Chapitre III
La spire et l’axe
Galilée, à très juste titre, décide que, quoi qu’il dise devant l’Inquisition, la Terre tourne pourtant. Mais il est des réalités qui pâtissent d’▶être tues ou mal dites. Qu’on les nie, ou seulement qu’on les désigne ◀d’▶une manière incorrecte et vague, elles cesseront ◀de▶ « tourner » ou ◀d’▶être actives : ce sont celles qui importent à l’homme, parce qu’elles relèvent ◀de▶ sa foi, ◀de▶ son action ou ◀de▶ son sentiment. Ainsi l’amour : il n’est pas vraiment là tant qu’il ne s’est pas « déclaré ». Nommer certaines tendances, croyances ou passions, c’est donner libre cours à l’énergie virtuelle que l’on appelle ainsi, au double sens du mot.
C’est pourquoi je m’inquiète ◀de▶ voir sans cesse confondre les mots individu, individualité, personnalité et personne. Il s’agit ◀d’▶une inattention tout à fait générale aujourd’hui, mais qui peut entraîner des suites graves. La plus légère altération ◀de▶ sens, s’agissant ◀de▶ définitions ◀de▶ l’homme et ◀de▶ son rôle parmi les autres hommes, peut entraîner des guerres et des révolutions, par le seul fait qu’elle favorise ou justifie des régimes violemment inconciliables.
Il est vrai que l’Histoire n’est pas la sémantique et qu’elle ne se fait point à coups ◀de▶ définitions. Mais elle joue sur nos confusions : n’est-ce pas au nom de la liberté, ou ◀de▶ la paix, et comme en louvoyant avec ces noms puissants, que les pires tyrannies ont rejoint notre temps ? Et il est vrai, aussi, que le monde occidental est parti sans savoir où il allait, comme Abraham quittant son pays ; sinon serait-il vraiment l’Aventure que je décris ? Certains ◀de▶ nos pays, qui ont les meilleurs régimes, ont aussi la plus grande répugnance à formuler clairement les principes qu’ils observent. L’Angleterre met une coquetterie à n’avoir pas ◀de▶ Constitution écrite, ni ◀de▶ Déclaration des droits de l’homme ; et les Suisses ont refusé soigneusement — jusqu’à nos jours — ◀de▶ formuler la doctrine ◀de▶ ce fédéralisme qu’ils ont pourtant vécu pendant des siècles. Mais s’il peut être utile ◀d’▶ignorer ce que l’on vit, et ◀de▶ ne pas déclarer où l’on va, il est bon ◀de▶ savoir ◀d’▶où l’on vient.
Cherchant les origines ◀de▶ la notion ◀de▶ personne, dont j’ai dit qu’elle était proprement constitutive ◀de▶ l’Occident, je trouve les grands conciles œcuméniques, Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine, dont les décisions représentent autant ◀de▶ mises au point ou ◀de▶ « communiqués » sur l’état ◀de▶ la question au moment où l’Europe va se détacher du monde antique.
