Introduction
L’▶objet ◀de▶ cet ouvrage est ◀de▶ décrire ◀l’▶aventure occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀d’▶en chercher ◀les▶ principes ◀de▶ cohérence, et ◀de▶ ◀la▶ comparer avec d’autres dans une perspective mondiale.
Je dis bien ◀la▶ décrire, et non point ◀la▶ juger, car je vis en elle et par elle, et ◀les▶ jugements que je pourrais porter sur ses résultats actuels feraient encore partie ◀d’▶elle-même et ◀de▶ son système ◀de▶ référence.
Et je dis ◀l’▶aventure occidentale, parce que je n’entends nullement décrire ◀la▶ civilisation occidentale dans son ensemble, mais seulement ◀l’▶attitude humaine qu’elle suppose, et qui a rendu possibles ses créations ◀les▶ plus typiques. Cette attitude se distingue ◀de▶ celles qui ont produit la plupart des autres civilisations, passées et présentes, par une inquiétude fondamentale et par ◀la▶ création ◀de▶ risques toujours accrus, remettant sans cesse en question ◀les▶ certitudes et ◀les▶ sécurités acquises.
Enfin, je dis bien ◀l’▶homme, en général, parce que je crois à ◀l’▶unité finale du genre humain, quoi qu’il en soit ◀de▶ ◀la▶ question des origines dont nous ne savons encore à peu près rien.
Quant à ◀la▶ méthode que je me propose, je ◀l’▶illustrerai par un exemple.
◀La▶ civilisation occidentale a produit, entre autres, deux réalités bien spécifiques : ◀la▶ personne et ◀la▶ machine. Réalités hétérogènes, ◀d’▶ordre et ◀de▶ nature incomparables, mais typiques ◀de▶ notre culture, non point parce qu’elles en offriraient un raccourci, mais parce que ◀l’▶Occident, seul et premier, ◀les▶ a produites. Je cherche donc à me représenter quelle attitude humaine, unique et cohérente, est susceptible ◀d’▶expliquer ces deux produits en apparence indépendants.
Ceci m’entraîne à étudier ◀la▶ genèse ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale, mais en même temps à me demander à quoi elle tend, à méditer sur ◀l’▶avenir ambigu qu’elle prépare pour ◀l’▶humanité.
Ainsi, ◀la▶ question où en sommes-nous ? entraîne nécessairement ◀les▶ deux autres questions ◀d’▶où venons-nous ? et où allons-nous ? Il est impossible ◀de▶ répondre à l’une sans impliquer une réponse aux deux autres.
Si je mentionne ◀la▶ personne et ◀la▶ machine parmi nos produits spécifiques, beaucoup se contenteront ◀de▶ dire ou ◀de▶ penser : ◀le▶ moi est haïssable, ou : ◀la▶ machine est utile, mais peut nous asservir. Ces jugements impliquent une prise ◀de▶ position (sommaire et, ici, négative) quant aux résultats probables ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale. Ils préjugent donc ◀de▶ ◀la▶ question où allons-nous ? mais ils laissent sans réponse ◀le▶ ◀d’▶où venons-nous ? c’est-à-dire ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ genèse organique des réalités ainsi jugées, et ◀de▶ leur nécessité, une fois admises certaines options fondamentales. Or comment pourrions-nous déterminer ◀le▶ sens général ◀de▶ ◀la▶ marche, si nous ignorons ◀d’▶où nous venons ?
Mais à ◀l’▶inverse, ◀la▶ recherche des origines ◀de▶ notre civilisation ne nous conduit jamais à découvrir un point ◀de▶ départ indiscutable. Elle nous conduit plutôt à isoler dans ◀le▶ passé autant ◀de▶ points ◀de▶ départ différents qu’il y a ◀d’▶écoles ◀de▶ pensée dans notre société actuelle. L’un parlera ◀de▶ ◀l’▶invention du soc, ou ◀de▶ ◀la▶ roue, ou ◀de▶ ◀l’▶attelage du cheval ◀de▶ selle, l’autre ◀d’▶une invasion nordique, ou ◀de▶ ◀l’▶apparition ◀d’▶une nouvelle religion, un troisième choisira ◀de▶ s’arrêter à tel événement bien daté, qu’il jugera symbolique ou chargé ◀de▶ conséquences. Et ◀la▶ seule chose qui restera certaine, c’est qu’ils ne peuvent avoir raison séparément, et que ◀le▶ problème du commencement précis, ◀de▶ sa date, et ◀de▶ sa nature même, reste insoluble si ◀l’▶on s’en tient au seul passé. À vrai dire, il ne peut recevoir une réponse significative que si ◀l’▶on considère ◀l’▶évolution ◀d’▶ensemble ◀d’▶une civilisation donnée, ◀les▶ permanences qui s’y révèlent, ◀les▶ buts constants qu’elle semble avoir visés. Sa fin seule, lentement dégagée, permet donc ◀de▶ déterminer ◀les▶ éléments vraiment féconds ◀de▶ sa genèse.
