Pour un désarmement moral (19 juillet 1955)w
Comment ne pas voir que les▶ thèses officielles, présentées par ◀les▶ Russes avant Genève, sont en opposition fondamentale avec celles de nos communistes occidentaux et des neutralistes qui ◀les▶ suivent ? En proposant un système de sécurité européenne, Moscou reconnaît implicitement ◀la▶ nécessité de notre union, dénoncée par ◀les▶ communistes comme une idée américaine. En affirmant ◀le▶ principe de ◀la▶ non-ingérence dans ◀les▶ affaires intérieures des autres, Moscou désavoue implicitement ◀les▶ partis qui agissent à son service dans nos pays. En insistant enfin sur ◀l’▶importance vitale d’une reprise des échanges culturels, Moscou réintroduit implicitement ◀la▶ possibilité d’une libre discussion. Or celle-ci serait ruineuse pour ◀le▶ principe qui a fait ◀la▶ force principale du stalinisme dans ◀l’▶intelligentsia européenne : ◀l’▶autorité sans discussion.
Telles étant ◀les▶ implications de ◀l’▶offre russe, il appartient aux hommes d’État de ◀l’▶Occident de ◀les▶ transformer en engagements concrets. Se demander si ◀les▶ Russes sont sincères serait bien vain : il faut absolument ◀les▶ prendre au mot. Ils proposent en effet trois principes qui n’ont jamais cessé d’être les nôtres. Nous sommes d’accord. Nous partons de là. Voyons maintenant ◀les▶ conditions précises de ◀la▶ mise en pratique de ces principes.
Prendre au sérieux ◀l’▶offre russe de sécurité occidentale, c’est demander et obtenir ◀le▶ rattachement des pays de ◀l’▶Est à quelque forme d’union occidentale. On ne voit pas ce qui empêcherait ◀les▶ 435 millions d’Européens ainsi réunis de se déclarer neutres, à partir du moment où ils disposeraient de ◀l’▶armée commune sans laquelle toute neutralité reste illusoire. ◀L’▶Amérique n’aurait rien à y perdre, ◀la▶ Russie se verrait rassurée, ◀l’▶Europe serait faite et ◀la▶ paix avec elle.
Prendre au sérieux ◀le▶ principe de ◀la▶ non-ingérence, c’est par exemple décider que ◀les▶ partis communistes de ◀l’▶Occident vont vivre de leurs seules ressources : on m’entendra.
Enfin, prendre au sérieux ◀les▶ relations culturelles, c’est accepter ◀la▶ libre discussion, ◀le▶ libre échange des hommes, des œuvres et des idées. Et voilà qui n’a l’air de rien, mais qui équivaut en fait à lever ◀le▶ rideau de fer.
Je pars de là. Je ne suis qu’un écrivain. Rien ne m’oblige aux prudences des hommes d’État, on vient de ◀le▶ voir. ◀Les▶ relations culturelles, à mes yeux, sont ◀la▶ condition préalable à toute entente sérieuse dans ◀les▶ autres domaines, politiques ou économiques. Car ce sont elles seules qui permettent ◀l’▶élaboration de ◀l’▶instrument sans lequel il n’est point d’entente entre ◀les▶ hommes, je veux dire un langage commun.
On a reconnu ◀l’▶expression qui revient par deux fois, fortement soulignée, dans ◀la▶ déclaration que M. Boulganine fit à Moscou ◀la▶ semaine dernière, au moment de s’envoler pour franchir ◀le▶ Rideau — ce mur du son de ◀la▶ politique contemporaine. Précisons notre image : quand un pilote passe ◀le▶ mur du son, il entre dans une zone de silence. Mais quand un homme d’État soviétique passe ◀le▶ Rideau, c’est pour entrer dans ◀la▶ zone où ◀l’▶on parle. Toute ◀l’▶attitude des Russes à Genève peut se résumer en un seul mot : causons ! D’où ◀l’▶accent mis sur ◀le▶ langage commun.
Il existe en fait deux moyens d’instaurer un langage commun.
Le premier est ◀la▶ force brutale : c’est ◀le▶ vainqueur qui impose à tous ◀le▶ sens des mots qu’il juge convenable. On se rappelle qu’au moment où ◀l’▶armée rouge tentait d’envahir ◀la▶ petite Finlande, M. Molotov déclara que cette dernière était ◀le▶ véritable agresseur, « ◀les▶ événements ayant donné au terme d’agression un contenu historique nouveau ». ◀La▶ franchise même de cette explication scandalisa : elle aurait dû, plutôt, donner à réfléchir. ◀Le▶ ministre russe s’exprimait en effet dans un langage tout naturel pour quiconque est imbu de ◀la▶ croyance marxiste au mouvement fatal de ◀l’▶Histoire. ◀Le▶ malentendu avec ◀l’▶Occident — qui se traduisait alors par une ingérence qualifiée dans ◀les▶ affaires d’un autre pays — provenait ainsi d’une théorie, donc d’un fait de culture ; mais comme il n’était pas question d’en discuter, ce fut ◀la▶ force qui trancha.
