Sur le▶ rêve des sciences (décembre 1956)ac
Erreur sur ◀les▶ rêves
On veut aujourd’hui que ◀l’▶Europe ait découvert ◀les▶ Amériques, et toute ◀la▶ Terre, dans ◀le▶ seul dessein ◀de▶ satisfaire ◀les▶ viles passions qui caractérisent notre race. ◀Les▶ entreprises colonialistes ◀de▶ Colomb, animées par ◀l’▶esprit ◀de▶ lucre et ◀l’▶hypocrisie missionnaire, ont détruit ◀les▶ « splendides » cultures des Indiens, des Aztèques et des Incas, et nos deux-cents familles ont reçu leur lot ◀d’▶esclaves pour avoir financé cette atroce ingérence dans ◀la▶ souveraineté nationale ◀d’▶innocentes monarchies populaires.
Mais voici que Madariaga nous met en mesure ◀de▶ découvrir Colomb58. Lisez-◀le▶ : Vous verrez que nos amers masochistes, calomniant à longueur ◀de▶ journée ◀l’▶Occident (qui semble aimer cela) feraient mieux ◀d’▶aller rapprendre leur Histoire. Christophe Colomb n’a pas découvert ◀l’▶Amérique, et lui-même n’était pas celui que ◀l’▶on croit, mais un juif espagnol converti, qui avait conçu ◀l’▶idée ◀d’▶obtenir du Mogol ◀l’▶or nécessaire pour conquérir Jérusalem. Ce demi-fou sublime, pieux et mégalomane, n’a rien fait ◀de▶ ce qu’il croyait faire, ni ◀de▶ ce qu’on ◀l’▶accuse ◀d’▶avoir fait. Il rêvait ◀d’▶un Grand Khan adversaire ◀de▶ ◀l’▶islam, et nous avons M. Dulles. Il comptait rapporter ◀la▶ subvention spéciale qui eût permis aux rois catholiques ◀de▶ lancer la dernière Croisade, mais nous avons ◀le▶ dollar gap et ◀le▶ Conseil ◀de▶ Sécurité. Il partit comme Abraham, « sans savoir où il allait », mû par des songes insensés et se trompant dans ses calculs ◀de▶ ◀la▶ largeur ◀d’▶un océan, mais nos moralistes ◀le▶ condamnent pour avoir voulu consciemment servir ◀les▶ desseins ◀de▶ Wall Street.
À supposer que ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀la▶ Lune et ◀la▶ navigation vers ◀les▶ planètes, qui n’est qu’un rêve encore pour cette génération, se réalise au xxe siècle, quels motifs bien précis, bassement utilitaires, nos descendants nous attribueront-ils ? Tout dépend ◀de▶ ce que nous trouverons sur notre route : on dira que nous étions partis à cause de cela !
Nos descendants seront dans ◀l’▶erreur, cette petite note en soit témoin : à ◀la▶ date où je ◀l’▶écris, nous ne savons rien ◀de▶ ce qui peut nous attendre ou non sur d’autres astres. Nous avons simplement envie ◀d’▶aller voir je ne sais quoi, — ◀d’▶aller voir. Au-delà ◀de▶ nos vieilles rages politiques.
Sur ◀la▶ pluralité des satellites
Il n’est point ◀d’▶action créatrice sans quelque rêve qui ◀la▶ dirige, et qu’elle trahit. « Celui qui vend des bœufs, rêve ◀de▶ bœufs », dit ◀le▶ proverbe. ◀L’▶inverse est aussi vrai, naturellement. Celui qui rêve ◀de▶ satellites en crée, quitte à ◀les▶ affamer ou à subir leur révolte. Il se peut qu’il en crée ◀d’▶autant plus qu’il est moins sûr ◀de▶ leur fidélité, ou ◀de▶ la sienne. (Ainsi Don Juan multiplie ses conquêtes.) ◀Les▶ nouvelles fantastiques répandues par ◀la▶ presse au sujet du lancement, ◀l’▶an dernier, ◀de▶ six satellites par ◀les▶ Russes, illustrent — vraies ou non — cette dialectique du rêve.
