La▶ voie et ◀l’▶aventure (janvier 1957)a b
Ce qui s’oppose coopère, et ◀de▶ ce qui diverge procède ◀la▶ plus belle harmonie.
Héraclite
Reconnaître nos différences
Parlant ◀de▶ ◀l’▶Absolu, que certains appellent Dieu, d’autres ◀le▶ Soi, ou ◀le▶ Total, ou ◀l’▶Être, Ramakrishna disait : « Il n’y a aucune différence, que vous ◀l’▶appeliez ‟Toi” ou que vous pensiez ‟Je suis Lui”. »
S’il n’y avait « aucune différence », il n’y aurait pas non plus ◀d’▶antinomie foncière entre ◀la▶ foi chrétienne ◀de▶ ◀l’▶Occident et ◀la▶ pensée religieuse ◀de▶ ◀l’▶Asie1. Sur d’autres plans, pourtant, ◀les▶ différences éclatent. Ce serait faire tort à ◀l’▶homme que ◀de▶ nier leurs liens avec certaines options fondamentales qu’il a prises au plan religieux.
Au nom même du désir ◀d’▶union ◀de▶ ◀l’▶humanité qui anime ◀de▶ part et ◀d’▶autre ◀les▶ meilleurs esprits, il me paraît vital ◀d’▶admettre en toute franchise ◀l’▶existence historique et spirituelle ◀de▶ deux expériences différentes, ◀de▶ deux voies longtemps divergentes, ◀de▶ deux types ◀d’▶aventure humaine que ◀l’▶on peut désigner par ◀les▶ termes symboliques, plus que géographiques, ◀d’▶Orient et ◀d’▶Occident. Contraster ◀les▶ contenus ◀de▶ ces termes sera ◀l’▶objet des essais ◀de▶ mise au point qui suivent.
Certains penseront qu’il est dangereux ◀de▶ souligner ce qui nous distingue, au lieu de mettre en valeur ce qui nous est commun ; qu’on risque ainsi ◀de▶ nourrir ◀les▶ préjugés, et ◀de▶ forcer, par esprit ◀de▶ symétrie, des antithèses qu’une sagesse supérieure saurait conduire à ◀la▶ synthèse. Je vois ◀le▶ danger. Mais il faut voir aussi que ◀l’▶union finale des esprits ne sera jamais acquise au prix du sacrifice ◀de▶ nos diversités vivantes ; elle suppose bien plutôt ◀la▶ connaissance des raisons ◀d’▶être ◀de▶ ces diversités. Vouloir ◀les▶ ignorer par gain ◀de▶ paix, ◀les▶ passer sous silence ou ◀les▶ minimiser, ce serait perdre ◀d’▶avance ◀les▶ deux vertus majeures qui dénotent une union véritable : à savoir sa fécondité et sa durée. Une sagesse supérieure et vraiment unitive ne naîtra pas ◀d’▶aspirations mal informées, ni du refus ◀de▶ bien voir ◀l’▶état présent des choses, encore moins du recours à quelque « Tradition » universelle, remontant à ◀la▶ nuit des temps, et noyant ◀les▶ problèmes concrets ◀de▶ notre siècle dans une condamnation globale ◀de▶ ◀l’▶Occident2. « ◀La▶ nuit, tous ◀les▶ chats sont gris », dit ◀le▶ proverbe. Mauvaise formule ◀d’▶union, qui ne peut survivre à ◀l’▶aube ! Si ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident doivent un jour converger au lieu de s’ignorer ou ◀de▶ se combattre, ils ◀le▶ devront bien moins à un « retour aux sources » qu’à un progrès conscient et toujours plus lucide vers ◀les▶ buts respectifs ◀de▶ leur double aventure. Mieux compris, mieux réalisés, ces buts se révéleront un jour complémentaires, ◀d’▶une façon qui nous demeure encore indescriptible, mais dont ◀le▶ pressentiment nous accompagne.
Réalités externes ◀de▶ ◀l’▶opposition
Admettons ◀l’▶hypothèse ◀d’▶une origine commune, et ◀d’▶une famille ◀d’▶idiomes indo-européens dont ◀le▶ sanscrit serait ◀le▶ plus ancien témoignage. Admettons même entre ◀l’▶Inde et ◀l’▶Europe une parenté antérieure aux Aryens. (Elle paraît attestée par ◀les▶ symboles communs aux Dravidiens et aux Crétois : ◀le▶ caducée, ◀l’▶arbre, ◀la▶ pierre, ◀le▶ serpent, ◀le▶ taureau, et ◀la▶ Déesse-Mère.) Admettons que ◀le▶ régime des castes, imposé aux peuples ◀de▶ ◀l’▶Inde par ◀les▶ conquérants aryens, ait son origine en Europe, où Platon ◀l’▶idéalisa, tandis que César devait en retrouver des traces en Gaule. Cette identité primitive, peut-être, cette parenté certaine au départ, ne rendent que plus frappante ◀la▶ divergence des évolutions ultérieures.
À ◀l’▶Est, ◀l’▶Inde codifie ◀les▶ castes ; elle en ajoute même une3, multiplie ◀les▶ sous-castes, et fait durer ◀le▶ système pendant trois millénaires, en dépit de tous ◀les▶ efforts des réformateurs religieux, du Bouddha, ◀de▶ ◀l’▶islam, mais non pas des Anglais… À ◀l’▶Ouest, en revanche, ◀l’▶ascension ◀de▶ ◀l’▶Europe se confond avec ◀les▶ succès ◀de▶ ◀la▶ lutte permanente contre ◀les▶ castes. ◀La▶ démocratie hellénique, ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀la▶ morale chrétienne, ◀la▶ Renaissance et ◀la▶ Révolution française marquent ◀les▶ étapes ◀de▶ cette dissolution du système social tripartite hérité ◀de▶ ◀l’▶ancêtre aryen.
Sur ◀l’▶arrière-fond commun, ◀les▶ différences s’accusent. Elles ne cesseront ◀de▶ s’affirmer dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ notre histoire, nonobstant ◀la▶ longue parenthèse du Moyen Âge.
