Un exemple pour l’Europe (octobre 1956)an
Parmi les fédérations réussies, l’on peut citer la Suisse sans soulever d’▶objections. Tout le monde sait que son régime politique est l’un des plus stables au monde, depuis plus ◀d’▶un siècle. Les partisans ◀de▶ l’Europe unie ne manquent pas ◀de▶ le citer en exemple. Mais combien savent comment ce modèle ◀d’▶un système politique fédéral a pris naissance en 1848 ?
Une fédération qui garantit leur souveraineté aux fédérés
Jusqu’à cette date, la Suisse n’était qu’une alliance ◀d’▶États souverains. Pendant des siècles, leur lien légal avait consisté dans une Diète, laquelle n’avait guère plus ◀de▶ pouvoir que l’Assemblée consultative ◀de▶ Strasbourg. Composée ◀d’▶ambassadeurs des cantons souverains, pourvus du droit ◀de▶ veto, cette Diète « n’avait en fait ◀d’▶emprise sur les cantons que dans la mesure où elle se conformait à leurs volontés »27. La division des petits États, leur impuissance à adopter en temps utile une politique commune expliquent la chute soudaine ◀de▶ l’ancienne Confédération devant les armées ◀de▶ la Révolution française, en 1798. L’essai ◀d’▶unification jacobine entrepris à ce moment-là sous le nom ◀de▶ « République helvétique une et indivisible » échoua rapidement, et Napoléon reconnaissant l’erreur commise, déclarait aux Suisses en 1802 : « La Nature a fait votre État fédératif. Vouloir la vaincre ne peut pas être ◀d’▶un homme sage. »
Entre les deux extrêmes ◀de▶ l’alliance ◀d’▶États souverains sans pouvoir central et ◀de▶ la totale unification, la Suisse chercha pendant près ◀d’▶un demi-siècle un équilibre malaisé. Toute tentative ◀de▶ révision du « Pacte fédéral », comme celle ◀de▶ 1832, se voyait repoussée à la fois par la gauche, qui lui reprochait son respect excessif des souverainetés cantonales, et par la droite, qui jugeait ces souverainetés dangereusement menacées28.
La solution qui s’imposa finalement au lendemain ◀de▶ la guerre civile dite du Sonderbund (1847) peut être qualifiée soit ◀d’▶habile compris soit ◀d’▶échappatoire, selon qu’on a le tempérament pragmatique ou doctrinaire. En fait, elle a tranquillement supprimé le problème ◀de▶ la souveraineté cantonale (ou nationale), et cela ◀d’▶une manière qui me paraît pleine ◀d’▶enseignements pour l’Europe ◀d’▶aujourd’hui.
Loin ◀d’▶exiger des cantons une renonciation à leur souveraineté, la Constitution suisse ◀de▶ 1848 garantit expressément cette souveraineté, en même temps qu’elle la limite, ou plutôt qu’elle en délègue partiellement l’exercice au pouvoir fédéral.
Voici les textes :
Article 1. — Les peuples des vingt-deux cantons souverains ◀de▶ la Suisse, unis par la présente alliance… forment dans leur ensemble la Confédération suisse.
Article 3. — Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n’est pas limitée par la constitution fédérale et, comme tels, ils exercent tous les droits qui ne sont pas délégués au pouvoir fédéral.
Article 5. — La Confédération garantit aux cantons leur territoire, la souveraineté dans les limites fixées par l’article 3, leurs constitutions, la liberté et les droits du peuple, etc.
Perdre notre souveraineté ? Non : la recouvrer
Est-il vrai que nos souverainetés doivent être abandonnées, si l’on veut faire l’Europe ? Est-il vrai qu’il y ait là un obstacle à l’Union ? Ces souverainetés ont-elles quelques réalité et consistance, en dehors des débats où elles figurent comme prétexte à refuser les évidences européennes ? Voyons le concret.
La souveraineté nationale n’est exercée en fait que par l’État. M. van Kieffens l’a définie comme « la faculté pour un État ◀d’▶agir à sa guise, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, dans les limites posées par le droit applicable à chaque domaine ». Or, on ne voit plus aucun État européen qui ait conservé la faculté ◀d’▶agir à sa guise à l’extérieur, c’est-à-dire qui soit capable ◀de▶ déclarer la guerre ou ◀de▶ conclure la paix comme il l’entend, ◀d’▶assurer sa prospérité sans plus dépendre ◀de▶ l’étranger, ◀de▶ se défendre plus ◀de▶ quelques heures contre les Russes ou les Américains : donc ◀de▶ se conduire en pirate ou ◀de▶ vivre en vase clos.
Ces limites décisives à la souveraineté ne sont plus posées par le droit, mais par ◀d’▶implacables circonstances techniques, économiques et politiques. Il en résulte que la souveraineté nationale n’a plus guère ◀d’▶autre existence que psychologique. Refoulée du domaine des forces réelles et ◀de▶ pouvoirs concrets elle est devenue le réceptacle où se recueillent pêle-mêle nostalgies ◀de▶ gloires passées, orgueils déçus, rancunes et préjugés hérités ◀d’▶une Histoire faussée par l’école, agressivité frustrée, et surtout angoisse ◀de▶ perdre son identité. Elle a donc pris les caractères cliniques ◀d’▶un complexe. ◀D’▶où la difficulté, pour ceux qui en sont victimes, ◀de▶ s’adapter aux réalités changeantes du siècle, et même ◀de▶ les apercevoir. ◀D’▶où la prise qu’ils offrent aux manœuvres les plus grossières du communisme, jouant sur leur affectivité inquiète comme Iago sur la jalousie ◀d’▶Othello. ◀D’▶où enfin l’extrême confusion et les éclats ◀de▶ passion saugrenus qui caractérisent les polémiques sur la souveraineté nationale.
Lors des débats ◀de▶ la table ronde ◀de▶ l’Europe tenue à Rome en 1953, deux arguments m’ont frappé comme étant propres à éduquer le sens européen ◀de▶ notre opinion publique. Le premier fut apporté par M. Ernst Friedlaender : « Il faut dire franchement à nos nations qu’elles ne pourront sauver leur individualité qu’en sacrifiant leur souveraineté fictive. » (Étant entendu que l’accent porte sur fictive.) C’est ainsi que l’on doit rassurer ceux qui tremblent, disent-ils, ◀de▶ voir leur patrie « se perdre dans la masse informe ◀d’▶une Europe unie ».
Le second argument est dû à M. Cotsaridas, publiciste grec : « Dans les domaines militaires, économiques et politiques, les organisations internationales existantes (telles que l’OTAN) prennent aujourd’hui les décisions principales et le peuple n’a sur elles aucun contrôle. Au contraire, les organisations supranationales, les autorités fédérales prévues pour l’Europe, rétabliront en fait la souveraineté du peuple car le peuple sera associé à leur gestion. Il importe ◀d’▶expliquer cela aux masses, car ainsi sera dissipée la crainte que suscite la perte ◀de▶ la souveraineté nationale. »
Il n’est donc pas exact que nos nations, en vue de s’unir, doivent sacrifier ce qui subsiste ◀de▶ leur souveraineté nominale. Quant à l’essentiel ◀de▶ cette souveraineté, elles l’ont perdu, et sans retour. À la question : pourquoi l’Europe unie ? il nous faut donc répondre maintenant : pour que l’Europe recouvre, entre les grands empires, une souveraineté qui échappe à ses nations.