Genèse théologique ◀de▶ la personne
Les mémoires ◀d’▶un Grégoire de Nazianze, les chroniques ◀de▶ l’époque et les textes votés nous permettent ◀de▶ nous faire une image vivante ◀de▶ ces assises du christianisme grec : les grands conciles. Qu’on se figure bien moins ◀de▶ savantes réunions ◀de▶ professeurs et ◀d’▶érudits, que des séances houleuses ◀de▶ parlements modernes, ou même des Conventions ◀de▶ partis, en Amérique. Convoqués par l’empereur ◀de▶ Byzance, les évêques se rassemblent ◀de▶ tout le Proche-Orient, ◀d’▶Afrique, ◀de▶ Macédoine, ◀d’▶Égypte et ◀d’▶Ibérie. Les chefs ◀de▶ grands partis, entourés ◀de▶ leurs tenants, les légats ◀de▶ l’empereur et du pape, font dans la ville choisie des entrées solennelles : la discussion commence par ces démonstrations ◀de▶ la force et du prestige des partis en présence. Des troupes ◀de▶ moines fanatiques parcourent les rues. Parfois, comme à Éphèse et Chalcédoine, tout un monde ◀de▶ laïques ambitieux, ◀de▶ soldats, ◀de▶ matelots égyptiens et ◀d’▶hommes ◀de▶ main, rôde autour de l’église où siège le concile, attendant l’occasion ◀d’▶intervenir en force. À l’intérieur, les incidents ◀de▶ séance se multiplient. « On dirait un essaim ◀de▶ frelons », note Grégoire. On s’exclame et l’on s’interpelle avec violence, ◀de▶ la gauche et ◀de▶ la droite ◀de▶ la nef où sont massées plusieurs centaines ◀d’▶évêques et ◀de▶ docteurs, tandis que les légats du pape (toujours absent) et les fonctionnaires ◀de▶ l’Empire ont pris place à la balustrade ◀de▶ l’autel. Des tumultes s’élèvent et les Pères crient : « C’est la vraie Foi ! c’est la Foi des Apôtres », « Anathème à celui qui ne croit pas ainsi ! Chassez Eusèbe, qu’on le coupe en morceaux ! Il a divisé le Sauveur, qu’on le divise lui-même ! » Des rédactions improvisées à la dernière minute sont mises aux voix. Le vote est emporté, mais des négociations ◀de▶ couloirs le remettent en question le lendemain. Un groupe ◀d’▶évêques menace ◀de▶ s’en aller. On échange des députations. On a signé des listes ◀de▶ présence qui seront plus tard contestées : sont-elles complètes, sont-elles exactes ? n’a-t-on pas ajouté des noms ◀d’▶absents ? Il faut maintenant souscrire aux formules adoptées, déposer l’adversaire hérétique22, excommunier, rétablir dans un siège, tenir compte des pressions opposées ◀de▶ l’empereur ou du pape ◀de▶ Rome, déposer ou non le patriarche ◀de▶ Byzance — et soudain la tourbe des moines et des nervis fait irruption, Hilaire ne doit son salut qu’à la fuite, Flavien meurt sous les coups de bâton. Au soir, le dogme est proclamé, l’erreur ◀de▶ Nestorius vient ◀d’▶être condamnée, et la population ◀de▶ la ville éclate en transports ◀d’▶allégresse, acclame les Pères, illumine les quartiers, reconduit les évêques en cortège à la lueur des torches et dans l’encens des cassolettes à parfum.
Tel est donc le spectacle offert par les premières assises du christianisme, au lendemain ◀de▶ son triomphe temporel. (Nicée se place douze ans seulement après l’édit ◀de▶ Constantin, et beaucoup des évêques qui dominent le concile portent les traces physiques ◀de▶ la persécution et des tortures qu’ils ont subies.) Spectacle à vrai dire confondant. Tout cela grouille, discourt et manifeste, proteste, exile, accuse ◀de▶ blasphème ou en est accusé, organise des guets-apens ou y tombe, mélange indiscernablement la politique ◀d’▶Église ou même ◀d’▶Empire et la métaphysique la plus subtile, pour n’aboutir enfin qu’à des définitions à peine différentes des anciennes ou ◀de▶ celles qu’il s’agit ◀d’▶écarter — les unes comme les autres, d’ailleurs, peu compréhensibles en soi, et souvent tout obscures pour le peuple chrétien. Tout cela serait absurde si ce n’était sublime, si ce n’était finalement bien plus intelligent, bien plus sage et bien plus réaliste qu’un Athanase lui-même n’a pu le concevoir, faute ◀d’▶avoir pu le juger avec les yeux ◀de▶ l’Histoire.
Voilà donc l’atmosphère dans laquelle fut nouée la notion dont descendent nos conceptions ◀de▶ l’homme.
En apparence, il ne s’agit, lors de Nicée, que ◀d’▶un iota 23, en réalité, ◀de▶ la définition ◀de▶ la personne, à partir des Personnes divines, et particulièrement ◀de▶ celle du Christ, vrai Dieu et vrai homme à la fois.