Tout cela revient à dire qu’à ◀la▶ question scolaire ◀de▶ ◀l’▶origine ◀d’▶une civilisation, il nous faudra substituer ◀la▶ question des options fondamentales, à la fois initiales et finales, qui déterminent ◀le▶ type ◀d’▶aventure ou ◀de▶ Quête où s’engage un certain groupe humain.
Tout cela suggère aussi ◀l’▶analogie profonde et peut-être éclairante, terme à terme, entre œuvre d’art et civilisation. Quand et où ◀l’▶œuvre a-t-elle pris naissance ? ◀Le▶ jour où la première page a été rédigée, la première touche ◀de▶ couleur posée, les premières mesures notées, ou bien ◀le▶ jour où ◀l’▶on a esquissé un plan ? Faut-il remonter à cette note écrite sur ◀les▶ genoux dans un train, il y a longtemps, et que ◀l’▶on retrouve en classant des papiers, ou à cette émotion ◀d’▶adolescent ? Ou simplement à cette commande reçue ? Qui peut en décider ? Ce qui demeure certain, c’est qu’à partir ◀d’▶une vision initiale ◀de▶ ◀l’▶œuvre déjà faite en imagination, tous ◀les▶ hasards, accidents ou rencontres, viennent servir sa composition, et se trouvent à la fois choisis et transmutés, allons plus loin : créés par elle. ◀La▶ question « est-ce bon ou mauvais ? » se repose à propos de chaque touche ◀de▶ pinceau, ◀de▶ chaque phrase ou ◀de▶ chaque mesure, localement, en vertu de ◀la▶ technique adoptée ; mais elle se pose aussi ◀d’▶une manière plus diffuse en fonction de ◀l’▶idée ◀d’▶ensemble ou ◀de▶ ◀la▶ vision directrice. Or cet ensemble, ce but entr’aperçu, ce sens ◀de▶ ◀l’▶œuvre, sont prédéterminés dans ◀l’▶acte insaisissable et par nature non repérable, par lequel ◀l’▶œuvre même fut conçue. Ils se modifieront peut-être en cours ◀de▶ route. Et peut-être apparaîtront-ils au lecteur ou au spectateur, ou encore au jugement ◀d’▶époques lointaines, très différents ◀de▶ ce que ◀l’▶auteur lui-même imaginait. Il n’importe : sans eux, rien n’aurait été fait. « Dans ma fin est mon commencement », dit un poète, traduisant ◀les▶ mystiques. Et cela vaut pour ◀les▶ artistes et ◀les▶ savants. Et cela vaut aussi pour ◀l’▶œuvre collective que représente une civilisation.
◀L’▶hypothèse directrice ◀de▶ cet ouvrage peut être maintenant formulée en fonction de ces analogies. Elle consiste à poser que ◀l’▶attitude originelle, ◀l’▶option fondamentale ◀de▶ toute recherche humaine conditionne non seulement ◀les▶ découvertes futures mais encore ◀la▶ nature ◀de▶ ce qu’on tiendra plus tard pour ◀la▶ réalité elle-même. ◀Les▶ résultats factuels, éthiques et cognitifs que livre une civilisation révèlent bien moins dans leur ensemble quelque Réalité en soi, qu’ils n’illustrent ◀la▶ direction générale dans laquelle ◀les▶ hommes créateurs et ◀les▶ agents ◀de▶ cette civilisation ont décidé ◀de▶ chercher et persistent à chercher. Dis-moi ce que tu trouves, je te dirai ce que tu cherchais.
« Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », dit à ◀l’▶homme ◀le▶ Dieu de Pascal. Mais en revanche : tu ne me trouverais pas si tu n’avais d’abord accepté ◀de▶ me chercher.
Ce sont ◀les▶ questions simples, celles que ◀l’▶on considère comme tranchées une fois pour toutes, qui permettent seules ◀de▶ découvrir ◀l’▶essence, ◀le▶ génie propre, ou pour mieux dire : ◀la▶ finalité initiale ◀d’▶une civilisation donnée. Cette civilisation tient-elle ◀la▶ matière pour bonne ou mauvaise ? Juge-t-elle ◀l’▶individualité réelle ou illusoire ? Cherche-t-elle à transcender ◀le▶ moi, ou bien à s’en évader comme ◀d’▶une prison, ou encore à ◀le▶ priver ◀de▶ son autonomie en ◀l’▶intégrant dans un corps collectif, administratif ou mythique ?
Des diverses réponses effectivement données à ces questions, découlent ◀les▶ formes ◀de civilisation occidentale et orientale, leurs antécédents disparus, et leurs succédanés totalitaires.