Les▶ joyeux butors du Kremlin (août 1956)z
On discutera longtemps encore, peut-être, pour savoir si ◀la▶ « déstalinisation » a commencé dès ◀la▶ mort ◀de▶ Staline44 ou par elle. Ce qui est indiscutable, c’est ◀l’▶importance psychologique du phénomène ; mais son sens historique reste conjectural : on ne sait encore ni ◀d’▶où il vient ni où il va. Il peut sembler toutefois que, ◀de▶ ◀la▶ mort du despote à ◀la▶ publication du rapport ◀de▶ Khrouchtchev en Occident, une courbe régulière se dessine, reliant toute une série ◀de▶ points remarquables : mort ◀de▶ Staline, liquidation ◀de▶ Beria, affirmation du pouvoir collégial, dégel, excuses à Tito, esprit ◀de▶ Genève, XXe Congrès, thé à Windsor, relâchement des liens entre Moscou et ◀les▶ PC européens… Ne serait-ce pas qu’une logique interne, ou qu’un plan savamment préconçu, détermine ◀l’▶allure ◀de▶ ◀la▶ courbe ? ◀La▶ tentation ◀de▶ ◀la▶ prolonger devient alors irrésistible. ◀D’▶où ◀les▶ innombrables études sur ◀l’▶avenir probable ◀de▶ ◀l’▶URSS : la plupart me semblent céder à ◀la▶ manie ◀d’▶historiser ◀le▶ présent, et ◀de▶ n’en vouloir juger — si ◀l’▶on peut dire encore — qu’au nom de ce qu’en va faire ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, fiction commode.
Loin ◀d’▶ajouter à cette littérature, j’examinerai ◀les▶ trois questions suivantes : Que se passe-t-il en réalité ? Que deviennent ◀les▶ anti et ◀les▶ pro-communistes privés ◀de▶ ◀la▶ figure ◀de▶ Staline ? Enfin, quelles sont ◀les▶ « contradictions » majeures qui menacent ◀d’▶éclatement ◀l’▶univers communiste ?
I. ◀Le▶ changement des icônes
◀Les▶ faits ◀les▶ plus frappants semblent se situer sur une courbe ascendante et continue, allant ◀de▶ ◀la▶ tyrannie démente vers une sorte ◀de▶ démocratie, par une progression contrôlée. Il se peut qu’il n’y ait là qu’une illusion ◀d’▶optique. Notre idée préformée ◀d’▶évolution — aspect mental ◀de▶ ◀l’▶inertie — nous incite à combler ◀les▶ lacunes, à déplacer un peu ◀les▶ points remarquables pour qu’ils s’alignent plus régulièrement. Elle nous incite surtout à ne pas tenir compte ◀d’▶une série ◀de▶ faits moins frappants (puisqu’il s’agit ◀d’▶omissions calculées et non plus ◀de▶ déclarations) — faits tout de même, qui, reliés à leur tour, définiraient une courbe ◀d’▶allure bien différente…
Je ne prétends pas que ◀la▶ courbe descendante soit plus vraie que ◀l’▶ascendante, ou ◀l’▶inverse, car elles sont illusoires toutes ◀les▶ deux. Mais ◀l’▶illusion ◀d’▶un retour à ◀la▶ démocratie comble nos vœux, tout concourt à ◀l’▶accréditer : qu’il s’agisse du besoin ◀d’▶avoir moins peur ◀de▶ leurs propres chefs chez ◀les▶ Russes, du besoin ◀d’▶avoir moins peur des Russes chez ◀les▶ Occidentaux, ou enfin du besoin ◀d’▶un retour au bon sens chez ◀les▶ militants des PC.
Pour corriger ◀le▶ daltonisme provoqué par cette illusion, pour mieux voir ce qui se passe, voyons ce qui ne se passe pas.
1. ◀Les▶ circonstances ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Staline ne sont pas encore éclaircies. K. n’ignore pas ◀les▶ bruits qui circulent à ce propos ; mais il omet ◀de▶ ◀les▶ réfuter dans son rapport.
2. K. limite ses attaques contre Staline à ce qui s’est passé depuis 1934, et seulement aux dépens des « bons communistes ». Que penserait-on ◀d’▶un nazi ◀d’▶aujourd’hui qui n’attaquerait Hitler que pour avoir pendu ◀de▶ « bons Allemands » après ◀le▶ 20 juillet ?
3. Pour illustrer ◀la▶ folie du despote, K. cite ◀les▶ inculpations ◀d’▶espionnage pour ◀le▶ compte ◀de▶ ◀l’▶impérialisme anglais ou américain, prodiguées par ◀les▶ procureurs ◀de▶ Staline. Mais il omet ◀de▶ rappeler que ◀l’▶acte ◀d’▶accusation publié au lendemain ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Beria dénonçait ce dernier comme « un agent ◀de▶ ◀l’▶impérialisme international ». Cette bouffonnerie, probablement insurpassable, porte à sa perfection ◀le▶ style ◀d’▶un Vychinski, stalinien s’il en fût jamais. Elle n’en marque pas moins ◀la▶ naissance du nouveau régime collégial.
4. K. décrit ◀les▶ procès staliniens comme des machinations délirantes et stupides, mais il omet ◀d’▶en proposer ◀la▶ révision. Il reprend au contraire leurs verdicts à son compte, s’agissant ◀de▶ leurs victimes ◀les▶ plus spectaculaires.
5. K. n’ose pas publier lui-même son rapport, se réservant ainsi ◀le▶ droit ◀de▶ ◀le▶ démentir, en cas ◀de▶ besoin, selon ◀les▶ effets produits par ◀la▶ publication confiée aux soins du State Department.
6. K. promet ◀la▶ prochaine « démocratisation » du régime qu’il appelle en même temps « ◀le▶ plus démocratique du monde ». Mais il refuse ◀d’▶envisager ◀la▶ seule mesure qui donnerait un contenu concret à cette promesse : ◀la▶ reconnaissance du droit ◀d’▶opposition.
7. K. demande ◀la▶ libération des colonies occidentales, mais il refuse aux satellites ◀de▶ ◀l’▶URSS ◀le▶ droit ◀de▶ disposer ◀d’▶eux-mêmes. (Niet aux élections libres en Allemagne de l’Est).
8. K. dénonce ◀le▶ « culte ◀de▶ ◀la▶ personnalité », mais se garde bien ◀de▶ faire raser ◀le▶ Mausolée ◀de▶ ◀la▶ Place Rouge.
9. K. justifie sa servilité envers Staline en invoquant ◀les▶ risques qu’il courait. C’est justifier Vichy et, du même coup, condamner toute espèce ◀de▶ Résistance : à bon entendeur, salut ! Et c’est aussi contraindre ◀les▶ PC étrangers, pour lesquels ◀l’▶excuse ne vaut rien, à justifier « dialectiquement » leur servilité spontanée. Celle-ci étant acquise, K. ne risque plus grand-chose à exiger « ◀l’▶autonomie » ◀d’▶esclaves aussi rigoureusement conditionnés.
10. Enfin, tout étant dit, K. reste en place, omettant ◀de▶ tirer ◀les▶ conclusions concrètes ◀de▶ ses dénonciations spectaculaires. Il entend donc rester ◀le▶ bénéficiaire des crimes qu’il vient de révéler.
Quelques-uns ◀de▶ ces points appellent un commentaire.
Au sujet du culte ◀de▶ ◀la▶ personnalité dont K. et tous ◀les▶ PC (obéissant spontanément à ses ordres) nous rebattent ◀les▶ oreilles, il suffit ◀de▶ poser deux questions : ce culte était-il vraiment si dangereux ? est-il réellement condamné ? ◀Les▶ réponses vont de soi. ◀Le▶ culte, en tant que tel, n’a pas fait ◀le▶ moindre mal à ◀l’▶URSS, ni aux PC45. Bien au contraire. ◀La▶ meilleure preuve, c’est qu’on ◀le▶ conserve en changeant seulement ◀les▶ photos. Lénine, substitué à Staline, ne serait-il pas une « personnalité » ? Et son mausolée ◀de▶ ◀la▶ Place Rouge, ◀le▶ lieu ◀d’▶un culte ? Thorez et Togliatti se seraient-ils éclipsés ? ◀De▶ qui se moque-t-on ? ◀De▶ ◀la▶ presse occidentale, qui a donné dans ◀le▶ panneau, comme toujours ? Mais ◀l’▶heure n’est pas aux plaisanteries faciles. ◀La▶ condamnation spectaculaire, mais uniquement verbale, du culte des chefs, répond à une nécessité plus impérieuse : c’est ◀l’▶alibi ◀de▶ ◀la▶ dictature, devenue difficile à défendre, mais qu’il faut maintenir à tout prix. Sacrifier post mortem ◀le▶ seul Staline, ce n’est rien sacrifier du tout, mais c’est détourner ◀l’▶attention du fait même ◀de▶ ◀la▶ dictature, cause réelle et vraie condition des crimes que ◀l’▶on impute au seul Staline. Or ◀la▶ direction collégiale n’est que ◀la▶ continuation par d’autres moyens (ou ◀les▶ mêmes) ◀de▶ ◀la▶ dictature ◀de▶ Staline. Elle pourrait se justifier au nom du même prétexte : ◀la▶ dictature du Prolétariat, dogme intangible du marxisme. Mais ◀les▶ crimes ◀de▶ Staline illustraient trop clairement ◀les▶ vices ◀de▶ tout système dictatorial. Que faire pour donner ◀le▶ change, quand on ne veut rien changer ? Exactement ce qu’a fait ◀le▶ rapport ◀de▶ K.
