Relance européenne ? (février 1956)ai
Le terme de▶ « relance européenne » est apparu dans la presse aux lendemains ◀de▶ l’échec ◀de▶ la CED devant le Parlement français. Cette origine ◀de▶ l’expression en indique le sens véritable : une certaine forme ◀d’▶union partielle ayant échoué, on en essaie une autre. Le but ultime, bien entendu, reste le même : créer une autorité supranationale qui sera finalement capable ◀de▶ parler au nom des quelque 330 millions ◀d’▶Européens vivant aujourd’hui à l’ouest du rideau ◀de▶ fer. Mais la méthode, au fond, n’est pas renouvelée.
Ce qui a échoué, c’est un essai ◀de▶ faire l’Europe par le moyen ◀d’▶un traité militaire liant plus étroitement un premier groupe ◀de▶ six États, déjà signataires du traité économique instituant la CECA. On tente ◀de▶ créer maintenant d’autres « autorités spécialisées », ◀de▶ nature économique, visant à ouvrir un grand marché commun (plan ◀de▶ Messine) ou à permettre une production commune ◀de▶ l’énergie (Euratom). En somme, ce qu’on « relance », c’est la méthode qui a réussi une première fois pour la CECA, échoué ensuite à l’occasion ◀de▶ la CED.
La question que l’on peut se poser, c’est ◀de▶ savoir si la méthode elle-même est la meilleure. Ceux qui pensent surtout au succès ◀de▶ la CECA répondent oui, ceux qui pensent davantage à l’échec ◀de▶ la CED répondent non, et ceux qui pensent à la succession chronologique des deux événements hésitent, voire penchent pour la négative.
Mais quelles sont les autres méthodes proposées ?
Il y a celle qui consisterait à faire l’Europe non par pièces et morceaux peu à peu imbriqués, mais d’un seul coup, par une révolution ◀d’▶ordre essentiellement politique. Ses partisans demandent l’élection au suffrage universel ◀d’▶une Constituante européenne, ◀d’▶où sortiraient un gouvernement et un parlement supranationaux. Cet extrémisme politique correspond à un certain tempérament latin, voire jacobin. On enregistre l’échec global jusqu’à ce jour (l’Europe n’est pas encore unie) des approches partielles ou indirectes, des manœuvres diplomatiques, des compromis entre partis traditionnels. On demande donc que la question européenne soit posée ouvertement, dans son ensemble, à tous les citoyens ◀d’▶Europe, sous la forme ◀d’▶un dilemme vital : s’unir immédiatement, ou périr en ordre dispersé.
Quant à la méthode proprement fédéraliste, elle semble s’apparenter également à celle des autorités spécialisées et à celle ◀de▶ la Constituante. Elle préconise, en effet, à l’instar de la première, des unions fonctionnelles et progressives (entre communes, régions, professions), tandis qu’à l’instar de la seconde, elle réclame une solution globale, ◀d’▶un type bien défini, dont les unions fonctionnelles ne seraient que les moyens. Mais en fait, l’attitude fédéraliste diffère en esprit des deux autres. Elle ne cherche pas à fabriquer une Europe articulée comme une machine, ni à imposer à nos pays le cadre abstrait ◀d’▶États-Unis politiques. Elle cherche à construire une union qui serait l’expression organique ◀d’▶une vaste et complexe réalité humaine.
Disons, pour simplifier excessivement, que la méthode des autorités spécialisées est surtout économique ; celle ◀de▶ l’agitation pour une Constituante essentiellement politique ; et celle du fédéralisme, sociologique.
Les trois méthodes peuvent être défendues et critiquées à l’infini, pour des raisons théoriques ou pratiques, ◀de▶ tempérament ou ◀d’▶opportunité, ◀de▶ doctrine ou ◀d’▶efficacité. Il est impossible ◀de▶ peser ces raisons parce qu’elles ne sont pas de même nature : les meilleures pourraient être sans poids et les plus lourdes sans valeur. Même si l’on arrivait à se mettre d’accord sur l’une des formules à réaliser (États-Unis, fédération ou confédération), il resterait à savoir laquelle des trois méthodes a le plus ◀de▶ chances ◀de▶ mener rapidement au but choisi, à ce but-là précisément, et non point à tout autre chose qu’on n’aurait pas prévu ni souhaité. Il se peut que l’application simultanée des trois méthodes reste la seule possibilité pratique, — et que l’Histoire seule parvienne (peut-être) à les départager un jour…
Ce qui nous semble sûr, c’est qu’aucune ◀de▶ ces méthodes n’a ◀de▶ chances ◀d’▶aboutir à la création ◀d’▶une Europe vivante, sans le soutien ◀d’▶une œuvre en profondeur ◀d’▶information des esprits, ◀d’▶éducation du sens civique, et ◀de▶ dés-éducation des préjugés acquis par les élites et par les masses.
Pour nous donc, il ne s’agit pas ◀de▶ choisir une formule ◀de▶ « relance », mais ◀d’▶accentuer notre effort pour préparer les responsables ◀de▶ demain à vivre l’union nécessaire.
Notre méthode éducative et culturelle n’exclut, certes, aucune des trois autres (nonobstant ses affinités profondes avec la méthode fédéraliste), mais au contraire, elle nourrit l’ambition ◀de▶ les servir toutes. Nous semons, que d’autres récoltent ! L’essentiel est que l’Europe ne meurt pas, c’est-à-dire qu’elle rayonne à nouveau, foyer ◀de▶ liberté et ◀d’▶invention ◀de▶ l’homme, dans un monde qui l’attaque quand elle faiblit, mais ne cesse ◀d’▶avoir besoin ◀d’▶elle.