Le problème était le suivant : comment nommer les relations intradivines et les relations ◀de▶ Dieu à l’homme révélées par la venue du Christ, Dieu qui est le Père en tant que Créateur, le Fils en tant que Rédempteur, le Saint-Esprit en tant que Libérateur ? Comment sauvegarder à la fois la distinction et la liaison ◀de▶ ces aspects ? Comment éviter à la fois un monothéisme indifférencié, évacuant le fait central ◀de▶ l’Incarnation, et un trithéisme mythologique ou rationalisé ? Pour résoudre en doctrine ce débat séculaire24 sous la pression croissante des hérésies et ◀de▶ la Gnose en pleine effervescence, les Pères grecs et latins ne disposaient en fait que ◀de▶ notions et ◀de▶ mots inadéquats, au surplus difficiles à concilier.
L’hellénisme avait dégagé les notions ◀de▶ l’être distinct, c’est-à-dire ◀de▶ l’Individu, et ◀de▶ la permanence ◀de▶ cet être à travers ses modalités : essence, substance et hypostase. ◀De▶ leur côté, les Romains avaient défini le terme ◀de▶ persona, désignant au début le masque ◀de▶ l’acteur, puis son rôle, et ◀de▶ là, l’homme lui-même en tant que doté ◀de▶ droits dans la cité : le citoyen. Tout homme est un individu, du simple fait qu’il est un corps distinct, mais il ne devient une « personne » qu’en vertu des relations civiques et juridiques dont il est le porteur dans l’État ; ◀d’▶où cet adage du droit romain : persona est sui juris, servus non est persona (la personne étant définie par sa valeur juridique, l’esclave n’est pas une personne). Ainsi l’individu n’était qu’atome, et la persona que valence ; l’un existait par soi, l’autre dans ses relations.
L’acte ◀de▶ création des grands conciles consista donc à opérer la transmutation périlleuse ◀d’▶un mot latin et ◀de▶ contenus helléniques en un dogme exprimant la nature triple et une ◀de▶ la Divinité révélée en Jésus. Ainsi naquit l’idée ◀de▶ Personne, terme purement théologique aux yeux des Pères de Nicée, mais qui devait apparaître, après coup, comme le fait spécifique et capital ◀de▶ l’anthropologie occidentale.
Genèse ◀de▶ la personne humaine
Comment expliquer le transfert ◀d’▶un terme dogmatique, concernant Dieu lui-même, à un niveau ◀de▶ réalité où ce même mot désignera le rôle social ◀de▶ l’homme, autant que sa dignité métaphysique ? Que ce transfert ait bien eu lieu, c’est l’évidence : nous parlons tous ◀de▶ la « personne humaine », et l’on ne pouvait rien faire ◀de▶ tel avant Nicée. Mais en se bornant à constater le fait, on perdrait la plus belle occasion ◀de▶ situer l’homme occidental au carrefour hasardeux dont je parlais plus haut : carrefour ◀de▶ sociétés non moins que ◀de▶ doctrines.
Dialectique grecque et juridisme romain, catalysés par l’exigence chrétienne, ont produit le mot décisif. Mais les réalités politiques et sociales élaborées par ces trois mondes sont entrées elles aussi en symbiose, et cela ◀d’▶une manière manifeste dès l’époque des conciles œcuméniques.
Apport grec. — L’homme se détache du corps magique en lequel se mêlaient sans fin ni formes nettes les vivants et les morts, les dieux et les démons. L’individu prend sa mesure fragile et menacé, mortel et ignorant, il sait qu’il n’est pas dieu, ne rêve pas ◀de▶ le devenir, mais se sent ◀d’▶autant plus décidé à tirer le meilleur parti ◀de▶ sa condition. Entreprenant, curieux jusqu’au défi, navigateur, spéculateur dans tous les ordres, il est à tous égards celui qui définit — l’homme du Verbe et ◀de▶ l’épithète, « la mesure ◀de▶ toutes choses », dira Protagoras, « ◀de▶ celles qui sont en supposant qu’elles sont, ◀de▶ celles qui ne sont pas en supposant qu’elles ne sont pas ». Juge ◀de▶ tout, on le voit, même des dieux. ◀D’▶où le sens ◀de▶ sa dignité, qui ne tient à rien qu’à lui-même, au seul fait qu’il existe, distinct. ◀D’▶où son orgueil aussi, son astuce égoïste et finalement, cette anarchie sceptique qui, lorsque se perdra la révérence à l’égard des dieux et des lois, livrera la cité « atomisée » à la brutale mise au pas du Romain.