À bien des égards, en effet, ◀le▶ Moyen Âge a représenté ◀la▶ période « orientale » ◀de▶ ◀l’▶Occident. ◀Le▶ symbolisme y dominait dans tous ◀les▶ ordres ; ◀les▶ trois grandes castes tendaient à se reformer ; ◀les▶ rites, ◀les▶ traditions multipliées primaient sur tout essai ◀d’▶innovation ou ◀de▶ variation individuelles ; ◀l’▶au-delà était tenu pour plus réel que ◀l’▶ici-bas, dont il convenait par suite de s’évader, plutôt que ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀l’▶aménager selon ◀les▶ désirs ◀d’▶un corps vil et ◀d’▶une raison mal éclairée ; partout, ◀le▶ collectif-sacral refoulait ◀le▶ rationnel-individuel. Dans cette situation « orientale », ◀la▶ tendance individualiste ne pouvait trouver ◀d’▶exutoire que dans ◀l’▶aventure mystique. ◀Le▶ véritable individu, au Moyen Âge, c’est Maître Eckhart, de même qu’en Inde c’est d’abord ◀le▶ Bouddha, puis tel guru jusqu’à nos jours, c’est-à-dire ◀le▶ saint homme qui se « détache » du clan, ◀de▶ ◀la▶ coutume, ◀de▶ ◀la▶ magie, du dogme même, devenant hétérodoxe moins par ◀la▶ négation ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie qu’il croit encore servir, que par son dépassement réalisé. Mais ◀l’▶Orient n’a pas eu ◀de▶ Renaissance. ◀La▶ durée même ◀de▶ son Moyen Âge, confronté tout vivant avec notre âge technique, trahit ◀l’▶absence des tensions dialectiques qui devaient provoquer ◀la▶ fin du nôtre.
À partir de ◀la▶ Renaissance, ◀l’▶angle ◀de▶ divergence s’agrandit rapidement, pour atteindre à peu près 180° aux débuts ◀de▶ notre siècle technique. Alors, ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀l’▶opposition à peu près diamétrale des deux mondes s’atteste aux yeux du voyageur ◀le▶ moins prévenu. Atténuée en Europe par toutes ◀les▶ subsistances monumentales et religieuses du Moyen Âge, elle éclate aux États-Unis dont ◀le▶ passé vivant ne remonte pas au-delà ◀d’▶une post-Renaissance importée.
En Inde, on ne voit partout que pèlerinages, sanctuaires, lieux et quartiers ◀de▶ ville sacrés ; arbres, fleuves, animaux sacrés ; hommes et femmes en prière accroupis sur leur seuil ; au bord des rues et des chemins, ou seuls debout devant ◀l’▶idole4. Et une misère universelle.
En Europe, dans un paysage où ◀les▶ clochers ◀d’▶églises dominent encore généralement ◀la▶ silhouette des villages et des villes, quelques pèlerinages ou lieux sacrés, quelques centaines ◀de▶ vieux châteaux (symboles ◀de▶ ◀l’▶âme pour ◀la▶ mystique) témoignent ◀d’▶un sacré dont ◀l’▶âge fait ◀le▶ prix, mais que ◀l’▶on isole ◀de▶ ◀la▶ vie, et que cernent impatiemment ◀les▶ grands faubourgs industriels et ◀les▶ décors ◀de▶ ◀la▶ technique.
En Amérique : pas un seul lieu sacré en dehors des églises en faux gothique luxueux, dominées ◀de▶ très haut par ◀les▶ gratte-ciel ; pas un seul pèlerinage et pas un vrai château. Plaines et villes immenses, dénudées ◀de▶ mystère, nettoyées ◀de▶ toute trace ◀de▶ religion primitive et ◀de▶ vénération pour ◀les▶ choses, ◀les▶ plantes, ◀les▶ animaux ou ◀le▶ surnaturel. Mais un confort moral et un luxe matériel largement partagé par toutes ◀les▶ classes.
◀L’▶Occidental retour ◀d’▶Orient s’écrie : « Je n’ai vu que des foules, pas une personne ! » Et ◀l’▶Oriental qui circule dans nos villes songe qu’il n’y voit qu’agitation désordonnée, absence ◀de▶ sens et ◀d’▶harmonie, et pas un seul vrai spirituel…
Réalités internes ◀de▶ ◀l’▶opposition
a) Symbolisme ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident 5. — ◀L’▶Orient et ◀l’▶Occident ne sont donc pas seulement des entités géographiques faciles à situer, sinon à limiter ; ni seulement des complexes historiques, dont ◀les▶ mélanges et superpositions ne seraient d’ailleurs pas moins féconds à étudier que leur distinction progressive. Ils sont cela, sans nul doute, mais ils sont beaucoup plus : deux voies ◀de▶ ◀l’▶homme, deux directions maîtresses ◀de▶ sa Quête inlassable du Réel. Pour passer du sens géographique et historique ◀de▶ nos deux termes à leur sens symbolique et spirituel, recourons aux récits visionnaires que deux grands philosophes religieux ◀de▶ ◀l’▶Iran et ◀de▶ ◀l’▶Arabie, Avicenne et Sohrawardi, nous ont laissés sur ce sujet fondamental6.