Au sujet de ◀la▶ folie ◀de▶ Staline, K. recourt au même procédé ◀de▶ mystification ou ◀de▶ camouflage. Rien ne prouve qu’il parle au nom de ◀la▶ santé, lorsqu’il en appelle ◀de▶ ◀la▶ dictature ◀d’▶un paranoïaque à celle ◀de▶ ses favoris. Au vrai, ce n’est pas tel ou tel trait ◀de▶ folie ◀d’▶un dictateur qui doit retenir ◀l’▶attention, mais ◀le▶ fait ◀de▶ ◀la▶ dictature. Ce n’est point par accident qu’un dictateur est fou, car il faut être fou pour se faire dictateur, ◀la▶ dictature étant ◀la▶ forme politique ◀de▶ ◀la▶ démence paranoïaque. « Toute collectivité régie par un chef souverain qui n’est comptable à personne se trouve entre ◀les▶ mains ◀d’▶un malade », écrivait Simone Weil au temps ◀d’▶Hitler, qui était aussi ◀le▶ temps ◀de▶ Staline. Et que ◀la▶ dictature se dise collégiale ou s’avoue personnelle n’y change rien46. K. dénonçant Staline au nom de ses créatures — et des seules que Staline ait épargnées — ne donne aucune indication quelconque et moins encore ◀de▶ preuves que ◀le▶ groupe des nouveaux chefs se sente comptable envers qui que ce soit. Parler ◀de▶ « direction collégiale » dans un régime monolithique, c’est une simple figure ◀de▶ langage : elle n’a jamais gêné Staline lui-même47. « Dictature du Prolétariat » est une autre figure ◀de▶ langage. Mais comment fait-on cela ? Qui fait cela ? ◀Le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire ? Ou certains hommes ?
Résumons : ◀le▶ culte ◀de▶ ◀la▶ personnalité, moyennant un changement ◀d’▶icône, reste en place. ◀La▶ dictature, moyennant un changement ◀d’▶adjectif, reste en place. Enfin, le dernier carré des complices ◀de▶ Staline, moyennant un crachat sur sa tombe, reste en place. C’est ainsi qu’on déstalinise. ◀L’▶énormité ◀d’▶une pareille imposture, ◀la▶ brutalité ◀de▶ ◀l’▶outrage à toute honnêteté ◀de▶ pensée comme à toute dignité humaine, peuvent déshonorer K. devant ◀les▶ siècles, mais assurent son impunité dans ◀l’▶immédiat. C’est trop gros, trop invraisemblable, et parce qu’on n’ose y croire, on n’a rien vu. Voilà bien son calcul méprisant. Tout se passe comme si rien ◀d’▶insolite ne venait de se passer sous nos yeux. Quand ◀les▶ complices ◀d’▶un chef ◀de▶ bande, liquidant sa mémoire non ses gains, s’instituent ses dénonciateurs à seule fin ◀d’▶ajouter une prime ◀de▶ moralité au produit ◀de▶ leur commune exploitation du peuple, personne ne songe à contester à ces joyeux et francs butors ◀l’▶usage enfin « démocratique » et « pacifique » des produits ◀de▶ trente ans ◀de▶ « crimes ».
Un peu de morale
Lorsque Mussolini, s’étant emparé des Baléares à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ guerre civile, offrit ◀de▶ ◀les▶ rendre à Franco moyennant une solide contrepartie, j’écrivis : « Aujourd’hui, c’est ◀le▶ voleur lui-même qui rapporte contre récompense. » Mais ◀les▶ gens du Kremlin font mieux : ils pensent que ◀d’▶appeler « crimes » ◀les▶ moyens ◀de▶ leur fortune (j’entends bien : ◀de▶ leur pouvoir présent) légitime leur propriété ou du moins leur droit ◀d’▶usufruit, et leur vaudra, de plus, ◀l’▶estime des libéraux, ◀l’▶amour des progressistes, et un prestige accru.
Honte aux hommes ◀de▶ ce temps, ◀le▶ calcul semble juste : ◀l’▶immoralité phénoménale du procédé n’a guère été notée par notre opinion libre, tandis que ◀les▶ « progressistes » ◀la▶ portaient au crédit ◀de▶ ◀la▶ sagesse insondable du Parti. (Seul ◀le▶ Politburo peut ◀la▶ sonder.) ◀L’▶hypocrisie était jadis ◀l’▶hommage que ◀le▶ vice rendait à ◀la▶ vertu. Elle est devenue ◀la▶ vertu même, pour ceux qui jugent au nom du « mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire ».
Ces réalistes me diront : vous parlez au nom de ◀la▶ morale, mais K. et ses amis ont bien d’autres problèmes. Au lendemain ◀de▶ ◀la▶ mort ◀de▶ Staline, que pouvaient-ils donc faire, sinon ce qu’ils ont fait ?
— Bien des choses, en somme, et d’abord s’en aller. Si trente ans ◀de▶ pouvoir total sur ◀les▶ esprits, et ◀d’▶entraînement systématique des cadres, n’ont pas formé ◀les▶ trois douzaines ◀de▶ chefs qui permettraient aux rescapés ◀de▶ ◀la▶ vieille équipe ◀d’▶aller vivre en paix sur leurs rentes, dans ◀la▶ datcha du terroriste retraité, c’est que ◀le▶ régime valait encore moins qu’on ne ◀l’▶a cru. Mais ce départ sans gloire n’était pas ◀le▶ seul possible.
Il y a beaucoup de places vides dans ◀les▶ camps sibériens. Quelques années ◀de▶ « rééducation » ne feraient pas ◀de▶ mal à tous ces fonctionnaires dont ◀les▶ réflexes ont été conditionnés pendant trente ans par un paranoïaque. S’offrir pour une Relève des Innocents — ceux qu’ils durent condamner sur ordre, nous disent-ils — ne serait-ce pas un beau geste « dialectique » ? Ne serait-ce pas un moyen, que dis-je, ◀le▶ seul moyen, ◀de▶ sauver cette méthode éminemment marxiste, dont on pourrait croire, autrement, qu’elle ne sert qu’à tromper ◀les▶ peuples, à nier ◀les▶ évidences, à fuir ◀les▶ châtiments, et à mettre ◀les▶ crimes dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire, pour ◀les▶ rendre acceptables aux mandarins français ? Idée chrétienne, diront mes réalistes avec mépris. Mais idée russe aussi : Tolstoï, Dostoïevski (qu’on republie précisément en URSS) ◀l’▶auraient sans doute comprise et approuvée plus facilement que ◀le▶ Doyen ◀de▶ Cantorbéry.
« ◀Le▶ crime seul doit placer ◀l’▶être qui ◀l’▶a commis hors de ◀la▶ considération sociale, et ◀le▶ châtiment doit ◀l’▶y réintégrer. » (Simone Weil.) Voilà qui eût justifié, en théorie du moins, ◀les▶ fameux camps ◀de▶ rééducation. Mais K. et ses collègues, en se refusant en corps au châtiment prévu par leur propre régime pour ◀les▶ fauteurs ◀de▶ « crimes sociaux » et leurs complices, et ◀les▶ familles et ◀les▶ amis ◀de▶ ces complices, ruinent à jamais, par un exemple décisif, ◀la▶ seule excuse des camps qu’ils ont peuplés.
Oui, c’est bien ◀de▶ morale qu’il faut ici parler, ◀de▶ morale politique et sociale, on ◀l’▶entend, ◀la▶ seule qui non seulement nous donne ◀le▶ droit ◀de▶ juger, mais nous en fasse un impérieux devoir civique. ◀Le▶ procédé ◀de▶ K., s’il demeure impuni devant ◀le▶ tribunal ◀de▶ ◀l’▶opinion mondiale — seul existant, hélas ! au-dessus des despotes — est ◀de▶ ceux qui dégradent non seulement un régime et ◀les▶ idéaux qu’il proclame, mais toutes ◀les▶ relations humaines dans une époque. Cet exemple donné ◀de▶ très haut, par des médiocres tout-puissants bafouant avec succès, sans nulle opposition, ◀l’▶honneur et ◀le▶ sens ◀le▶ plus commun ◀de▶ ◀la▶ justice, sous ◀l’▶œil intéressé des masses du monde entier, — pour qui sonne-t-il ◀le▶ glas ? Pour ◀le▶ seul « stalinisme » ? Non, pour tout ce qui permet ◀de▶ ◀le▶ condamner.
Qui a tué Staline ?
