L’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ liberté (17 septembre 1955)i
Il est bien naturel ◀de▶ souhaiter qu’un congrès se termine par des « conclusions concrètes », comme on dit, ou au moins par un manifeste. Et pourtant, ce n’était pas notre but cette fois-ci. Nous ◀l’▶avons expliqué sans équivoque dans ◀la▶ préface du programme imprimé dont je vous relis ces quelques lignes :
◀La▶ conférence que nous organisons n’est pas conçue comme une manifestation, mais plutôt comme un séminaire ◀de▶ recherche. Elle ne vise pas à dégager des directives ◀d’▶action ou ◀de▶ propagande, mais d’abord à détecter ◀les▶ faux problèmes qui empoisonnent nos polémiques, puis à poser ◀les▶ vraies alternatives ◀de▶ ◀la▶ liberté dans ce siècle.
Dans quelle mesure avons-nous réussi ? Pour ◀les▶ faux problèmes, ceux qui résultent des slogans habituels sur ◀les▶ systèmes économiques dans ◀le▶ monde communiste et dans ◀le▶ monde libre, ils ont été, me semble-t-il, très remarquablement élucidés. Dans ce domaine, ◀la▶ conférence ◀de▶ Milan représente un progrès considérable. Mais dans ◀le▶ domaine philosophique, j’avouerai qu’elle me laisse devant une grande question. Une question qui dépasse sans nul doute ◀l’▶objet précis ◀de▶ nos travaux. Une question que nous ne pouvions discuter — car on ne peut pas parler ◀de▶ tout à propos de n’importe quoi, c’est entendu — mais qui n’en subsiste pas moins dans la plupart de nos esprits et qui éclaire à la fois ◀les▶ limites et ◀l’▶horizon lointain ◀de▶ nos efforts. C’est cette question que je voudrais évoquer à ◀l’▶aide des brèves remarques que je vais vous soumettre.
On a cité, au début ◀de▶ nos travaux, une pensée ◀de▶ Georges Bernanos dont voici ◀la▶ substance sinon ◀la▶ forme exacte : Quelles que soient vos institutions, vous n’aurez pas ◀de▶ liberté si vous n’avez pas des hommes libres !
Avouons que cette phrase ne manque pas ◀d’▶ironie au terme ◀d’▶un congrès qui semble avoir admis comme hypothèse ◀de▶ travail — il en faut bien — que ◀les▶ meilleures institutions économiques correspondent aux meilleures garanties ◀de▶ liberté.
Or, s’il est vrai que ◀de▶ mauvaises institutions peuvent étouffer ◀la▶ liberté, il n’en résulte pas que ◀de▶ bonnes institutions créent automatiquement ◀de▶ ◀la▶ liberté. Ceci pour deux raisons dont la première relève ◀de▶ ◀la▶ simple logique. En effet, ◀la▶ liberté ne peut pas résulter nécessairement ◀d’▶une situation quelconque car dans ce cas il n’y aurait plus ◀de▶ choix possible, et par suite, pas ◀de▶ liberté. La seconde raison est celle qu’indiquait Bernanos : c’est que ◀les▶ meilleures institutions du monde ne peuvent pas créer ces hommes libres sans lesquels il n’y a pas ◀de▶ liberté vivante.
Mais alors, si ◀les▶ institutions ne peuvent pas créer des hommes libres, qui ◀le▶ pourra ? Voilà ◀la▶ grande question que je désirais soulever. Notre congrès ne se proposait pas ◀de▶ ◀la▶ discuter : il avait d’autres buts précis. Mais elle se pose en fait, irrésistiblement, comme l’une des plus gênantes — admettons-◀le▶ — et l’une des plus fondamentales ◀de▶ notre temps : comment fait-on pour créer des hommes libres ?
Je lis dans ◀le▶ rapport ◀d’▶un ◀de▶ nos amis ◀de▶ ◀l’▶Inde, Eric da Costa, que ◀la▶ lutte pour ◀la▶ liberté doit s’appuyer d’abord sur des individus courageux et que ceux-ci à leur tour doivent puiser leur courage dans une tradition ◀d’▶indépendance individuelle.
Fort bien. Mais sur quelles traditions ◀d’▶indépendance individuelle vivons-nous actuellement dans ◀le▶ monde libre ? J’en vois deux.
◀La▶ plus apparentée est celle qui a été illustrée par ◀la▶ Révolution française. ◀La▶ Déclaration des droits de l’homme définit ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶individu comme totale, et n’admettant d’autres limites que celles posées par ◀la▶ liberté ◀d’▶autrui. Il s’agit donc ◀d’▶une liberté revendicatrice, qui n’est arrêtée dans son expansion naturelle que par ◀les▶ revendications égales des autres, telles que ◀les▶ autorise ◀la▶ loi. Comment ne pas voir qu’en dépit des cadres légaux sans cesse multipliés et précisés, une liberté ◀de▶ cette nature conduit nécessairement à des conflits amers, à des incidents ◀de▶ frontière quotidiennement renouvelés, et trop souvent enfin, au triomphe légal ◀de▶ ◀la▶ liberté du plus fort ?
Mais il existe une autre source ◀de▶ ◀la▶ liberté des personnes, une autre tradition bien plus ancienne et plus profondément enracinée dans ◀l’▶homme. Pour elle, ◀la▶ liberté n’est pas seulement un droit, mais ◀l’▶essence même ◀de▶ ◀l’▶homme en tant qu’humain. Dans ◀la▶ mesure où j’y crois, ◀les▶ autres hommes ne sont plus des « voisins inévitables » dont ◀l’▶existence gène et limite ma liberté, mais ils sont au contraire des prochains, que je puis aider et qui peuvent m’aider en retour, des hommes dont j’aime et dont je veux ◀la▶ liberté parce que sans elle, ma propre liberté ne sera jamais que mon égoïsme, mon impérialisme déchaîné ou réfréné, c’est-à-dire un asservissement. Selon cette seconde tradition, ◀la▶ liberté est quelque chose qui se démontre et se manifeste avant tout dans ◀l’▶acte même ◀d’▶aider ◀les▶ autres à devenir libres.