◀Le▶ récit ◀d’▶Avicenne est une initiation à ◀l’▶Orient, monde des Formes ◀de▶ lumière, contrastant avec ◀l’▶Occident du monde terrestre et ◀l’▶Extrême-Occident de la Matière pure. ◀L’▶ange qui apparaît à ◀l’▶adepte lui décrit un cosmos dont ◀les▶ données apparemment physiques se transmuent en symboles, et il termine par une invitation à entreprendre ◀le▶ voyage mystique vers ◀l’▶Orient. Quel est ce cosmos symbolique ? À droite, ◀l’▶Orient des Formes et du Soleil levant, au-delà duquel réside ◀l’▶univers angélique ; à gauche, ◀l’▶Occident ◀de▶ ◀la▶ Matière et du soleil couchant, au bord ◀le▶ plus lointain duquel s’étend une « mer chaude et boueuse » (◀le▶ non-être). ◀La▶ Ténèbre règne à demeure sur ce pays. « Ceux qui ◀le▶ cultivent viennent d’ailleurs… » (Thème ◀de▶ ◀l’▶Exil.) Et ce climat est un lieu ◀de▶ dévastation, un désert ◀de▶ sel, rempli ◀de▶ troubles, ◀de▶ guerres, ◀de▶ disputes, ◀de▶ tumultes : « joie et beauté n’y sont qu’un emprunt procuré ◀d’▶un lieu lointain ». Entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident (c’est-à-dire au lieu de rencontre ◀de▶ ◀la▶ matière et ◀de▶ ◀la▶ forme) est une circonscription intermédiaire : « C’est celle que ◀l’▶on connaît ◀le▶ mieux… » (Il s’agit ◀de▶ notre vie terrestre.)
Dans son Récit ◀de▶ ◀l’▶exil occidental ◀de▶ ◀l’▶âme, Sohrawardi décrit ◀le▶ pèlerinage ◀de▶ ◀l’▶âme, son « exil » dans ◀les▶ liens ◀de▶ ◀la▶ matière et du corps qui ◀la▶ retiennent captive dans leurs noires forteresses, son départ vers ◀l’▶Orient ◀de▶ ◀l’▶illumination, ◀de▶ ◀l’▶origine et ◀de▶ ◀la▶ délivrance. Et ◀l’▶on retrouve ici ◀les▶ mêmes significations symboliques ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident que dans ◀le▶ récit ◀d’▶Avicenne, auquel ◀l’▶auteur rattache d’ailleurs son conte, qui est une vision7.
Tentons maintenant ◀de▶ dresser une liste des caractères symboliques que ces deux auteurs attribuent à ◀l’▶Orient et à ◀l’▶Occident. Ajoutons-y ◀les▶ qualificatifs que, des présocratiques à nos jours, tous ◀les▶ esprits occidentaux nourris ◀de▶ ◀la▶ pensée mystique du Proche-Orient8 ont accolés à nos deux termes. Nous aurons ◀le▶ tableau suivant, formé ◀de▶ quatorze antithèses :
Orient : ◀l’▶aurore, ◀le▶ matin, ◀le▶ haut, ◀la▶ droite, ◀l’▶extrême raffinement, ◀la▶ lumière, ◀l’▶Ange ◀de▶ ◀la▶ Révélation, ◀le▶ but dernier, ◀l’▶âme, ◀l’▶initiation, ◀la▶ sagesse, ◀la▶ régénération, ◀la▶ connaissance libérée par ◀l’▶illumination, ◀la▶ patrie originelle.
Occident : ◀le▶ couchant, ◀le▶ soir, ◀le▶ bas, ◀la▶ gauche, ◀l’▶épaisseur opaque, ◀la▶ pénombre, ◀le▶ démon ◀de▶ ◀l’▶utilitarisme et ◀de▶ ◀la▶ puissance aveugle, ◀l’▶oubli des buts ◀de▶ ◀l’▶âme, ◀le▶ corps et ◀la▶ matière, ◀l’▶activité désordonnée, ◀la▶ passion, ◀la▶ dégradation, ◀la▶ connaissance égarée, et obscurcie par ◀les▶ liens matériels et passionnels, ◀le▶ lieu ◀d’▶exil.
Cette unanimité dans ◀l’▶interprétation, uniquement favorable à ◀l’▶Orient, ◀de▶ nos deux termes symboliques ne peut manquer ◀d’▶impressionner. On ne saurait ◀la▶ réduire à rien ◀d’▶accidentel, ◀de▶ physique ou ◀d’▶anecdotique. Car si ◀le▶ soleil se lève à ◀l’▶Orient pour ◀les▶ Grecs, il en va de même pour ◀les▶ Hindous, et ceux-ci ne figurent pas pour autant ◀l’▶Occident ◀de▶ ◀la▶ Chine ou ◀de▶ ◀la▶ Malaisie, ni ◀le▶ Japon l’Occident de l’Amérique ! Elle révèle donc une forme ◀de▶ ◀l’▶âme, une pente ◀de▶ ◀l’▶âme, voire une « orientation » ◀de▶ ◀la▶ psyché occidentale. Mais, du prestige ◀de▶ cet Orient qui n’est pas celui ◀de▶ ◀l’▶atlas, ◀l’▶Orient réel, qui va ◀de▶ ◀la▶ Perse au Japon bénéficie très largement dans nos esprits.
Nous verrons par ◀la▶ suite ◀de▶ ce livre comment ◀l’▶Occident historique, relevant un défi qui semblait écrasant et qu’il se portait à lui-même, acceptant ◀de▶ « s’enfoncer dans ◀la▶ matière », acceptant ◀les▶ passions et ◀les▶ corps à tous risques pour ◀l’▶âme et ◀l’▶esprit, en a tiré ◀le▶ principe ◀d’▶une possible grandeur et ◀d’▶une vérité difficile, qui est ◀l’▶enjeu ◀de▶ son aventure.
b) Incarnation et Excarnation. — Si nous passons au plan des réalités vécues, métaphysiques et religieuses, ◀l’▶opposition ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident revêt une valeur différente, encore que par sa forme elle semble correspondre au tableau que ◀l’▶on vient ◀d’▶établir.