Tout cela tendrait-il à prouver qu’il n’y a pas eu « déstalinisation » ? Nullement. Je cherche à voir un ensemble ◀de▶ faits que ◀le▶ mot ne suffit pas à caractériser ; et à mettre en lumière ce qu’il tend à cacher. Il est clair que Staline est renié. Mais il est non moins clair que ◀les▶ méthodes et ◀les▶ procédés communistes — baptisés « staliniens » quand ils deviennent gênants — qui furent en vigueur sous son règne, ne se voient dénoncés que des lèvres, et à seule fin ◀d’▶exonérer ◀le▶ groupe qui entend bien rester libre ◀de▶ ◀les▶ appliquer.
Quant au sens général du phénomène, j’ai dit qu’il est encore conjectural. On ignore, on effet, son vrai point ◀de▶ départ. K. s’est tu sur ◀la▶ mort ◀de▶ Staline. Or, selon qu’il s’agit ◀d’▶un meurtre concerté, ou ◀d’▶une disparition providentielle, obéissant aux desseins insondables du fameux mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire (seul ◀le▶ Politburo ◀les▶ a sondés), ◀les▶ perspectives se modifient radicalement ; et ◀l’▶on jugera que ◀le▶ « stalinisme » peut encore se porter aussi bien que ceux qui ont liquidé Staline ; ou qu’au contraire, ◀le▶ dépassement du « stalinisme » s’est bien réellement opéré par ◀les▶ soins du mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, entraînant au moment voulu ◀la▶ mort naturelle ◀d’▶un Staline qui se trouvait avoir fait son temps.
La seconde hypothèse est celle ◀d’▶Isaac Deutscher, reprise et approuvée presque dans ◀les▶ mêmes termes par Jean-Paul Sartre dans ◀Les▶ Temps modernes 48. ◀La▶ voici condensée par Sartre en quelques lignes ◀d’▶une clarté limpide, mais trompeuse :
« Ceux qui gouvernent en URSS, je reconnais qu’ils ont eu des postes et des charges du vivant de Staline ; mais faut-il en conclure que ce sont ◀d’▶enragés staliniens qui se léninisent sous ◀la▶ menace ? ◀La▶ vérité, c’est que ◀le▶ stalinisme s’est supprimé lui-même en créant, par ◀l’▶industrialisation ◀de▶ ◀l’▶URSS et par ◀l’▶élévation continue du niveau matériel et culturel des Soviétiques, ◀les▶ conditions ◀d’▶une politique nouvelle. ◀Les▶ dirigeants actuels sont ◀les▶ hommes ◀de▶ cette politique : ils ◀la▶ font, et ils sont faits par elle. »
Notons d’abord que Sartre « reconnaît » que K. et les siens eurent « des postes et des charges du vivant de Staline ». (Il serait difficile ◀de▶ ◀le▶ nier.) Ils étaient donc ◀les▶ hommes du stalinisme. Celui-ci s’étant « supprimé lui-même », on pourrait se demander ce qu’ils font encore là. Passons sur cette métamorphose — ◀la▶ dialectique en a fait d’autres — et posons une question plus gênante : ◀le▶ stalinisme est-il un système différent — si peu que ce soit — du bolchévisme en général ? Il ◀le▶ faut bien, puisque, selon Sartre, il aurait pu « se supprimer lui-même » sans entraîner, que ◀l’▶on sache, ◀la▶ fin du communisme. Reste alors à ◀le▶ définir. S’il était, par exemple, ◀la▶ réponse « historique » du marxisme ou du communisme à ◀l’▶état arriéré ◀de▶ ◀l’▶industrie russe jusque vers 1953 — comme on ◀le▶ déduit du texte précité — n’était-il pas anachronique pour ◀l’▶Occident ? Pourtant, ◀le▶ PC ◀de▶ France se disait stalinien, et Sartre ◀l’▶approuvait en général (« Ses positions, dans ◀l’▶ensemble, ont été justes »). Il approuvait donc, pour ◀la▶ France, et sous ◀le▶ même nom ◀de▶ stalinisme, autre chose que ce qu’il dit que ◀le▶ système était « nécessairement », ou « historiquement », pour ◀l’▶URSS ? D’autre part, il faut croire qu’en URSS même ◀le▶ stalinisme contenait autre chose que ce que Sartre et ◀l’▶Histoire en pouvaient approuver, puisqu’il est aujourd’hui condamné — et non pas simplement dépassé — par ceux-là mêmes en qui Sartre veut voir ◀les▶ meneurs du mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire qui ◀les▶ mène. (« … ils ◀la▶ font, et ils sont faits par elle. ») Quelle était donc cette autre chose qui est condamnée, et que Sartre n’approuvait pas ? ◀L’▶action personnelle ◀de▶ Staline, en tant que distincte du stalinisme nécessaire ? Ne serait-il pas plus simple ◀de▶ ◀le▶ dire ? Non, car tout se compliquerait aussitôt. Si Staline et ◀le▶ stalinisme n’étaient pas une seule et même chose, l’un pouvait donc survivre à l’autre ? Or ils sont morts, si j’en crois Sartre, au même instant, par une extraordinaire coïncidence (◀la▶ déstalinisation ayant commencé, déclare-t-il, « par une progression savante… dès ◀la▶ mort ◀de▶ Staline »). Il est hors de question que Staline se soit « supprimé lui-même ». A-t-il donc été tué par ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire ? Ah ! qu’il est encombrant, ce cadavre ! Et comme ◀l’▶existence vient se moquer des systèmes et ◀de▶ leur dialectique ! Si ◀l’▶on déduit du « stalinisme » selon Sartre, d’une part ce qu’il en approuvait en dehors de ◀l’▶URSS et ◀de▶ ses conditions, d’autre part ce que K. et les siens viennent ◀d’▶en condamner en URSS même, on voit mal ce qu’il peut en rester qui ait pu se livrer à ◀l’▶autosuppression, sinon précisément ce qui dure encore : ◀la▶ dictature, ◀le▶ personnel stalinien, ◀le▶ mythe ◀de▶ ◀l’▶infaillibilité historique du PC, etc.
Soyons sérieux : ◀la▶ seule vérité bien certaine, c’est que Staline est mort et que, trois ans plus tard, ses successeurs ont jugé nécessaire ◀de▶ dénoncer ses crimes, mais non son héritage. Tout ◀le▶ reste est conjectures, affirmations sans preuves, alibis transparents, wishful thinking, ou construction ◀d’▶experts à ◀la▶ Deutscher.
Rien ne prouve que ◀le▶ stalinisme ait jamais existé comme système défini, en dehors de ◀l’▶action ◀de▶ Staline ; rien ne prouve que ◀l’▶action ◀de▶ Staline ait été une phase « nécessaire » (voulue par ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire) du bolchévisme ; rien ne prouve donc que ◀l’▶élimination ◀de▶ Staline par ses favoris inaugure une période nécessairement nouvelle du communisme soviétique et mondial.
Au total, je ne pense pas que ◀le▶ phénomène relève ◀d’▶une dialectique justifiante ◀de▶ ◀l’▶Histoire (ainsi que ◀le▶ veulent Deutscher et Sartre), dialectique dont ◀la▶ « nécessité » aurait ◀le▶ grand avantage ◀de▶ rendre vain toute espèce ◀de▶ jugement moral, actuel ou rétroactif, et ◀de▶ ridiculiser ◀d’▶avance toute demande ◀de▶ comptes s’adressant non seulement aux acteurs du drame (qui s’en moquent), mais encore aux intellectuels qui ont approuvé lesdits acteurs quand ils faisaient ◀le▶ jeu ◀de▶ Staline, et ◀les▶ approuvent encore quand ils disent ne plus ◀le▶ faire.
Je pense, au contraire, que Staline a été brutalement liquidé par ◀l’▶action beaucoup moins calculée que panique ◀d’▶un groupe ◀d’▶hommes dont ◀la▶ vie se trouvait menacée ; que ce groupe ◀d’▶hommes noircit ◀la▶ mémoire ◀de▶ son chef à seule fin ◀de▶ se blanchir lui-même ; que K. ne récuse d’ailleurs que certains des « excès » clairement démentiels ◀de▶ Staline, aucune ◀de▶ ses méthodes fondamentales, lesquelles étaient et restent celles ◀de▶ ◀la▶ dictature ; que ◀le▶ « stalinisme », si on en défalque Staline, n’était rien ◀d’▶autre que ◀le▶ bolchévisme, lequel dure, comme on ◀le▶ voit, sous ◀l’▶administration des hommes que Staline a formés ; et qu’enfin ◀le▶ seul grand changement produit par ◀la▶ mort du despote et son reniement proclamé est un changement psychologique : ◀le▶ rapport ◀de▶ K. ◀le▶ reflète, ◀l’▶accentue et ◀le▶ rend irréversible.
J’examinerai maintenant ◀les▶ conséquences qui peuvent ou doivent découler, dans ◀l’▶immédiat, ◀de▶ cette situation en partie renouvelée, pour ◀les▶ anticommunistes d’abord, puis pour ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶URSS, enfin pour ◀les▶ PC eux-mêmes.