Le second moyen d’instaurer un langage commun, c’est ◀le▶ dialogue. Or un dialogue réel suppose deux conditions. Il suppose tout d’abord, chez ◀les▶ deux partenaires, ◀la▶ conviction et ◀le▶ désir de convaincre — sinon ◀le▶ dialogue n’aurait pas d’intérêt ni de raison d’être. Mais il suppose aussi ◀le▶ respect de l’autre et ◀le▶ désir de ◀le▶ comprendre, ◀la▶ faculté de se mettre à sa place et de remettre en question, fût-ce par simple hypothèse, ses propres préjugés et attitudes, en vue d’une recherche commune — autrement ◀l’▶on n’aurait qu’une suite de monologues.
Or ces deux conditions du dialogue viennent d’être acceptées sans réserve par ◀la▶ déclaration de Boulganine — et cela pour la première fois depuis ◀la▶ naissance du conflit qui oppose ◀le▶ bolchévisme à ◀l’▶Occident. Je cite : D’aucuns estiment que ◀le▶ capitalisme est meilleur que ◀le▶ socialisme. Nous sommes convaincus du contraire. Cette discussion ne peut être réglée par ◀la▶ force. Que chacun prouve ◀la▶ justesse de sa cause dans une compétition pacifique.
Une compétition pacifique entre hommes également convaincus : si cette offre est aussi valable pour d’autres sujets de débats, plus actuels et moins rebattus que celui qu’on vient de mentionner, nous ne saurions demander rien de plus ; nous sommes prêts à « causer » dès demain. (Je ◀le▶ dis au nom de ◀la▶ grande majorité des intellectuels de ◀l’▶Europe, et des plus attachés à ◀la▶ cause de ◀l’▶union fédérale de nos peuples !) Parlons et dialoguons, non pas dans des congrès où s’affrontent ◀les▶ démagogies, mais par groupes de professionnels ; parlons d’histoire, d’arts et de science, d’éducation, et de culture en général. Échangeons nos revues et nos livres, nos points de vue et leurs défenseurs. Allons voir ce qui se fait chez l’autre, ce qu’il dit et comment il ◀le▶ sent ; et que l’autre en fasse autant chez nous. Circulons. Questionnons. Causons !
Certains penseront que nous sommes trop faibles sur nos positions trop variées d’Occidentaux chrétiens ou humanistes, pour affronter ◀la▶ « redoutable dialectique » du partenaire : ce n’est pas à ceux qui croient cela que ◀les▶ Russes demanderont à parler ! ◀Les▶ contempteurs de ◀l’▶Occident, douteurs chroniques ou neutralistes de ◀l’▶esprit ne peuvent rien apprendre aux hommes de ◀l’▶Est : ceux-ci n’enverront pas non plus leurs opposants…
D’autres craindront que ◀la▶ culture du voisin soit au contraire son cheval de Troie. Mais il s’agit d’échanges réels dans ◀les▶ deux sens, ou je n’ai rien dit. Si chacun mène chez l’autre un cheval de Troie et qu’il en organise, en place publique, ◀la▶ visite officielle et gratuite, ◀l’▶arme secrète des Achéens devient un pavillon d’exposition. On ne court plus que ◀le▶ risque normal d’une « compétition pacifique ». Il est temps de courir ◀le▶ risque de ◀la▶ paix !
Soyons francs : tout cela repose sur ◀l’▶hypothèse d’un changement d’attitude des Russes. Il se peut que ◀les▶ nombreux témoignages qu’ils en donnent depuis quelques mois soient plus clairs et certains que ◀la▶ conscience qu’ils en ont. ◀Le▶ Père des peuples est mort, qui tenait tout ensemble. ◀Le▶ chef du MVD ◀l’▶a suivi dans ◀la▶ tombe. Et ◀le▶ Kremlin subit ce qu’on nomme ◀la▶ détente, mot qu’il faut prendre ici dans son sens littéral : un ressort est détendu, ◀la▶ pression tombe. ◀Les▶ effets d’un pareil changement peuvent être lents à se manifester dans ◀l’▶énorme psyché collective soviétique. Celle-ci cherche avant tout non point ◀la▶ liberté, qu’elle redoute, mais ◀la▶ sécurité. À ◀l’▶intérieur, elle ne trouve que problèmes. À ◀l’▶extérieur, elle voit quelques hommes forts : un Tito, un Adenauer. C’est vers eux que s’en vont ceux qui parlent pour ◀les Russes — comme aujourd’hui Joukov va vers Eisenhower. Et ils viendront demain vers une Europe unie, parce qu’une Europe unie sera forte et rassurante.