Un voyageur allemand9 demandait à un yogi : « N’avez-vous pas tenté, en Inde aussi, ◀de▶ calculer ◀la▶ quadrature du cercle ? » ◀Le▶ yogi répondit : « Nous cherchons au contraire à ramener ◀le▶ carré au cercle. » ◀L’▶Européen commente ainsi ce bref dialogue :
« Dans ces deux voies ◀de▶ réalisations ◀de▶ soi, l’une allant du cercle au carré, et l’autre inversement, s’expriment ◀les▶ missions différentes, toutes ◀les▶ deux légitimes, ◀de▶ ◀l’▶Ouest et ◀de▶ ◀l’▶Est… (car) : ◀le▶ carré — ou mieux, ◀le▶ cube — est partout ◀le▶ symbole ◀de▶ ◀la▶ matière, et ◀le▶ cercle — ou ◀la▶ sphère — celui ◀de▶ ◀l’▶esprit. En sorte que ◀la▶ quadrature du cercle est ◀la▶ transformation ◀de▶ ◀l’▶esprit en matière, ou encore ◀la▶ matérialisation ◀de▶ ◀l’▶esprit. Tandis que ◀le▶ passage du carré au cercle figure ◀le▶ retour ◀de▶ ◀la▶ matière à ◀l’▶esprit. La première opération signifie en termes humains ◀l’▶Incarnation (◀la▶ naissance), et la seconde ◀l’▶Excarnation (◀la▶ mort). »
Je voudrais à mon tour illustrer cette idée en ◀l’▶exposant sous trois aspects variés.
Christ et ◀le▶ Bouddha. — ◀Le▶ Fils ◀de▶ Dieu, incréé, transcendant, entre dans ◀l’▶immanence et dans ◀l’▶Histoire, se fait corps matériel, chair ◀d’▶enfant pauvre, assume ◀les▶ pires souffrances et finalement en meurt, afin de parler aux hommes dans leur langage, dans ◀les▶ termes ◀de▶ leur existence, et ◀de▶ ◀les▶ sauver là où ils sont, par ◀la▶ seule foi dans ◀l’▶action du pardon, ◀de▶ ◀l’▶amour et ◀de▶ ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu.
◀Le▶ fils ◀d’▶un roi ◀de▶ ce monde quitte son palais princier pour aller dans ◀la▶ solitude ◀la▶ plus dénuée, et là découvre que ◀la▶ voie du salut est ◀de▶ refuser ◀le▶ monde, ◀le▶ corps et ◀la▶ souffrance, pour s’élever vers ◀le▶ Rien transcendant.
◀Les▶ deux mouvements — descente et remontée — ne sont qu’apparemment superposables ; car il s’agit en réalité dans le premier cas ◀d’▶une descente créatrice ◀de▶ Dieu dans ◀l’▶homme ; dans le second, ◀d’▶un essai ◀de▶ montée ◀de▶ ◀l’▶homme vers ce qui nie ◀la▶ créature.
Foi et Connaissance. ◀L’▶Oriental, tournant ◀le▶ dos au « monde » décide ◀d’▶atteindre ◀le▶ salut par tout son moi, mais par son moi seul, détaché, progressivement illuminé : voie ◀de▶ ◀la▶ connaissance directe ◀de▶ ◀l’▶Esprit.
◀L’▶Occidental, tournant ◀le▶ dos au soleil, en lequel il croit sans ◀le▶ voir, décide ◀d’▶imiter Dieu le Créateur en œuvrant dans Sa création : voie ◀de▶ ◀l’▶obéissance active dans ◀l’▶ombre ◀de▶ ◀la▶ foi.
◀Le▶ danger que court ◀l’▶Oriental, c’est ◀l’▶ex-carnation trop facile. (On perd en chemin ◀le▶ monde créé, sa raison ◀d’▶être, ◀la▶ connaissance et ◀la▶ maîtrise ◀de▶ ses structures.) ◀Le▶ danger, pour ◀l’▶Occidental, c’est ◀l’▶incarnation trop complète. (On se perd soi-même dans ◀la▶ matière et ses structures, on perd ◀de▶ vue ◀les▶ exigences et ◀la▶ maîtrise des réalités spirituelles.)
Vérifier ◀la▶ Voie : deux formes ◀d’▶expérience. Pour ◀l’▶Hindou, il s’agit ◀d’▶arriver à ◀la▶ connaissance du divin non par ◀le▶ « saut ◀de▶ ◀la▶ foi », qui ne procure pas une connaissance suffisante, n’ouvre pas une voie vérifiable et qu’on puisse librement parcourir ; mais par ◀le▶ moyen ◀d’▶une ascèse soumettant ◀le▶ corps et ◀le▶ mental à ◀l’▶âme, donc délivrant celle-ci des liens ◀de▶ Prakriti (◀le▶ monde manifesté, qui est illusion) afin qu’elle aille vers ◀l’▶Esprit, sachant ce qu’elle fait. « Ô bien-aimé ! si imprégné ◀de▶ ◀la▶ Connaissance, si détaché, si versé dans ◀la▶ Loi, et si maître ◀de▶ lui qu’il soit, un dieu lui-même ne peut sans ◀le▶ yoga atteindre ◀la▶ libération. » (Yoga-anka.)
Pour ◀l’▶Occidental au contraire, il s’agit ◀de▶ connaître Dieu non pas en écartant ◀le▶ monde manifesté, ou bien en se contentant à son sujet ◀d’▶intuitions directes et vagues (sur ◀la▶ nature ◀de▶ ◀l’▶atome, par exemple) qui ne permettent pas ◀de▶ refaire ◀le▶ chemin à volonté par ◀l’▶intellect et par ◀l’▶action physique, ni par suite de ◀le▶ vérifier ; mais bien par ◀l’▶étude patiente des choses particulières, discipline ordonnant ◀l’▶intellect aux lois du réel observé, et ◀le▶ corps à ◀l’▶action efficace, afin de mieux pénétrer ◀la▶ Création et ◀d’▶en maîtriser ◀le▶ principe. « ◀D’▶autant plus nous connaissons ◀les▶ choses particulières, ◀d’▶autant plus nous connaissons Dieu. » (Spinoza)
Ainsi se croisent ◀les▶ doutes, et parfois ◀les▶ méfiances. Car chacun pense ◀de▶ l’autre : est-ce qu’il dit vrai ? trouve-t-il vraiment ◀l’▶objet ◀de▶ sa recherche ? et cet objet lui-même, est-il vraiment réel ?