II. ◀Les▶ anticommunistes à ◀l’▶épreuve
Depuis bien des années, ◀l’▶adjectif anticommuniste représente une sorte ◀d’▶injure dans ◀la▶ bouche ◀d’▶une bonne partie ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia occidentale, bien que ◀les▶ communistes y soient très peu et assez mal représentés. « Verser dans ◀l’▶anticommunisme », aux yeux ◀d’▶un Sartre, par exemple, c’est quitter ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ bonne foi. Ce lieu commun, solidement installé dans ◀l’▶esprit ◀de▶ milliers ◀de▶ libéraux par ailleurs attachés à ◀la▶ démocratie, entretient un climat ◀de▶ confusions intellectuelles et morales dont ◀les▶ seuls staliniens ont pu se réjouir. Leur crise présente appelle une mise au point des positions ◀de▶ leurs adversaires aussi bien que ◀de▶ leurs alliés. J’essaierai ◀de▶ ◀la▶ faire dans ◀les▶ termes ◀les▶ plus simples.
Qu’est-ce qu’un anticommuniste militant ? C’est un homme qui s’oppose à toutes ◀les▶ tyrannies quel qu’en soit ◀le▶ prétexte allégué. Cette attitude ◀le▶ rend suspect aux yeux des adversaires ◀de▶ toutes ◀les▶ tyrannies sauf une. S’il est aussi contre celle-là, disent-ils, c’est qu’il est pour ◀les▶ autres, « objectivement » parlant.
Pour peu que ◀l’▶anticommuniste montre une certaine persévérance ou vigilance dans sa critique, il se verra bientôt stigmatisé sous ◀le▶ nom ◀d’▶anticommuniste systématique. C’est mon cas et je m’en explique. Je fus aussi, et au même titre, un antinazi systématique. Communisme et nazisme, en effet, ne sont pas seulement des systèmes, mais des systèmes totalitaires. Il n’y a donc pas, en eux, à prendre et à laisser. (Je prends ◀le▶ Plan, je laisse ◀les▶ camps ; je prends K. et son groupe, je laisse Staline ; je prends ◀les▶ idéaux, je laisse ◀les▶ faits.) Ce que prétendent laisser nos libéraux jobards et nos soi-disant neutralistes, c’est ◀la▶ condition même ◀de▶ ce qu’ils entendent garder : ◀le▶ Plan suppose ◀les▶ camps (◀les▶ esclaves non payés), ◀la▶ direction collégiale (au nom du prolétariat non consulté) suppose ◀la▶ dictature, et K. suppose Staline, qui ◀l’▶a fait. Dans un système totalitaire, par définition tout se tient. Il est parfaitement stupide, ou ◀d’▶une insigne mauvaise foi, ou ◀les▶ deux, ◀de▶ prétendre appliquer à un pareil système des critères sélectifs qui valent à plein pour nos régimes démocratiques, mais sont exclus par ◀le▶ principe actif du communisme soviétique49. À proprement parler, il n’y a pas ◀d’▶excès dans un régime totalitaire, faute de critères ◀d’▶évaluation indépendants ◀de▶ ◀la▶ ligne fixée par ◀le▶ régime lui-même. Et parmi ◀les▶ hommes que j’ai dit libéraux, neutralistes ou progressistes, certains ◀le▶ savaient très bien, puisque, en effet, ils justifiaient toute action ◀de▶ Staline en tant que seul juge de la Ligne et porteur du mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire !
◀D’▶où ◀l’▶on voit qu’un anticommuniste qui se veut « non systématique » n’est finalement qu’un anticommuniste inconséquent ou, pour mieux dire, incohérent. On conçoit qu’il préfère se nommer progressiste.
Ajoutons un dernier trait à ◀la▶ description formelle ◀de▶ ◀l’▶anticommuniste authentique, donc systématique. On lui reproche ◀de▶ « n’être qu’un anti » ; et comme, en fait et en logique, on ne connaît pas ◀d’▶opposition qui n’implique une certaine position, on s’en tire en disant : celui qui est toujours contre, il faut bien qu’il soit payé pour…50
◀L’▶anticommuniste, en revanche, n’est pas tenu ◀de▶ croire que ◀les▶ hommes qui ◀l’▶attaquent sont payés par Moscou, pour si peu. N’étant pas marxiste-léniniste, ◀l’▶anticommuniste systématique estime qu’un homme peut se tromper sans être à cela matériellement déterminé par ◀l’▶argent ◀de▶ ◀la▶ classe ou du parti dont il attaque ◀les▶ adversaires. Je suis certain que Sartre, par exemple, tire honnêtement ses revenus ◀de▶ ◀la▶ classe bourgeoise, qui achète ses livres et applaudit ses pièces bien qu’il n’ait pas cessé ◀de▶ ◀l’▶attaquer, et qu’il n’a nul besoin ◀de▶ ◀l’▶argent du communisme, qu’il défend sans y adhérer.
Mais il est temps ◀d’▶en venir au contenu concret ◀de▶ ◀l’▶attitude anticommuniste. Que disions-nous, en somme, depuis quelque dix ans ? Nous affirmions, en nous fondant sur ◀l’▶examen critique des faits connus ◀de▶ tous :
1. que Staline était un fou cruel et rusé (◀le▶ « Caligula du Kremlin », écrivaient Preuves et ◀le▶ BEIPI), un mégalomane en proie au délire ◀de▶ persécution, comme la plupart des chefs totalitaires ;
2. que ◀la▶ guerre contre Hitler (celle que ◀les▶ communistes qualifiaient au début ◀d’▶« impérialiste », leur pacte avec ◀l’▶Allemagne ayant permis ◀de▶ ◀la▶ déclencher) n’avait pas été gagnée grâce à Staline, au contraire, ni même grâce au marxisme-léninisme ;
3. que Staline glorifié, en gros et en détail, par tous ◀les▶ communistes du monde entier, en tant que responsable du mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, était en réalité un faussaire ◀de▶ ◀l’▶Histoire, qu’il faisait récrire à sa guise ;
4. que ◀la▶ destruction ◀de▶ millions ◀de▶ koulaks par Staline au nom du progrès, était aussi monstrueuse que celle ◀de▶ millions ◀de▶ juifs par Hitler au nom du racisme, et compromettait au surplus un idéal universel, ce que n’avait pas su faire Hitler ;
5. que ◀les▶ procès ◀de▶ Rajk, Kostov, Slanski, etc., menés au nom des mêmes doctrines et par ◀les▶ mêmes procédés délirants que ceux ◀de▶ Boukharine, Zinoviev et consorts, et que celui ◀de▶ Beria et ◀de▶ ses agents, prouvaient que ◀les▶ États communistes étaient gouvernés depuis trente ans soit (s’il fallait en croire Staline) par une majorité ◀de▶ traîtres et ◀d’▶espions au service du capitalisme, soit (comme nous ◀le▶ pensions, et K. ◀le▶ confirme) par une minorité ◀de▶ scélérats, Staline en tête, dont la plupart des créatures sont encore au pouvoir en URSS ;
6. que ◀les▶ camps ◀de▶ travail forcé non seulement existaient bel et bien, mais qu’ils étaient peuplés ◀de▶ millions ◀d’▶innocents, condamnés comme « ennemis du peuple » au nom des intérêts « historiques » du Parti ;
7. que ◀la▶ politique du Kremlin approuvée par tous ◀les▶ PC, loin de servir ◀la▶ paix, détruisait ◀la▶ confiance, provoquait des guerres, dites « locales », empêchait tout désarmement et retardait ainsi ◀le▶ progrès économique ;
8. que ◀le▶ niveau de vie des travailleurs, dans tous ◀les▶ pays communistes, restait très inférieur à ce qu’il était dans ◀les▶ pays capitalistes et socialistes, dont pourtant ◀les▶ régimes ne se justifiaient pas au seul nom ◀de▶ ◀l’▶émancipation prolétarienne ; et que ◀les▶ conflits du travail, réglés chez nous par conventions bilatérales, étaient réglés à ◀l’▶Est par ◀les▶ canons des tanks ;
9. que ◀les▶ intellectuels communistes ◀d’▶Occident, simples valets ◀de▶ plume du PC, calomniaient et louaient sur ordre, stakhanovistes ◀de▶ ◀la▶ servilité ;
10. qu’enfin tout cela résultait normalement ◀de▶ ◀la▶ doctrine marxiste-léniniste, incarnée par Staline pendant trente ans ; ◀la▶ contre-épreuve ◀d’▶un tel jugement étant fournie par ◀les▶ procommunistes eux-mêmes, qui justifiaient tout cela par ◀le▶ Diamat.