Cette tradition est celle des plus hautes religions ◀de▶ nos différents continents. En elle peuvent communier ◀l’▶hindou et ◀le▶ bouddhiste, ◀le▶ chrétien et ◀le▶ musulman. Et c’est elle qui inspire à ◀l’▶esprit cette passion ◀de▶ se libérer ◀de▶ soi-même et ◀de▶ ses propres entraves, qui peut seule créer des hommes libres.
C’est elle aussi qui, aujourd’hui, et concrètement, peut inspirer, soutenir et justifier ◀la▶ plus radicale résistance aux prétentions ◀de▶ ◀l’▶État totalitaire. Car en affirmant ◀l’▶existence ◀d’▶une réalité transcendante à ◀la▶ société, au mouvement dialectique ◀de▶ ◀l’▶Histoire et à ◀la▶ raison ◀d’▶État, elle pose, du même coup, une possibilité ◀d’▶appel et ◀de▶ recours contre ◀les▶ décrets ◀de▶ ◀l’▶État, ◀de▶ ◀la▶ société, et ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Cette possibilité ◀d’▶appel au transcendant constitue à mes yeux ◀la▶ suprême garantie ◀de▶ ◀la▶ liberté individuelle dans notre temps.
Qu’on ne pense pas pour autant, que je propose au Congrès ◀d’▶annexer le Bon Dieu à sa cause !
Qu’on ne pense pas non plus que je préconise je ne sais quel « retour » au passé plus ou moins idéalisé. Je n’ai pas ◀l’▶intention ◀de▶ justifier ◀les▶ bûchers et ◀les▶ persécutions. Je ne suis pas non plus ◀l’▶avocat ◀d’▶une sacralisation ◀de▶ ◀la▶ société ni surtout ◀de▶ ◀la▶ vie politique, — au contraire ! Je voudrais constater simplement l’un des faits capitaux ◀de▶ notre époque : nous assistons à ◀la▶ renaissance intellectuelle ◀de▶ quelques-unes des plus grandes religions ◀de▶ ◀l’▶humanité, en Asie et en Occident, et cela au moment précis où se dresse devant nous, contre nos libertés, un système qui se dit purement rationaliste, mais dont ◀l’▶appel, en fait, est ◀de▶ nature religieuse, ou au moins simili-religieuse. Je dis que nous serions insensés ◀de▶ ne pas tenir compte, dans notre lutte commune, des forces vraiment religieuses, et ◀de▶ cette foi qui permet seule aux hommes un recours radical, je ◀le▶ répète, contre ◀la▶ prétention totalitaire au gouvernement des esprits.
Nous serions insensés ◀de▶ ne pas voir, et ◀de▶ ne pas reconnaître ici, même si nous sommes des incroyants, que ◀l’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ liberté, s’il dépend vraiment des hommes libres, dépend aussi ◀de▶ ce qui forme et qui inspire ◀la▶ conviction ◀la▶ plus profonde des hommes. ◀L’▶avenir ◀de▶ ◀la▶ liberté, je ◀le▶ vois pratiquement lié à ◀l’▶avenir ◀de▶ ce que Freud nommait une illusion, ◀de▶ ce que ◀les▶ communistes tentèrent ◀d’▶éliminer et tentent maintenant ◀de▶ confisquer à leur profit, et ◀de▶ ce que beaucoup d’entre nous, Orientaux et Occidentaux, tiennent pour ◀la▶ forme originelle et ◀le▶ but suprême ◀de▶ ◀la▶ recherche ◀de▶ ◀la▶ vérité, — cette vérité qui seule nous rendra libres.
Un dernier mot. Parmi ◀les▶ combattants ◀de▶ ◀la▶ liberté, et je parle surtout ◀de▶ ◀l’▶Occident, beaucoup, et des meilleurs, se déclarent incroyants. Cela ne signifie pas qu’ils soient sortis ◀de▶ ◀l’▶héritage intellectuel du christianisme, qu’ils n’aient pas hérité ◀de▶ ses structures mentales et des attitudes affectives élaborées par tant de siècles ◀de▶ pensée et ◀de▶ foi chrétienne, ou disons plus exactement judéo-helléno-chrétienne. ◀L’▶appel aux sources vives ◀de▶ cette grande tradition ne saurait constituer à leurs yeux un danger ◀de▶ « réaction » quelconque. C’est en fait un appel à ◀la▶ passion première qui a porté, avant toute raison, ◀les▶ élans ◀de▶ ◀la▶ liberté. Face aux totalitaires, dans ◀le▶ dialogue qu’ils nous offrent (ou feignent en tout cas ◀de▶ nous offrir) et que nous devons accepter avec confiance, — cette passion sera plus forte que tous ◀les▶ arguments. Certes, ◀les▶ arguments ◀de▶ ◀la▶ raison et ◀de▶ ◀la▶ science nous sont absolument indispensables, et nous n’en manquerons pas — surtout après ce congrès. Mais rappelons-nous que ◀les▶ Grecs n’en manquaient pas non plus devant ◀les▶ Romains et ◀les▶ Barbares ; et que Byzance en avait tant qu’elle en est morte.