S’identifier à l’Un, à ◀la▶ divinité, ne serait-ce pas, pense ◀l’▶Occidental, une illusion psychologique chez ◀les▶ très rares qui disent y être parvenus, et pour ◀les▶ autres un solipsisme exténuant ?… Maîtriser ◀les▶ secrets du cosmos, et peut-être demain ◀de▶ ◀la▶ vie, pense ◀l’▶Oriental, n’est-ce pas régner sur ◀la▶ Maya ? Et chacun sera tenté ◀de▶ tenir pour illusoires ◀les▶ « preuves » dont l’autre se prévaut, puisqu’elles s’appliquent à une « réalité » qu’on tient elle-même pour illusion. Et il semble à chacun que ◀les▶ explications ◀les▶ plus sincères données par l’autre ne sont en vérité que des implications ◀de▶ son option fondamentale. Tautologies que tout cela !
c) Individu et Tradition. — Que ◀l’▶Occident soit individualiste et ◀l’▶Orient traditionaliste, il paraît difficile ◀de▶ ◀le▶ mettre en doute10 : tous ◀les▶ auteurs qui traitent ◀de▶ mon sujet s’accordent au moins sur ce point, malgré ◀les▶ divergences ◀de▶ leur vocabulaire, ◀de▶ leur angle ◀de▶ vision ou ◀de▶ leur jugement ◀de▶ valeur. Pourtant ◀la▶ chose ne me paraît pas si simple, et j’y sens une complexité dont j’essaierai maintenant ◀d’▶indiquer ◀la▶ nature en rapportant ◀l’▶observation suivante, faite en Inde.
« Trop ◀de▶ monde partout ! Trois domestiques pour ma simple chambre ◀d’▶hôtel. Sept ou huit hommes, dont un travaille, dans des boutiques minuscules. ◀La▶ chaussée envahie par ◀la▶ foule en tous sens qui entrave en permanence ◀le▶ passage des voitures. ◀Les▶ trottoirs couverts ◀de▶ dormeurs pendant ◀la▶ nuit. Et j’ai vu cinq personnes sur une seule bicyclette ! Ces gens ne seront-ils jamais seuls ? ◀L’▶individu peut-il vraiment compter, dans ce grouillement sempiternel ? Mais je vais aux quartiers anciens : celui qui entoure ◀la▶ grande pièce ◀d’▶eau sacrée, rectangulaire. Petites rues sinueuses, bordées ◀de▶ maisons étroites, cages ◀d’▶oiseaux mal superposées. Regards luisants dans ◀la▶ pénombre. Corps tassés en prière, dans ◀les▶ recoins. Silence et dignité profonde. Un groupe ◀d’▶hommes attentifs dans une cour écoute ◀le▶ lecteur ◀de▶ poèmes : il s’agit ◀de▶ légendes sacrées. Jamais ◀la▶ vie ne m’a paru plus solennelle ni plus simplement adorable. Tintements ◀de▶ cloches, irréguliers, seuls bruits. Mais ces petits garages, aux portes grillagées, surmontés ◀de▶ clochetons baroques ? Ce sont des temples, dit mon guide. Devant ◀l’▶idole vêtue ◀de▶ soie précieuse et ◀de▶ colliers ◀de▶ verroterie, une femme seule, un homme seul, immobile et debout. Dans ◀la▶ courette, un prêtre renouvelle ◀les▶ cierges noirs devant ◀le▶ jet ◀d’▶eau grêle.
Je pense aux holy men, errant dans ◀les▶ campagnes, ou longuement assis en tailleur dans leurs niches… Point ◀de▶ culte public en Inde, ◀de▶ liturgie, ◀d’▶église organisée. ◀L’▶Hindou grégaire n’est seul que devant ◀le▶ divin. ◀L’▶Occidental, jaloux ◀de▶ sa vie privée, s’assemble dans ◀l’▶église où ◀l’▶on chante des chœurs. Messes ◀de▶ Mozart, Passions ◀de▶ Bach : je ne sais rien de plus européen, ni de plus véritablement communautaire. Nous avons inventé ◀l’▶ecclesia. Et tandis qu’ils se purifient par ◀l’▶isolement, comme ◀le▶ veut ◀la▶ magie, nous prions et chantons ensemble. »
Ici, je dois citer Rudolf Kassner, essayiste autrichien ◀de▶ génie.
Personne n’a mieux traduit ◀l’▶impression qui submerge ◀l’▶Européen livré à ◀l’▶Inde, immergé dans ◀la▶ foule indienne. J’ai parlé ◀de▶ ◀l’▶Hindou « grégaire » ; terme inexact s’il fait penser à « collectif », à je ne sais quoi ◀d’▶organisé ou ◀d’▶encadré. Je cherchais à dire autre chose. Kassner m’offre ce mot : ◀le▶ corps magique, et il ◀le▶ commente en ces termes11 : « Âme corporisée, ou corps spiritualisé, sans Moi, ou avec un Moi qui n’est qu’un simple centre. ◀L’▶homme magique, ◀le▶ corps magique n’a pas ◀d’▶ironie ni ◀de▶ paradoxe, parce qu’il n’a ni contraire ni contradiction. » Dépourvu ◀de▶ sensibilité au sens du xviiie siècle, ◀de▶ souci moralisateur ou ◀d’▶esprit révolutionnaire, ignorant ◀la▶ curiosité, il ne peut avoir cure ni ◀de▶ ses droits distincts, ni ◀de▶ sa chance, ni ◀d’▶un miroir, donc ni ◀d’▶une personnalité ni ◀d’▶un visage. « On peut aller jusqu’à prétendre ceci : ◀les▶ contradictions représentent si peu dans son existence que rien au monde ne semble moins ◀le▶ mettre en danger ou ◀le▶ compromettre que ◀le▶ mystificateur ou ◀le▶ plagiaire. ◀Le▶ fakir habituel des rues et des places, ◀l’▶homme des supercheries, est ◀de▶ son appartenance : il forme ◀le▶ bord, ◀la▶ lisière du monde du saint, comme ◀les▶ idoles ◀le▶ bord ou ◀la▶ lisière des Réalités divines. »
Toute magie dépasse ◀la▶ personne, ou plutôt ◀la▶ dissout dans ◀la▶ métamorphose. Animal, homme, démon, symbole, dieu ou saint, tout communique en ◀la▶ magie, tout se transmue sans nul obstacle, sans mesure, sans limites, sans distance, dans une identité inexprimable, au sein de laquelle nos conceptions ◀de▶ liberté, action, ◀de▶ personne et ◀d’▶histoire n’ont plus ◀de▶ pointe ni ◀de▶ but. ◀Le▶ monde magique est en forme de Boule, infinie et tout-englobante. En Occident, ◀le▶ moi et ◀le▶ non-moi, ◀le▶ oui et ◀le▶ non, ◀le▶ bien et ◀le▶ mal, ◀la▶ liberté et ◀le▶ destin, ◀la▶ personne même et son individu sont en contradiction, tension ou dissension, et ne cessent ◀de▶ refaire ◀le▶ signe ◀de▶ ◀la▶ ◀Croix▶.