◀L’▶Europe, héritière des Romains, annexait ou colonisait. C’était trop clair. ◀La▶ Russie, qui descend ◀de▶ Byzance mais aussi ◀de▶ ◀la▶ Horde ◀d’▶Or, a toujours préféré ◀la▶ formule, plus brutale et subtile à la fois, des satellites. Elle projette aujourd’hui vers ◀l’▶espace lointain ses plans contestés sur ◀la▶ Terre. C’est un des vieux réflexes ◀de▶ ◀l’▶humanité : compenser dans ◀le▶ Ciel ce que ◀l’▶on rate ici-bas.
◀La▶ révolte des satellites terrestres ◀de▶ Moscou écrasée pour un temps seulement — aura donc précédé ◀de▶ peu ◀l’▶ouverture ◀de▶ « ◀l’▶Année Cosmique », qui doit mettre au point ◀la▶ formule des satellites astronomiques.
Et quant à ◀la▶ coexistence, qui se révèle malaisée dans ◀le▶ siècle, on ira ◀la▶ chercher dans un temps qui n’est plus celui ◀de▶ ◀l’▶Histoire : il est question que ◀l’▶URSS et ◀les▶ États-Unis lancent en commun des lunes artificielles. Un rocket nommé Coexistence ira porter dans ◀le▶ vide cette abstraction fuyante, concrétisée en forme de ballon ◀de▶ football. S’il revient sur ◀la▶ Terre dans vingt ans, il n’y trouvera plus ◀de▶ rideau ◀de▶ fer ni plus ◀de▶ problème du communisme. Quelques Blancs, je ◀l’▶espère, et beaucoup de Jaunes, ◀les▶ Rouges n’étant plus qu’un souvenir.
◀L’▶action fille du rêve
Nos rêves ne précèdent pas seulement nos actions et nos découvertes, mais ◀les▶ recherches qu’elles supposent, et qu’ils orientent. ◀Les▶ archétypes du rêve nous préparent aux surprises qui viennent un jour récompenser ◀le▶ délire cohérent des sciences exactes. Tu ne me trouverais pas, dit ◀l’▶objet, si tu ne m’avais d’abord cherché, et comment m’aurais-tu cherché si tu ne m’avais d’abord imaginé ? Parce que tu m’as rêvé, je suis. Voilà qui est moins idéaliste que ◀le▶ cogito cartésien : il suffit ◀de▶ poser comme axiome ◀l’▶accord fondamental du rêve et du réel.
Qui n’a rêvé ◀de▶ se transporter en un clin d’œil aux antipodes, ou simplement aux lieux ◀de▶ son bonheur, qui sont presque toujours lointains ?
En février 1946, vivant à New York et séparé ◀de▶ ◀l’▶Europe depuis ◀de▶ longues années, je notais : « Transmission du corps humain à grande distance par radio. Une particule ◀de▶ chair coupée et aussitôt recollée continue à vivre. On pourrait donc envoyer un corps, atome par atome, en une fraction ◀de▶ seconde, à l’autre bout du monde et ◀l’▶y recomposer… Accidents à prévoir : arrêt du mécanisme en cours ◀de▶ transmission, modifications du corps après plusieurs voyages (« bougé »). Et si ◀l’▶âme reste en route ? — Réfléchir sur ◀la▶ destruction ◀de▶ ◀la▶ catégorie espace en tant qu’imagination du lointain. »
En 1955, ◀la▶ presse mondiale annonça qu’un ingénieur américain croyait avoir trouvé ◀le▶ moyen ◀de▶ désintégrer un corps humain et ◀de▶ ◀le▶ réintégrer à grande distance. On attend ◀la▶ suite. Elle viendra. Car, en effet, la plupart de nos rêves millénaires sont déjà des réalités : parler au loin, voler dans ◀la▶ hauteur, transmuter ◀l’▶or, prolonger ◀la▶ durée ◀de▶ ◀la▶ vie, tuer ses ennemis sans ◀les▶ voir, disposer ◀d’▶esclaves mécaniques, lire ◀les▶ pensées… Demain nous irons dans ◀la▶ Lune, après-demain nous rajeunirons, et ◀l’▶immortalité n’est plus une utopie : on ◀l’▶obtient in vitro pour ◀d’▶importants organes.