Parce que nous disions cela, ◀les▶ communistes nous accusaient ◀de▶ « mépriser ◀l’▶homme », ◀de▶ vouloir ◀l’▶injustice sociale, ◀de▶ servir un impérialisme, ◀de▶ favoriser ◀le▶ fascisme, etc. C’était conforme à leur doctrine et à leur discipline terroriste. Mais il était plus surprenant ◀de▶ voir ◀les▶ simples AAC et PPC (◀les▶ anti-anticommunistes et ◀les▶ pro-parti communiste) nous resservir ◀les▶ mêmes insultes, sous ◀l’▶emballage peu trompeur ◀de▶ formules telles que « faire ◀le▶ jeu ◀de▶… », « servir objectivement ◀les▶ intérêts ◀de▶… », etc. Rien ni personne ne ◀les▶ obligeait, eux, à croire que nos dénonciations du communisme — stalinien durant toute cette période — étaient ◀de▶ « mauvaise foi », inventées, mensongères, calculées pour provoquer ◀la▶ guerre, payées par ◀les▶ Américains, etc. ; ni à ◀l’▶écrire, s’ils ne ◀le▶ croyaient pas.
Que se passe-t-il aujourd’hui ? Quel est ◀le▶ « profond changement » introduit dans ◀la▶ situation par ◀le▶ rapport K. et ses suites ?
Sur ◀les▶ points 1 à 8 ◀de▶ ma liste ◀d’▶exemples, K. et les siens, pour ◀l’▶essentiel, donnent raison aux anticommunistes. Sur ◀le▶ point 9, voir ◀les▶ révélations précises, ou confessions, ◀de▶ Pierre Hervé. Non seulement toutes ces choses ne sont plus niées (◀les▶ camps, ◀la▶ folie ◀de▶ Staline, son incapacité militaire, sa politique « erronée », ses falsifications ◀de▶ ◀l’▶Histoire, ◀l’▶extorsion des aveux par ◀la▶ torture, ◀les▶ génocides en URSS, ◀le▶ niveau de vie inférieur des ouvriers russes, et ◀la▶ servilité des écrivains staliniens), mais encore toutes ces choses sont dénoncées par ◀les▶ chefs mêmes du communisme, comme autant ◀de▶ scandales ou ◀de▶ trahisons, en sorte que toutes ◀les▶ justifications qu’en donnaient nos intellectuels, acrobates ◀de▶ ◀la▶ dialectique, se trouvent balayées d’un seul coup, ridiculisées sans espoir, et ramenées à ce que nous disions qu’elles étaient en réalité : ◀de▶ pures et simples mystifications, au sens marxiste ◀de▶ ◀l’▶expression.
Quant au point 10, qui résume tout, sa vérité résulte des points qui ◀le▶ précèdent, et sa confirmation héroïque et sanglante s’inscrit dans ◀les▶ émeutes ouvrières et dans ◀la▶ Résistance intellectuelle ◀de▶ ◀l’▶Est.
Que vont dire, dans ces conditions, nos AAC ? Et que vont faire nos PPC ? Proclamer que nous avions raison ? S’excuser ◀de▶ leurs calomnies ? Se frapper ◀la▶ poitrine ? Avaler leur stylo ?
Rien ◀de▶ tout cela, jusqu’ici. Mais deux arguments misérables, au hasard ◀d’▶une panique croissante.
Premier argument : Puisque tout ce que vous condamniez a été « supprimé » avec ◀le▶ stalinisme, vous n’avez plus ◀de▶ raisons ◀de▶ vous méfier ◀de▶ ◀l’▶URSS.
Réponse : Tout n’est pas condamné, loin de là, et ce n’est point par hasard que ces « crimes » furent commis : ils étaient ◀la▶ praxis ◀d’▶un système cohérent, comme ◀le▶ délire paranoïaque sait ◀l’▶être. Rien ne prouve que ◀les▶ motifs justifiant toutes ces choses dans ◀l’▶esprit des chefs russes et le vôtre aient changé. Répéter contre Staline et Beria ce qu’ils disaient contre Trotski, Kamenev ou Toukhatchevski, dans ◀les▶ mêmes termes, avec ◀les▶ mêmes sanctions, n’est pas sortir du stalinisme. Dénoncer ◀la▶ dictature ◀d’▶un seul homme, au nom de ◀la▶ dictature ◀d’▶un seul collège, n’est pas renier ◀la▶ dictature. Mitrailler dans ◀les▶ rues ◀de▶ Poznań ◀les▶ ouvriers qui souffrent ◀de▶ cette dictature, bien qu’elle soit en principe ◀la▶ leur, n’est pas revenir à ◀la▶ démocratie, même si ◀l’▶on tire au nom du bien ◀de▶ ceux qu’on tue. Et, pour tout dire, recevoir ◀l’▶ordre ◀d’▶être libre, ◀de▶ telle manière prescrite et limitée, n’est pas encore se libérer en obéissant. Cela peut être aussi bien asservir davantage. Je reviendrai tout à ◀l’▶heure sur ce point : c’est ◀le▶ nœud des sophismes ◀de▶ K.
Second argument : « ◀La▶ métamorphose qui porte ◀les▶ maîtres du Kremlin… à ◀l’▶avant-garde ◀de▶ ◀l’▶antistalinisme soumet ◀les▶ idéologues ◀de▶ ce que nous pourrions appeler ◀l’▶anticommunisme vulgaire à une épreuve bien dure. » En effet, elle supprime « ◀la▶ base ◀de▶ leurs convictions et souvent aussi ◀de▶ leurs revenus »51.
Réponse : En ma qualité ◀d’▶anticommuniste beaucoup moins distingué, sans doute, que M. Fejtö, et beaucoup moins subtil que ses amis ◀d’▶Esprit, donc carrément « vulgaire », j’essaie ◀de▶ mesurer mon « épreuve bien dure ». Est-il vrai que ◀l’▶antistalinisme tardivement proclamé par K. détruise ◀la▶ base ◀de▶ mes convictions ? J’ai cru voir, au contraire, qu’il ◀la▶ consolidait, en lui apportant une éclatante infirmation. Est-il vrai que ◀le▶ rapport ◀de▶ K. me rejette à ◀la▶ condition ◀d’▶intellectuel en chômage ? Au pire, j’aurais encore ma conscience pour moi… Mais, à supposer qu’il soit vrai que ◀l’▶existence du stalinisme soit ◀la▶ condition ◀de▶ mes revenus, j’ai dit plus haut ◀les▶ bonnes et solides raisons que j’aurais, dans ce cas, ◀de▶ rester optimiste.
M. Fejtö me dira qu’il ne me visait pas, qu’il s’étonne même que je me sois cru visé. On lui demandera des précisions, des noms. Visait-il donc Koestler, ou Souvarine, ou Silone, Spender, ou Milosz, ou Aron ? Non, bien sûr, vous n’y pensez pas. ◀Les▶ anticommunistes vulgaires seraient-ils donc ceux qui n’ont pas ◀de▶ nom ? Il faut pourtant bien qu’ils existent : où serait, sans eux, ◀la▶ bonne conscience des anticommunistes « distingués » ?
Je croyais, naïvement, que ◀le▶ rapport K. devait, en somme, et en quelque manière, gêner plutôt ◀les▶ staliniens et leurs alliés, AAC, PPC et consorts. Que sont-ils, en effet, et quelle tête peuvent-ils faire, au lendemain du XXe congrès, s’ils sont honnêtes ?
Ils invoquaient ◀le▶ bien ◀de▶ ◀la▶ classe ouvrière. C’est au nom de cette cause unique qu’ils justifiaient ◀l’▶URSS à tout coup. Justification erronée : ◀les▶ moyens employés par Staline, qui fut pendant tout ◀le▶ temps ◀de▶ notre débat ◀l’▶incarnation incontestée du communisme, n’étaient pas ceux ◀de▶ ◀la▶ fin que Staline alléguait, ni dans ◀le▶ fait (comme nous ◀le▶ disions alors) ni même dans ◀l’▶intention (comme K. ◀l’▶affirme) ; ils étaient ◀les▶ moyens généraux ◀de▶ tout système totalitaire, ou ◀les▶ moyens particuliers ◀d’▶un impérialisme national conduit par un paranoïaque.
Ils croyaient servir ◀la▶ justice et approuvaient régulièrement toute injustice, pour peu qu’elle fût commise au nom de ◀l’▶URSS. Ils croyaient servir « ◀le▶ libre développement ◀de▶ tous » et justifiaient ◀les▶ camps ◀de▶ travail forcé, ou niaient leur existence, ou ◀les▶ deux, cela s’est vu.