Je disais que ◀la▶ voie ◀de▶ ◀l’▶individu en Inde, comme celle du mystique médiéval, ne peut être que fuite en ◀l’▶Absolu. Ainsi ◀le▶ moi devient conscient et se détache, échappe au corps magique, s’isole enfin, mais c’est pour mieux se perdre en son accomplissement, puisque ◀le▶ moi est voie, et que ◀la▶ voie consiste à libérer progressivement une âme ◀de▶ ◀l’▶illusion ◀d’▶être distincte.
Tout se ramène enfin à cette opposition : panthéisme ou Dieu personnel. Car il n’est pas ◀de▶ personne sans un Dieu qui interpelle. Et ◀l’▶Orient ne connaît rien ◀de▶ tel.
Soit qu’on pense qu’il n’y a pas ◀de▶ Dieu — selon ◀le▶ système Sankya et ◀le▶ bouddhisme — soit qu’on pense, selon ◀l’▶Advaïta, que Dieu n’« existe » pas mais qu’il est Tout, et que ◀le▶ Tout ou ◀le▶ Réel n’est que ◀le▶ Moi pleinement réalisé et accompli (That Thwam Asi) — il n’y a pas plus ◀de▶ personne dans ◀la▶ gnose hindouiste que ◀de▶ moi distinct dans ◀le▶ bouddhisme. Qu’il n’y ait point ◀de▶ Dieu, ou que Je sois ◀le▶ Tout, dans ◀les▶ deux cas l’Autre s’évanouit ; il n’est pas ◀de▶ dialogue possible, ni ◀d’▶appel, ni donc ◀de▶ vocation, ni par suite de personne. ◀De▶ là découle un monde ◀de▶ conséquences précises, — un monde, littéralement, comme j’espère ◀le▶ montrer.
Revenons à ◀la▶ déclaration ◀de▶ Ramakrishna que je citais en tête ◀de▶ ce chapitre : « Il n’y a aucune différence, que vous ◀l’▶appeliez Toi ou que Vous disiez Je suis Lui. » Nous y lisons maintenant ◀la▶ vraie définition ◀de▶ ◀l’▶attitude religieuse orientale. Car il est bien certain que ◀l’▶identité qu’elle pose évacue ◀l’▶existence personnelle, et que ◀la▶ négation ◀de▶ ◀la▶ personne postule ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀la▶ différence entre ◀le▶ Toi divin et ◀le▶ moi ◀de▶ ◀l’▶homme. En revanche, ◀l’▶Occident s’atteste et s’actualise là où ◀la▶ différence est tenue pour essentielle, car en elle seule se fonde ◀la▶ personne véritable, qui assume ◀l’▶individu mais aussi ◀le▶ transcende, ◀le▶ reliant à ◀l’▶esprit comme au prochain. Et du même coup paraît ◀la▶ société, en lieu et place du corps magique.
Yin yang
Dans ◀le▶ symbole central ◀de▶ ◀la▶ pensée chinoise (◀le▶ cercle divisé par un grand S qui représente ◀la▶ Voie ou ◀le▶ tao) un point noir frappe ◀la▶ partie blanche et un point blanc ◀la▶ partie noire. Il est ainsi montré que ◀l’▶élément masculin n’est pas absent ◀de▶ ◀la▶ région du yin tandis que ◀l’▶élément féminin reste présent dans ◀la▶ région du yang. Vérifiée par ◀les▶ sexologues, cette relation ◀d’▶inter-présence des opposés n’est pas moins évidente dans ◀les▶ zones respectives ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident. Qui voudrait nier, par exemple, qu’il y ait en Occident ◀de▶ grands spirituels, ou ◀de▶ grands physiciens en Orient ? Mais personne n’a ◀l’▶idée ◀de▶ parler ◀de▶ ◀l’▶Orient scientifique, ou ◀de▶ ◀l’▶Occident mystique.
