François Fontaine, La nation frein (juin-juillet 1956)az
Autant qu’un essai sur la France, décrite comme la patrie du conservatisme — « rira bien qui bougera le dernier ! » serait sa devise — ce petit livre incisif traduit le grand défi que nous adresse l’Europe « à faire ». Il précise :
Le défi n’est pas lancé par quelques Français à d’autres, mais par le Progrès à tous les Européens. Les autres défis qui occupent nos forces sont secondaires : celui du monde communiste, celui du monde jaune, celui du monde musulman seront surmontés ou non selon que nous deviendrons adultes ou pas… Les Européens rêvent d’▶être les contemporains des Américains et des Russes. On leur en propose le moyen, qui est ◀de▶ vivre à l’âge ◀de▶ l’Europe.
Mais cela suppose une révolution : l’Europe ne se fera pas ◀d’▶elle-même, comme le dit « la berceuse conservatrice ». Elle ne se fera que par une mutation profonde et brusque des esprits, car « l’obstacle est psychologique. Les frontières sont dans les habitudes et non dans la nature », et nos peuples préféreront bientôt ceux qui oseront leur dire « que l’Europe est une idée violente ». (Il ne s’agit pas ◀d’▶une violence physique, on l’entend bien.)
Ce livre devrait être lu par tous nos hommes d’État, parlementaires et managers ◀d’▶institutions inter- ou supranationales : il est bref, il remplace avec bonheur les développements par les formules paradoxales, il est plus agressif qu’il ne s’en donne les airs (à l’inverse ◀de▶ tant d’autres aujourd’hui), enfin il doit porter : modifier son lecteur, brusquer ses préjugés tout en le séduisant.
On voudrait citer vingt passages ◀d’▶une malice percutante, à la Voltaire. Mais aussi, cette page décisive dans sa lucide simplicité :
La mesure ◀de▶ l’homme moderne est devenue le continent. C’est pour un marché continental que le mineur extrait le charbon, que le paysan moissonne son blé. Ils s’en moquent, soit. Chacun ◀d’▶eux veut seulement pour lui la sécurité ◀de▶ l’emploi, la garantie ◀de▶ l’écoulement et la paix, soit. Mais il faudra bien qu’ils sachent un jour que leur modeste revendication personnelle ne peut être satisfaite que dans un bouleversement ◀de▶ l’Histoire. Même s’ils n’en demandent pas tant, on devra abattre pour eux quatre-mille kilomètres ◀de▶ murailles, patiemment édifiées pendant deux-mille ans, et cimentées par le sang ◀de▶ millions ◀de▶ soldats. Techniquement, la chose est facile. La machine à raser les frontières est au point. Derrière elle, les flots des économies confrontées ne s’entrechoqueront pas plus que la Méditerranée ne s’est précipitée dans la mer Rouge lorsqu’on a percé le canal ◀de▶ Suez : par contre, on ne verra plus des tonnes ◀de▶ charbon traverser l’océan parce qu’il en coûte moins cher que ◀de▶ traverser la frontière voisine.
Ou encore ceci :
Aux Européens est offert le privilège ◀d’▶inventer les règles ◀d’▶une communauté moderne ◀d’▶hommes libres, auprès desquelles les institutions américaines paraîtront « historiques ». Ils peuvent modeler le régime du xxie siècle, qui fascinera les marxistes.
Ou enfin cette conclusion, qui dit si bien l’angoisse ◀de▶ tous les militants ◀de▶ l’Europe unie :
Ce qui est européen, c’est l’insatisfaction créatrice, et la volonté ◀de▶ transformer les choses, y compris cette chose qu’est l’homme. Mais aussi, ce qui est humain, c’est l’orgueil ◀de▶ la créature, et l’obstination à conserver ce qui est établi. C’est pourquoi il faut savoir, pour répondre à l’interrogation morale ◀de▶ notre époque, si en nous l’Européen finira par discipliner l’humain, autrement dit, si la volonté ◀de▶ vivre ensemble l’emportera dans le cœur des hommes sur l’égoïsme atavique. Et l’on tremble à la pensée qu’une telle décision puisse être l’enjeu ◀d’▶une partie ◀de▶ « relance » jouée sur les tapis verts des chancelleries entre quelques professionnels. Si la volonté ◀de▶ vivre a un instant ◀de▶ distraction, si l’égoïsme triche, alors la civilisation européenne rejoindra les civilisations antiques, et nos nations n’auront plus qu’à se laisser porter vers les cataractes ◀de▶ l’histoire.