !
En faveur de ◀la▶ CED, nous trouvons ◀d’▶une manière générale ceux qui ont compris qu’ils vivent au xxe siècle, que ◀le▶ rêve ◀d’▶une souveraineté nationale sans limites n’est plus qu’un rêve, que ◀l’▶Europe n’est pas menacée par une armée allemande inexistante, mais par une expansion soviétique bien réelle, pour ne rien dire des révoltes montantes ◀de▶ ◀l’▶Asie, ◀de▶ ◀l’▶Afrique, du Proche-Orient… En faveur de ◀la▶ CED, je vois ◀l’▶Histoire, ◀le▶ réalisme, ◀la▶ raison, ◀la▶ volonté ◀de▶ sauver nos libertés, et ◀la▶ jeunesse.
Certes, on peut se demander s’il est bien sûr que ◀la▶ CED telle qu’elle est, si prudente et respectueuse des droits ◀de▶ chacun des États membres, suffira pour notre défense. Je me pose moi-même ◀la▶ question. Mais je vois un pays réaliste qui, lui, ne doute pas ◀de▶ ◀l’▶efficacité ◀de▶ ◀la▶ CED : c’est ◀la▶ Russie, dont tout ◀l’▶effort diplomatique, depuis deux ans, ne vise qu’à retarder ◀la▶ décision française. Et même en admettant qu’un Molotov se trompe, qu’il surestime ◀la▶ CED, comment ne pas voir qu’au-delà ◀de▶ sa valeur militaire — dont chacun souhaite qu’elle n’ait jamais à faire ◀les▶ preuves — ◀la▶ CED ouvre toutes grandes ◀les▶ perspectives prochaines ◀d’▶une Europe fédérée, gage ◀de▶ paix pour ◀le▶ monde et ◀de▶ prospérité pour tout un continent — dont ◀la▶ Suisse est ◀le▶ cœur.