Un Sankara parfois préfigure ◀le▶ thomisme, et il arrive à Maître Eckhart ◀de▶ s’exprimer comme un bouddhiste. ◀La▶ Bhagavad-Gita fait ◀l’▶éloge ◀de▶ ◀l’▶action, ◀le▶ quiétisme celui ◀de▶ ◀la▶ passivité. ◀Les▶ plus grands mystiques ◀de▶ ◀l’▶Europe ont pu se voir accuser ◀d’▶athéisme sur ◀la▶ foi ◀de▶ leurs ultimes conclusions (condamnées et souvent détruites), tandis qu’il ne manque pas ◀d’▶écoles hindoues pour affirmer ◀la▶ réalité du Moi, ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ Grâce, voire un Dieu personnel. ◀L’▶idée ◀de▶ ◀la▶ « voie » ou « loi individuelle » (Svadharma) semble rappeler ◀l’▶idée ◀de▶ vocation personnelle, tandis que nous inventons ◀le▶ collectivisme…
Et ◀l’▶on aura beau jeu ◀de▶ m’opposer des textes apparemment ruineux pour ma thèse des deux Voies. À quelle école mystique ◀de▶ ◀l’▶hindouisme appartient ◀l’▶auteur ◀de▶ cette phrase : « Écarte ◀les▶ choses, ô Amant, ta voie est fuite » ? ◀De▶ quelle yâna bouddhique relève celui qui a dit : « Il faut que tu aimes Dieu comme non-Dieu, non-Esprit, non-Personne, non-Image, … un Un pur et absolu, dépourvu ◀de▶ toute dualité, dans lequel nous devons nous enfoncer éternellement ◀d’▶un néant à un néant » ? Et à ◀l’▶inverse, quel est ◀le▶ mystique chrétien qui nous rappelle « qu’après avoir écarté tout attachement » et s’être engagé sur ◀la▶ voie ◀de▶ ◀la▶ connaissance divine, « il faut demeurer dans ◀l’▶action, gardant un esprit égal que ◀l’▶action porte ses fruits ou non ? » Je viens de citer dans ◀l’▶ordre saint Jean de la Croix, Eckhart, et ◀la▶ Bhagavad-Gita. Et pourtant il serait faux, plus encore que banal, ◀de▶ répéter ici « tout est dans tout ». ◀La▶ partie blanche contient un cercle noir, mais elle est blanche tout de même, et non pas grise.
Que vaut un homme ?
Et finalement, ce qu’il importe ◀de▶ voir, ce sont ◀les▶ résultantes majeures des complexes doctrinaux dont on vient de rappeler ◀la▶ richesse en contradictions apparentes.
Nos mystiques ne font pas nos mœurs, en Occident. Ils se fondent sur ◀la▶ négation ◀de▶ nos croyances communes, et ◀de▶ nos institutions. Ils représentent ◀le▶ point ◀d’▶Orient dans notre sphère. En revanche, ◀l’▶Orient ne connaît pas ◀d’▶Églises. ◀La▶ Bible et ◀les▶ Vedas n’ont vraiment rien ◀de▶ commun, et ◀l’▶usage qu’on en fait n’est pas du tout ◀le▶ même. ◀La▶ foule ◀de▶ Bénarès n’est pas ◀la▶ foule ◀de▶ Lourdes, même si ◀l’▶on pense que Dieu reconnaîtra les siens, qu’ils se baignent vêtus ou nus. ◀La▶ croyance à ◀la▶ métempsycose est plus naturelle qu’on ne ◀le▶ pense à ◀l’▶esprit des Occidentaux, mais elle n’a pas ◀d’▶effet dans leur vie religieuse, moins encore dans leur vie sociale.
Mais c’est sans doute lorsqu’on se pose la question : que vaut un homme ? (un homme individuel, un exemplaire humain pris au hasard) qu’on obtient ◀les▶ réponses ◀les▶ plus révélatrices ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident, et rien n’illustre mieux ◀la▶ divergence réelle des résultantes majeures dont je parlais plus haut. J’en donnerai deux exemples précis.
Je trouve le premier dans Kassner, au chapitre où il décrit ◀le▶ corps magique :
Une histoire ◀d’▶Hérodote traite ◀d’▶un grand du royaume qui, en échange ◀de▶ tout ce qu’il avait fait pour Xerxès et son armée, pour ◀l’▶équipement ◀de▶ ◀la▶ campagne contre ◀les▶ Grecs, demande au roi cette faveur : exempter ◀de▶ ◀la▶ guerre un ◀de▶ ses cinq fils. Sur quoi Xerxès, irrité, fait mettre à mort ce seul fils et couper ◀le▶ corps en deux moitiés dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀la▶ longueur. Et entre ces deux moitiés sectionnées depuis ◀la▶ tête jusqu’au sexe, comme ◀le▶ corps ◀d’▶un bœuf ou ◀d’▶un mouton à ◀l’▶étal ◀d’▶un boucher, au beau milieu défileront ◀les▶ armées qui marchent contre ◀les▶ Grecs, et dans ces armées se trouveront ◀les▶ quatre frères et ◀le▶ père du coupé en deux. Ce qui manque ici, c’est ◀l’▶idée grecque ◀de▶ mesure et, en liaison avec elle, ◀l’▶idée ◀de▶ liberté. Seule ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ mesure ◀de▶ ◀l’▶homme renferme ◀l’▶idée ◀de▶ son individualité.
Mon second exemple, est emprunté à un essai ◀de▶ Ernst Jünger12 :
◀La▶ relation que soutient ◀l’▶homme avec ◀le▶ libre arbitre remonte à ses origines. Aussi lui reste-t-elle ◀le▶ plus souvent cachée ; il faut ◀la▶ déchiffrer dans ses actes et ses opinions. Ce qu’il pense ◀de▶ ◀la▶ personne, du destin, ce qu’il proclame moral ou immoral, son attitude en face de ◀la▶ mort — tout cela dépend du rang qu’il assigne au libre arbitre. Même sans être philosophe, il s’entend sur ce point aux distinctions ◀les▶ plus fines, bien que leurs résultats se montrent, non dans sa pensée, mais dans ses faits et gestes.
Ceci vaut surtout du cas qu’il fait ◀de▶ ◀la▶ vie même. Lorsqu’en 1194, ◀le▶ comte de Champagne, dans son voyage ◀d’▶Arménie, toucha ◀le▶ territoire des Assassins, leur grand-maître lui fit escorte et lui montra au passage ses palais et ses châteaux. Ils arrivèrent devant une place forte flanquée ◀de▶ très hautes tours : deux guetteurs vêtus ◀de▶ blanc étaient en faction sur chacune ◀d’▶elles. ◀Le▶ grand maître voulut faire voir au comte que les siens lui obéissaient mieux qu’aux princes chrétiens leurs sujets : il leva ◀le▶ bras, et deux des gardes se jetèrent dans ◀le▶ vide, pour s’écraser sur ◀le▶ sol rocheux.