Leurs mandarins disaient : « Taisons-nous sur ◀les▶ camps : nous ferions ◀le▶ jeu ◀de▶ ◀l’▶Amérique capitaliste. » C’était faire simplement ◀le▶ jeu des camps. C’était faire ◀le▶ jeu ◀de▶ Staline, fauteur et pourvoyeur des camps. (Mais il n’y avait pas ◀de▶ camps !, criait Würmser. Si maintenant ◀le▶ Kremlin annonce qu’il ◀les▶ supprime, nous avions donc doublement tort : ◀de▶ ◀les▶ dire bien réels, puisqu’on va ◀les▶ vider, et ◀de▶ ◀les▶ dire mauvais, puisqu’ils étaient en URSS…)
Lorsqu’eut lieu ◀le▶ procès ◀de▶ Rajk, nous ne disions pas que cet homme était un innocent : il avait ◀les▶ mains rouges ◀d’▶un agent ◀de▶ ◀la▶ Terreur. Mais nous disions que ◀les▶ chefs ◀d’▶accusation produits par ◀la▶ « justice » au nom du « peuple » hongrois étaient proprement scandaleux, et visiblement fabriqués. Benda déclarait, au contraire : « ◀Le▶ malheur pour cette thèse est que ◀les▶ faits relevés contre ◀les▶ inculpés sont établis, bien autrement que par leurs aveux, par ◀les▶ témoignages ◀les▶ plus formels52. » Et Courtade, témoin du procès, osait écrire : « On cherche en vain sur ce visage une trace ◀d’▶humanité53. » Rajk étant réhabilité par ◀les▶ porteurs actuels du « mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire », on aurait tort ◀d’▶attendre aucun mea culpa des superstitieux ◀de▶ ce culte. Leur discipline exclut toute distinction morale entre ◀la▶ vérité et ◀le▶ mensonge. ◀La▶ bonne foi, c’est ◀la▶ foi du Parti. ◀La▶ mauvaise foi consiste à lui désobéir en vertu de convictions « abstraites » ou personnelles. Courtade était donc ◀de▶ bonne foi en ne trouvant pas une trace ◀d’▶humanité sur ◀le▶ visage ◀de▶ Rajk vivant. Il est encore et toujours ◀de▶ bonne foi en retrouvant cette trace sur ◀le▶ cadavre du même Rajk réhabilité. N’a-t-il pas obéi dans ◀les▶ deux cas ? ◀De▶ quoi donc devrait-il s’excuser ?
Nos censeurs ◀de▶ ◀l’▶anticommunisme n’ont pas tous atteint ce degré ◀de▶ pureté révolutionnaire. Demeurés à mi-chemin entre ◀l’▶idée ◀de▶ bonne foi telle qu’un Sartre pouvait jadis ◀la▶ définir, et ◀la▶ discipline du PC, on conçoit ◀le▶ malaise qu’ils endurent. Il serait puéril et vain, malgré tant ◀d’▶apparences, ◀de▶ leur dire aujourd’hui : « Reconnaissez vos torts. » Ils vivaient sur des mythes verbaux et littéraires ◀d’▶une indéniable consistance psychologique. Ça ne se guérit pas en un jour. Tous leurs mots, groupes ◀de▶ mots, et tabous : révolution, contre-révolution, capitalisme, réaction, gauche et droite, stalinisme et fascisme, dictature, liberté formelle, mauvaise foi, volonté des masses, mouvement ◀de▶ ◀l’▶histoire, etc., se tenaient entre eux dans leur mythologie, mais ne collaient plus à rien ◀de▶ réel et ◀de▶ vérifiable : « névrose constituée » du langage. Ils jugeaient honnêtement, sincèrement, je n’en doute pas, sur ◀la▶ foi ◀d’▶un système ◀d’▶étiquettes proposé par ◀les▶ communistes. ◀La▶ dialectique servait à corriger ◀le▶ contraste entre ◀les▶ étiquettes « ◀de▶ gauche » et ◀les▶ contenus. Elle commandait ainsi ◀de▶ se taire sur ◀les▶ camps, ou ◀de▶ ◀les▶ mettre au crédit ◀de▶ ◀la▶ « vraie » démocratie ; ◀de▶ qualifier ◀de▶ « fasciste » ◀le▶ goût ◀de▶ ◀la▶ liberté quand il dressait contre ◀la▶ dictature ◀les▶ ouvriers ◀de▶ Berlin-Est ou ◀de▶ Poznań ; ◀d’▶approuver ◀le▶ nationalisme comme « complément » ◀de▶ ◀l’▶internationalisme ; ◀de▶ voir dans Jaspers un nazi, dans Staline un penseur, et dans Stil quelque chose ; enfin ◀de▶ situer « à gauche » ◀le▶ despotisme russe, « à droite » ◀l’▶esprit critique, ◀le▶ doute, ◀la▶ liberté, et ◀de▶ ne tenir pour vrai que ce qui était dit « ◀de▶ gauche » ; bref, dans tous ces exemples choisis à ◀la▶ volée, ◀de▶ vider ◀le▶ sens des mots ou ◀de▶ leur faire dire chaque fois ◀le▶ contraire ◀de▶ ce qui est, donc ◀de▶ mentir.
On se tromperait en croyant que j’instruis un procès : il s’agit simplement ◀de▶ poser un diagnostic. ◀L’▶indignation morale reste sans prise sur des troubles ◀de▶ cette nature. Et, plutôt que ◀de▶ leur retourner tant ◀d’▶insultes outrées dont on voit ◀la▶ fonction sans doute nécessaire dans leur cas, cherchons à comprendre pourquoi leur constante « mauvaise foi » ne mérite cependant pas ◀le▶ terme ◀de▶ « salauds » qu’ils prodiguent. On sentira bientôt que ◀l’▶erreur qu’ils commettent, dans laquelle ils vivent, qu’ils existent, n’est pas ◀de▶ celles dont on peut se tirer par un raisonnement plus correct, ni par un supplément ◀d’▶information ; et qu’elle exclut tout geste ◀de▶ fair-play à ◀l’▶adresse ◀d’▶adversaires intellectuels. Il s’agit ◀d’▶une « erreur » si longuement constituée, cohérente et conditionnée, que seul un acte comparable à ◀la▶ conversion religieuse, seule une révolution — mais personnelle, intime — suffirait à ◀les▶ en libérer.
III. « Soyez libres ! »
En dissolvant ◀le▶ Kominform, au mois ◀d’▶avril dernier, ◀l’▶URSS entendait manifester sa volonté ◀d’▶accorder leur autonomie aux partis communistes ◀de▶ ◀l’▶Ouest. Ces derniers n’en demandaient pas tant. ◀L’▶ordre ◀de▶ Moscou : « Soyez libres ! », ◀les▶ a jetés dans un désarroi que ◀le▶ rapport ◀de▶ K. porte à son comble. « ◀L’▶émotion légitime » qu’ils évoquent à ce propos n’est qu’un bien pâle reflet ◀de▶ ◀la▶ difficulté où ◀les▶ met ◀l’▶injonction du nouvel anti-pape.
Porter au crédit ◀de▶ ◀la▶ tyrannie soviétique un règlement ◀de▶ comptes entre ◀le▶ tyran défunt et ses successeurs ; attribuer du jour au lendemain tout ◀le▶ mal qui s’est fait sous Staline à un « culte ◀de▶ ◀l’▶homme » qu’on se bornait à nier, mais qu’il faut à présent renier54 ; déclarer du jour au lendemain que ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire oblige à changer ◀le▶ signe ◀d’▶un acte sur deux du Despote, par suite à justifier Tito, mais non Trotski, Rajk et Kostov, mais pas encore Slansky, cela fait partie des exercices courants ◀d’▶assouplissement ◀de▶ ◀l’▶échine, on en a vu bien d’autres. Plus ennuyeux, déjà, ce procédé ◀de▶ K. invoquant ◀la▶ terreur qui régnait au Kremlin — mais non pas à Paris ni à Rome, que ◀l’▶on sache — pour s’excuser ◀de▶ n’avoir vraiment pas pu crier au fou du vivant de Staline… Ainsi K. bat sa coulpe sur ◀les▶ joues ◀de▶ Thorez, ◀de▶ Duclos et ◀de▶ Togliatti. ◀Le▶ bon vieux drill fait place à ◀la▶ brimade directe, mais on laisse aux victimes ◀le▶ droit ◀de▶ se plaindre un peu, c’est nouveau, c’est ◀la▶ mode à Moscou… (Togliatti a saisi ◀l’▶occasion, mais Thorez est encore perplexe.) Où ◀les▶ choses se gâtent pour ◀de▶ bon, c’est quand on reçoit, en plus, ◀l’▶ordre ◀d’▶être autonome ! car tout change aussitôt, du seul fait que ◀la▶ question n’est plus simplement ◀d’▶obéir, mais ◀de▶ savoir comment obéir !
Logiquement, ◀le▶ problème est insoluble. Soit qu’on accepte ◀l’▶ordre ou qu’on ◀le▶ refuse, on ne peut pas devenir libre au commandement.
Supposez que ◀l’▶on obéisse. On s’efforce anxieusement ◀de▶ se montrer libre. Mais c’est perdu ◀d’▶avance : ◀la▶ liberté que ◀l’▶on feint n’est qu’une minable comédie, illustrant ◀d’▶une manière touchante ou hypocrite ◀l’▶ardeur qu’on met à plaire au Maître indiscuté.
Supposez que ◀l’▶on refuse ◀d’▶obéir. On ne se libère pas pour autant. On affirme, en effet, un besoin ◀d’▶esclavage qui transcende ◀l’▶obéissance technique, et ne peut récuser qu’un seul ordre : celui ◀de▶ ne plus obéir.