◀La▶ matière et son double
◀La▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶antineutron va plus loin que toutes celles que ◀l’▶homme a jamais faites par ◀le▶ moyen des sciences physiques, puisqu’elle va dans une sorte ◀d’▶au-delà, pour la première fois calculable. Je ◀la▶ résume ainsi : quand un neutron rencontre son antineutron, il disparaît ◀de▶ ce monde sans y laisser ◀de▶ trace. Mais, si ◀les▶ particules du noyau ◀de▶ ◀l’▶atome possèdent ainsi leur double « en creux », n’en va-t-il pas de même pour ◀l’▶atome tout entier, par suite pour ◀la▶ matière formée ◀d’▶atomes, finalement pour notre cosmos ? On voit ◀le▶ danger : ◀le▶ jour où notre monde touchera son reflet, ◀l’▶antimonde, un court-circuit définitif effacera tout en un clin d’œil, — « en un atome ◀de▶ temps, comme ◀l’▶écrivait saint Paul, à propos justement ◀de▶ ◀la▶ Fin du Monde. En fait, on nous assure59 que cela se passe bien ainsi, à chaque instant depuis que ◀le▶ monde est monde, c’est-à-dire monde ◀de▶ formes et ◀de▶ matière, mais on ne ◀l’▶a vérifié jusqu’ici que dans ◀l’▶infinitésimal. ◀Les▶ rencontres ◀les▶ plus importantes n’auraient donné lieu, suppose-t-on, qu’à des cataclysmes locaux tels qu’un grand trou suspect dans ◀la▶ plaine sibérienne, ou ◀l’▶embrassement mortel ◀d’▶une étoile par son double.
Ainsi ◀le▶ bévatron ◀de▶ Berkeley rejoint enfin par ◀l’▶expérience et ◀le▶ calcul ◀l’▶intuition des plus vieilles cosmogonies religieuses : ◀le▶ monde ne s’est manifesté dans ses apparences matérielles qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ son reflet, disent ◀les▶ Vedas. Point ◀de▶ création sans un double.
Or on sait que ◀le▶ Double est l’un des archétypes ◀les▶ plus anciens ◀de▶ ◀la▶ psyché humaine. Tous ◀les▶ folklores ◀l’▶illustrent à l’envi, et presque tous ◀les▶ romantiques allemands ont subi ◀l’▶obsession ◀de▶ ce thème : pour eux, comme pour ◀les▶ Tasmaniens, ◀les▶ Indiens Algonquins, ◀les▶ Abipons, ◀les▶ Bassoutos et autres bons sauvages, comme pour Musset et Maupassant, Edgar Poe et Dostoïevski, et autres névrosés professionnels, ◀le▶ Double est synonyme ◀de▶ reflet dans ◀le▶ miroir, ◀d’▶image du vrai moi, ◀d’▶ombre, ◀d’▶écho, et ◀d’▶âme. Et chacun dans sa langue nous enseigne que voir son Double, c’est mourir.
Je n’en dirai pas plus aujourd’hui, laissez-moi réfléchir un peu…
Nos problèmes ◀d’▶aujourd’hui, ◀de▶ classes
Ceci tout de même, au lieu d’une conclusion : ◀les▶ grands problèmes ◀de▶ demain ne seront plus politiques, mais consisteront à faire face aux solutions massives proposées par ◀la▶ Science, dans ◀les▶ domaines jusqu’ici réservés aux passions partisanes, aux rhéteurs excités. Que deux exemples me suffisent ici. ◀La▶ suppression ◀de▶ ◀la▶ condition prolétarienne ne sera pas ◀le▶ résultat du marxisme, comme ◀l’▶imaginent encore nos derniers mandarins, mais simplement ◀le▶ résultat ◀de▶ ◀l’▶automation. ◀L’▶indépendance ◀d’▶un peuple ou ◀d’▶un groupe ◀de▶ nations ne se défendra plus sur ses frontières, comme ◀l’▶imaginent encore tous nos politiciens et plusieurs généraux en retraite, mais bien dans ◀les▶ laboratoires où s’inventent ◀de▶ nouvelles sources ◀d’▶énergie.
◀Le▶ vrai problème nouveau sera ◀de▶ répondre au défi ◀de▶ nos grands rêves réalisés, — au défi ◀de▶ ◀l’▶invasion des loisirs, par exemple ; au défi des besoins ◀de▶ ◀l’▶âme, laissés en friche et libérés par ◀la▶ technique… Nous sortirons enfin des « temps modernes », c’est-à-dire du xixe siècle et ◀de▶ sa morne dialectique des classes : il a vu son Double effrayant dans ◀les▶ rues ◀de▶ Poznań et ◀de▶ Budapest.