Puis il demanda au comte s’il devait ◀d’▶un second signe livrer à ◀la▶ mort toute ◀la▶ garde des créneaux ; l’autre ◀le▶ pria ◀de▶ n’en rien faire, tout en confessant qu’il ne saurait attendre ◀de▶ ses vassaux une telle docilité […]. Et chaque Européen éprouvera ici ◀le▶ même sentiment que ◀le▶ comte de Champagne : il se verra mené à un point où éclatera en lui ◀le▶ plus sincère, ◀le▶ plus violent des refus. ◀Les▶ formes fondamentales dont il se croyait sûr, telles que courage et fidélité, obéissance, sacrifice, ordre et discipline, sont ici arrachées ◀de▶ leur place ; ◀l’▶horreur ◀d’▶un monde étranger lui monte au cœur. Cette horreur saisira toujours celui qui respecte en ◀l’▶homme un noyau ◀de▶ liberté auquel il n’est pas permis ◀de▶ porter atteinte. Ce qui s’y passe, et ce qui en provient, ne peut naître que du libre arbitre, sous peine de devenir vain, et même vil, comme ◀le▶ sont des faveurs obtenues par contrainte. Quand ce noyau est lésé, des tourbillons ◀de▶ néant s’en dégagent.
◀La▶ réaction ◀de▶ nos deux auteurs occidentaux n’est pas moins significative, pour notre objet présent que ◀les▶ histoires qu’ils rapportent. Tous ◀les▶ deux établissent ◀la▶ même liaison entre ◀le▶ peu de cas fait ◀de▶ ◀la▶ vie humaine, et ◀la▶ négation ◀de▶ ◀la▶ personne, ou simplement ◀de▶ ◀l’▶individualité. Pour tous ◀les▶ deux, ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀l’▶homme a pour condition ◀la▶ personne.
On dira que ◀l’▶Occident a fait ◀les▶ chambres à gaz, tandis que ◀l’▶Orient professe un respect ◀de▶ ◀la▶ Vie qui va jusqu’au refus ◀de▶ détruire ◀la▶ vermine13. Pourtant, ◀l’▶adoration ◀de▶ ◀la▶ vie en général n’entraîne pas ◀le▶ respect ◀de▶ ◀la▶ vie humaine. ◀La▶ Bhagavad-Gita, qui n’a rien ◀de▶ bouddhique, enseigne que ◀la▶ mort étant ◀le▶ sort commun, tuer n’est vraiment grave qu’aux yeux de ◀l’▶ignorance. Qu’on découpe ◀la▶ victime en tranches ou qu’on ◀l’▶épargne, elle ne sera pas sauvée ◀de▶ ◀la▶ nécessité ◀de▶ renaître un millier ou cent-milliers ◀de▶ fois. ◀La▶ métempsycose évacue ◀les▶ sanctions redoutées ◀de▶ ◀la▶ résurrection : ◀le▶ martyr qui revient, portant sa tête sous ◀le▶ bras !
Qu’en est-il ◀de▶ notre Occident ? Certes, ◀l’▶Europe qui croit à ◀l’▶absolue valeur ◀de▶ ◀la▶ personne dans chaque individu, n’en a pas moins connu ◀les▶ tortures, ◀les▶ bûchers, ◀la▶ guillotine et ◀les▶ massacres (patriotiques ou religieux). Elle a même inventé ◀la▶ guerre totale ! ◀D’▶où provient alors cette « horreur » et ce « plus violent des refus » qu’éprouve ◀l’▶Européen, selon Jünger, devant ◀la▶ cruauté des Orientaux ? Nous ne sommes pas moins cruels, mais nous ◀le▶ sommes autrement. Car nous ◀le▶ sommes dans ◀le▶ drame, eux selon ◀la▶ magie. Nulle « sagesse » ne nous innocente ; au contraire, notre foi nous condamne. ◀La▶ cruauté ◀de▶ ◀l’▶Oriental est fatidique, et par suite sans mesure, sans péché, sans contradiction ni remords. Elle est divine, et nous sommes criminels. Si ◀le▶ moi n’est qu’une illusion temporaire, celui qui tue ne détruit rien qui compte ; mais au contraire, si ◀le▶ moi libre et unique est une réalité tenue pour inviolable, rien ne peut justifier notre délire guerrier.
Je ne juge pas. Je constate. Il y a des différences. Et mon propos n’est pas ◀de▶ ◀les▶ mettre en relief pour inciter ◀le▶ lecteur à des comparaisons tournant à ◀l’▶avantage ◀de▶ l’un ou ◀de▶ l’autre « camp » : car il n’y a pas ◀de▶ camps, ni ◀de▶ lutte engagée, ceci soit dit ici une fois pour toutes. Il y a seulement deux expériences globales qu’il importe ◀de▶ déchiffrer. Mais ◀l’▶infinie complexité ◀de▶ leurs données nous oblige à n’examiner que des prises partielles et typiques. On a vu que j’ai choisi mes exemples dans ◀le▶ domaine religieux, ◀de▶ préférence. N’est-ce pas là que ◀l’▶irritante question ◀de▶ ◀la▶ « supériorité » ◀de▶ ceci sur cela offre ◀le▶ moins ◀de▶ sens, et ◀de▶ fait perd sa pointe, puisqu’on n’y dispose pas ◀d’▶éléments mesurables, comme ce serait ◀le▶ cas au plan ◀de▶ ◀l’▶économie ou ◀de▶ ◀l’▶état social par exemple ? Je cherchais à cerner ◀les▶ options primordiales qui ont donné cours à deux voies divergentes. Il m’a semblé que c’était dans ◀la▶ mystique, ◀la▶ religion et leurs explications, que ces options pouvaient être surprises ; car on ◀les▶ voyait là dans leur état naissant. Qu’elles soient causes premières ou effets ; qu’elles résument une série ◀de▶ facteurs antécédents, ou qu’au contraire elles initient ◀l’▶histoire, tout cela m’importe moins que ◀de▶ ◀les▶ avoir bien vues, et ◀de▶ suivre à partir ◀d’▶un contraste assez simple entre deux conceptions ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ ses fins, celle dont ◀les▶ conséquences ont formé ◀l’▶Occident.