◀Le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, espiègle pour une fois, veut que nos deux grands PC soient contraints ◀d’▶illustrer chacun l’une ◀de▶ ces deux hypothèses. Togliatti décide ◀d’▶obéir et, pour bien nous montrer qu’il a compris ◀les▶ ordres, risque une critique prudente ◀d’▶un argument ◀de▶ K. (Ce dernier s’en déclare enchanté : « J’étais sûr ◀de▶ mon vieux Togliatti »)55. Mais Thorez, Fils du Peuple, s’accroche au Père des peuples : il n’a pas liquidé ses complexes. Sa « rare capacité ◀d’▶adaptation », pourtant louée par Sartre, soudain semble en défaut. Certes, son refus tacite ◀de▶ « déstaliniser » peut prendre aux yeux de certains un air ◀d’▶indépendance : ne serait-ce pas ◀le▶ seul moyen « concret » ◀d’▶obtempérer à ◀l’▶ordre humoristique des joyeux Butors du Kremlin : « Désormais, chaque PC volera ◀de▶ nos propres ailes » ? Non, car ◀l’▶ordre voulait qu’on se déclare autonome en reniant ◀le▶ nom ◀de▶ Staline, mais qu’on se montre obéissant, ◀d’▶une manière spontanée, aux plans remodelés ◀de▶ Moscou.
On ne sort pas ◀d’▶un tel embarras. ◀Le▶ décrire n’est déjà pas facile… Mais une fable simplette va nous y aider peut-être.
Soit un chef absolu qui ordonne à ses sujets ◀de▶ se peindre ◀le▶ visage en rouge. Cela dure des années, sans problèmes : on se borne à liquider ceux qui refusent ◀de▶ se peindre. Mais voici que ◀le▶ même chef, un beau jour, s’avise ◀de▶ déclarer aux mêmes sujets : « À partir de demain, je ◀l’▶ordonne, soyez libres ! Peignez-vous comme il vous plaira et cessez ◀d’▶obéir comme des brutes ! » Aussitôt ◀la▶ panique se répand dans ◀les▶ cœurs. ◀L’▶opinion publique, engourdie, hésite à trahir son réveil, dans sa crainte ◀d’▶un nouveau coup ◀de▶ matraque. Chacun donc, sans trop réfléchir, essaie comme il peut ◀de▶ s’en tirer. La plupart se peignent en vert, mais plusieurs en violet ou en rose. Quelques-uns restent rouges, et ◀l’▶on peut se demander s’ils n’ont rien trouvé ◀de▶ mieux, ou s’ils tentent ◀de▶ prévenir ◀les▶ vœux secrets du chef qui ◀les▶ met à ◀l’▶épreuve. Cependant, deux ou trois se débarbouillent ◀la▶ figure et décident ◀de▶ quitter ◀le▶ pays.
◀La▶ question qui se pose est celle-ci : ◀les▶ sujets n’ont-ils fait qu’obéir une fois de plus — ou sont-ils enfin devenus libres ?
Réponse : Il faut se laver, si ◀l’▶on veut être libre. Refuser toute espèce ◀de▶ couleur. Telle est ◀la▶ seule révolution qui compte, ◀la▶ seule qui ne conduise pas, inévitablement, à plus ◀de▶ tyrannie qu’avant. Comprenez qu’il n’est pas ◀d’▶autre voie, et que vous ne serez jamais libres à moindre prix.
D’autres difficultés créées ou révélées dans ◀l’▶univers du communisme soviétique et mondial par ◀la▶ Turbulence que ◀l’▶on sait seront ici brièvement indiquées : elles présentent ◀le▶ même caractère ◀de▶ sophisme concret, sans issue, conduisant à ◀l’▶idée ◀de▶ rupture nécessaire.
Comment dire ◀la▶ vérité dans ◀le▶ monde communiste ? — ◀Le▶ problème est nettement posé par ◀le▶ rapport K. et ses suites. Jusqu’à ◀la▶ veille du rapport, en effet, dire que Staline était ◀le▶ génial Père des peuples était « vrai » au nom de ◀l’▶Histoire, s’exprimant par ◀la▶ bouche du Parti. Mais dire que ◀le▶ despote était fou, en se fondant sur ◀l’▶observation, c’était « faux » parce que cela desservait ◀le▶ Parti. K. nous dit aujourd’hui que ◀le▶ despote était fou. Il dit vrai (selon ◀l’▶observation), mais au nom de ce qui sert ◀le▶ Parti. Que ◀la▶ « vérité du Kremlin », adoptée par tous ◀les▶ PC, coïncide actuellement avec ◀le▶ vrai tout court, voilà qui est loin de prouver que K. et ◀les▶ PC aient rejoint ◀le▶ parti ◀de▶ ◀la▶ vérité. Cela prouve au contraire qu’ils persistent dans leur erreur fondamentale, qui est ◀de▶ croire que ◀la▶ vérité doit être dictée, non cherchée, et dépend ◀de▶ ◀l’▶intérêt du Parti, non ◀de▶ ◀l’▶examen libre des faits. Cette vérité qu’ils disent maintenant par ordre, et que nous disions par conviction, c’est ◀la▶ même et ce n’est pas ◀la▶ même. Ils ◀la▶ disent comme ils ◀la▶ niaient : parce qu’ils croient que cela sert leurs intérêts. Ils réussissent ce tour ◀de▶ force « dialectique » ◀de▶ mentir en disant ◀le▶ vrai, ou ◀de▶ dire ◀le▶ vrai comme on ment, avec ◀le▶ même accent et pour ◀les▶ mêmes motifs. Que dis-je ! ◀les▶ Thorez, ◀les▶ Duclos, rédigeant leurs résolutions, ils m’ont l’air encore plus menteurs en critiquant Staline par ordre, qu’en ◀le▶ traitant ◀de▶ génial bienfaiteur des prolétaires du monde entier.
On dira que cette morale formelle n’a pas ◀d’▶importance politique. Il est vrai, mais nous sommes dans une ère scientifique. Ou, plus exactement, technique. ◀Le▶ mensonge y devient erreur, et ◀l’▶erreur y est frappée ◀de▶ sanctions immédiates, qui ne sont point morales, mais physiques. On ne fait pas ◀de▶ découvertes à coups ◀de▶ mensonges, mais à force de calculs exacts et ◀de▶ vérifications critiques. (◀La▶ dialectique marxiste, en sciences, n’a produit que des pannes, et Lyssenko). Un monde tel qu’on ne peut plus y dire ◀la▶ vérité, n’est pas seulement répréhensible et rétrograde, mais inapte à durer dans notre âge.
◀L’▶infaillibilité du Parti ◀de▶ Lénine. — Elle résultait ◀de▶ ◀la▶ triple identification des chefs soviétiques avec ◀le▶ Parti, du Parti avec ◀le▶ Prolétariat, et ◀de▶ celui-ci avec ◀le▶ mouvement ◀de▶ ◀l’▶Histoire, qui, par définition, ne peut se tromper, puisque c’est lui qui détermine ◀la▶ « vérité ». ◀Le▶ rapport K. remet tout en question. En effet, regretter, comme ◀le▶ font nos PC, que ◀la▶ presse bourgeoise ait seule publié ◀le▶ Rapport, c’est dire, en d’autres termes : ◀le▶ Parti ◀de▶ Lénine (dont on souligne encore « ◀l’▶autorité dans ◀le▶ mouvement ouvrier international ») a toujours et nécessairement raison, qu’il soit incarné par Staline comme hier, ou par K. et son groupe comme aujourd’hui, sauf qu’on reconnaît « spontanément » qu’à partir ◀d’▶aujourd’hui Staline se trompait hier, en même temps qu’on suggère que K. peut se tromper. Entre ◀les▶ deux, où se place ◀l’▶infaillibilité ? Qui, désormais, en sera ◀le▶ vrai porteur ? Faudra-t-il dissocier ◀les▶ chefs et ◀le▶ Parti, sacrifier les premiers pour garder pur le second ? Ou dissocier ◀le▶ Parti et ◀le▶ Prolétariat ? (On recule encore devant le troisième blasphème…). Car ◀l’▶erreur a bien dû se glisser quelque part ; elle est là et on ◀l’▶a reconnue ; et pourtant, il s’agit ◀de▶ limiter ◀les▶ dégâts… Mais que devient alors ◀la▶ fameuse cohérence léniniste et monolithique ◀de▶ tous ◀les▶ échelons du système ? K., hier encore, ◀la▶ proclamait vitale. Insoluble problème, et ◀les▶ risques sont graves. Car ou bien tout se défait ; ou ◀les▶ « crimes ◀de▶ Staline » apparaissent comme ◀le▶ fait du système tout entier.
Une analyse marxiste des crimes ◀de▶ Staline est-elle possible ? — Répudier, comme ◀le▶ font nos PC, ◀les▶ « actes ◀d’▶arbitraire reprochés à Staline », ce n’est pas encore expliquer ni pourquoi ni comment il a pu ◀les▶ commettre. K. déclare que ◀le▶ despote agissait à l’encontre des intérêts prolétariens. Mais il omet ◀de▶ nous dire au nom de quelle classe (ou ◀de▶ quelle puissance en tenant lieu) cette trahison aurait été commise. Omission stupéfiante de la part d’un marxiste pour qui toute déviation, opposition ou trahison, ne saurait être motivée que par ◀les▶ intérêts ◀d’▶une classe bien définie. Ce n’est pourtant pas ◀l’▶individu, on ◀le▶ sait, qui fait ◀l’▶Histoire. En voici un, pourtant, qui ◀l’▶a mal faite. C’est donc qu’il faisait ◀le▶ jeu ◀d’▶une force bien réelle, comme par exemple ◀la▶ nouvelle classe des bureaucrates ? Mais K. et ses amis sont aujourd’hui ses chefs. Au surplus, chacun sait que ◀les▶ classes ont été abolies en URSS.
Lorsque ◀le▶ PC français réclame imprudemment « une analyse marxiste approfondie » ◀de▶ ces faits, prévoit-il ◀l’▶éventualité ◀d’▶une démonstration par ◀l’▶absurde ? Car une telle analyse, si elle reste orthodoxe, devrait montrer soit que Staline n’a jamais rien fait par lui-même — ce qui aurait pour effet ◀de▶ ◀le▶ réhabiliter, mais ◀d’▶incriminer tout ◀le▶ système — soit que ◀la▶ méthode elle-même ne vaut rien dans ce cas ; mais alors à quel saint se vouer ?
◀Les▶ difficultés singulières dont on vient de relever quelques exemples sont sans précédent, semble-t-il, dans ◀l’▶histoire des mouvements politiques, mais non pas dans ◀l’▶histoire des Églises. Elles font voir à quel point ◀le▶ PC se distingue ◀de▶ tout autre parti totalitaire, limité à une seule nation et privé ◀de▶ doctrine universelle ; mais elles montrent aussi que « ◀l’▶univers communiste » est ◀le▶ lieu des contradictions insurmontables, non seulement en logique (on ◀l’▶a vu), mais peut-être aussi en pratique.
◀La▶ crise est telle, au moment où j’écris (fin juin 1956), qu’on ne saurait plus refuser sans examen ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une dislocation ◀de▶ cet « univers communiste ». Pour prendre un exemple précis : on peut imaginer que ◀les▶ PC étrangers, faute ◀d’▶une rapide reprise en main, se détachent bel et bien du Kremlin, nolens volens, un jour ou l’autre, après bien des à-coups imprévus. Or, une reprise en main ne pourrait guère s’opérer que dans ◀le▶ style que ◀le▶ Kremlin vient de condamner, et, s’il ◀l’▶a condamné, c’est qu’il y était forcé. ◀La▶ dialectique, encore un coup, arrangerait cela au besoin. Mais est-il sûr que ◀le▶ Kremlin souhaite vraiment retenir ses PC étrangers ? Tout indique, au contraire, qu’il ◀les▶ pousse prudemment vers un statut ◀d’▶églises autocéphales, conforme aux traditions ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie.
Imaginons encore un peu plus loin. Une fois détachés ◀de▶ Moscou, ◀les▶ PC perdraient rapidement ◀le▶ prestige qu’ils tiraient ◀de▶ leur étroite dépendance envers un Parti au pouvoir, ◀de▶ leur appartenance bien visible et tangible à une Église monolithique, enfin ◀de▶ leur connivence active avec ◀la▶ Terreur même régnant à ◀l’▶Est, et dont on sait que ◀la▶ fascination leur a valu tant ◀d’▶adhésions à ◀l’▶Ouest. Pour ◀l’▶URSS, ◀la▶ perte ne serait pas moins grave, car ◀l’▶URSS sans ses partis ne serait plus que ◀la▶ Russie. Aussitôt, son impérialisme, dépouillé ◀de▶ ses prétextes religieux (qu’on appelle idéologiques), démasquerait son vrai visage nationaliste et stalinien. Mais est-il sûr, ici encore, que ◀l’▶équipe du Kremlin ne désire pas justement liquider cet impérialisme ? Supposez qu’elle estime qu’il lui coûte davantage qu’il ne peut encore rapporter, ayant fait son plein vers ◀l’▶Europe, tandis qu’il est barré par ◀la▶ Chine en Asie ? Supposez, au surplus, qu’elle se soit avisée que ◀la▶ condition prolétarienne en Occident ne sera pas supprimée par des complots marxistes, mais plutôt par ◀l’▶automation ? Moscou pourrait demeurer ◀La▶ Mecque des communistes, mais deviendrait avant tout ◀la▶ capitale ◀d’▶un État désireux ◀de▶ se stabiliser, ◀d’▶élever son niveau de vie, ◀de▶ rattraper ◀l’▶Amérique et ◀de▶ faire du commerce comme ◀les▶ autres. Un tel État tendrait à se débarrasser des entraves dogmatiques et ◀de▶ ceux qui ◀les▶ vénèrent… À supposer que ◀l’▶arrière-pensée ◀d’▶un K. soit quelque chose qui ressemble à ce qu’on pourrait appeler « ◀le▶ dépassement du communisme dans un seul pays », agirait-il en fait autrement qu’il n’agit, bien que disant, pour quelque temps encore, ce qu’il faut bien qu’il dise, donc ce qu’il dit ?
Un jour viendra, sans doute, où ◀l’▶on s’apercevra que ◀l’▶adjectif « communiste », en URSS, ne signifie plus autre chose que bon ouvrier, bon soldat, bon gratte-papier, bon élève, ou bon Russe. Ce jour-là, ◀le▶ mythe bolcheviste sera vraiment « dépassé par ◀l’▶Histoire », — comme ◀le▶ sont dès maintenant ceux qui s’accrochent encore à ◀l’▶utopie marxiste, plus lente que ◀la▶ technique…
Mais laissons ces rêveries, proposées au dédain des experts unanimes des deux camps. Je m’étais un peu moqué ◀de▶ leur propension à anticiper ◀l’▶avenir…
Ceterum censeo…
Une seule chose est certaine : ◀les▶ échanges ◀de▶ personnes, ◀d’▶idées, ◀d’▶informations et ◀de▶ produits se multiplient déjà et ne s’arrêteront plus. Qu’adviendra-t-il ◀de▶ ces échanges ◀d’▶idées, si ◀les▶ Russes, qui se forment aux sciences, croient ◀de▶ moins en moins au Diamat, dans ◀le▶ même temps que ◀les▶ Européens, formés aux lettres ◀d’▶aujourd’hui, croient ◀de▶ moins en moins à ce qu’ils sont ? Les premiers quêtant ◀les▶ secrets ◀d’▶une liberté que les seconds renient ? Ceci me rappelle un embarras ◀de▶ logique diaboliquement imaginé par ◀l’▶innocent Lewis Carroll, dont ◀l’▶humour consistait à tout prendre à ◀la▶ lettre. A et B, tous deux hommes politiques, se rencontrent au club pour un échange ◀d’▶idées. Au terme ◀de▶ ◀la▶ discussion, A se trouve avoir convaincu B, tandis que B a convaincu A. ◀Le▶ moment délicat se présente à mi-chemin : A (ou B) à moitié convaincu, que peut-il opposer encore à ◀l’▶adversaire qui ◀le▶ fasse basculer dans ◀le▶ camp que lui-même quitte ?
Voilà ◀le▶ danger. Mais il n’est pas fatal que ◀l’▶Occident libre y succombe.
À ◀de▶ libres échanges, qu’avons-nous à gagner ? Peu de choses sur le plan des idées, vraiment rien regardant ◀les▶ méthodes spirituelles56. Nous pouvons apporter aux Soviétiques ◀le▶ sens du doute, sans lequel il n’est point ◀de▶ foi digne ◀de▶ ce nom. Nous pouvons ◀les▶ convaincre aussi que ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ liberté n’est pas un cliché ◀de▶ banquet, une philosophie ◀de▶ requin, mais ◀le▶ secret ◀de▶ toute création. Au total, ◀le▶ gagnant serait ◀la▶ paix, pour ◀l’▶ensemble ◀d’▶un Occident auquel ◀l’▶URSS, par là même, se verrait intégrée. Encore faut-il vouloir une paix vraiment vivante, j’entends une paix qui ne résulte pas du contact ◀de▶ deux apathies et ◀de▶ ◀l’▶échange ◀de▶ deux démissions.
◀Le▶ dialogue désormais engagé ne sera fécond et profitable à tous ◀les▶ deux que si l’un au moins des partenaires détient ◀le▶ secret ◀de▶ ◀la▶ générosité, qui n’est rien ◀d’▶autre que ◀la▶ force, ◀la▶ vraie force, celle qui naît ◀de▶ ◀la▶ confiance en ce que ◀l’▶on croit.
J’en conclus qu’il faut faire ◀l’▶Europe. Nous rendre assez forts pour donner, pour mieux vivre et pour rayonner. Que cela soit attendu par ◀les▶ meilleurs à ◀l’▶Est, nous ◀le▶ savons désormais, voilà qui oblige. On nous met au défi ◀de▶ donner un peu plus que nous ne possédons ? Il nous faudra donc ◀le▶ créer.