Apport ◀de▶ Rome. — Il se résume dans le terme viril ◀de▶ citoyen. L’homme ne tient plus sa dignité unique ◀de▶ quelque essence indestructible, mais du personnage qu’il revêt dans la cité maintenue par les cadres du Droit et des Institutions dûment hiérarchisées. Ce puritanisme social, cette morale du service ◀de▶ l’État, fera la grandeur ◀de▶ l’Empire et la pauvreté ◀d’▶âme ◀de▶ ses sujets. Si la dissociation menaçait en permanence la cité grecque, c’est la sclérose collectiviste qui va causer la chute ◀de▶ Rome.
C’est au sein de cette société dont les structures rigides n’encadrent plus qu’une anarchie latente, parce que ses disciplines ne sont pas celles ◀de▶ l’âme, que naît et se répand le christianisme.
Apport chrétien. — La conversion — révolution individuelle — libère tout homme, noble ou esclave, des liens sacrés ◀de▶ la caste ou du clan ; en même temps, elle le met au service du prochain. Entrant dans une communauté chrétienne, l’esclave y trouve la dignité morale qui était celle ◀de▶ l’individu selon les Grecs, et l’honneur ◀de▶ servir, qui était celui du citoyen romain. Il devient donc un paradoxe vivant : à la fois libre et responsable, vraiment distinct et vraiment relié, et singularisé par la même vocation qui lui fait découvrir dans tout homme son prochain. Ce paradoxe vécu en vertu de la foi reproduit, dans le plan ◀de▶ l’existence concrète, la forme même des grandes définitions antithétiques ◀de▶ Nicée. C’est ainsi que la personne du chrétien imite au plan humain la Personne du Christ. (Cette analyse sociologique est homologue — soulignons-le — ◀de▶ l’analyse philologique ◀de▶ la Personne.) Mais si la personne du chrétien, dans son équilibre en tension, unit le meilleur ◀de▶ Rome et ◀de▶ la Grèce, elle est aussi menacée, dans le monde du péché, par un double péril simultané : celui ◀de▶ la fuite vers le salut individuel, et celui ◀de▶ l’abandon au sacré collectif — maladie « grecque » et maladie « romaine » ◀de▶ la personne.
La spire
Si dans la Personne du Dieu-homme les deux natures s’unissent pleinement et sans conflit, il n’en va pas ainsi du spirituel et du charnel dans l’homme pécheur ; ni ◀de▶ la liberté et du service dans l’homme converti. Ces antinomies, en effet, ne sauraient être résolues qu’en vertu de la foi, dans l’amour, et par l’obéissance absolue à une vocation transcendante ; hors de quoi la personne demeure un pur possible, ou la résultante idéale ◀d’▶une tension toujours menacée ◀de▶ relâchements ou ◀de▶ ruptures, lorsque l’un ◀de▶ ses pôles vient à faiblir ou subitement se laisse absorber par l’autre.
Né du complexe ◀de▶ paradoxes et ◀de▶ tensions que nous avons vu se nouer au « carrefour hasardeux » du Bas-Empire, l’Occident se voyait promis à une histoire proprement dialectique, qui évoque dans son ensemble l’image ◀d’▶une discussion de plus en plus nourrie et mouvementée entre les excès alternés ◀de▶ l’individualisme et du social. Et dès lors qu’il était issu ◀de▶ contradictions peut-être insurmontables dans le plan où l’histoire en lit les témoignages, il était condamné au progrès, c’est-à-dire à la recherche sans fin ◀d’▶un équilibre dont le secret n’est pas ◀de▶ ce monde. Car s’il est vrai que la foi doit agir dans ce monde, elle reste un don ◀de▶ Dieu et l’homme n’en dispose pas.
Posons maintenant que le But ◀de▶ toute l’histoire humaine vue dans la perspective chrétienne est le suivant : la communauté des personnes, libérées et reliées en vertu de la foi.
Cet idéal s’est constitué comme tel aux premiers siècles ◀de▶ notre ère, dans une histoire qu’il n’a pas arrêtée, mais dont il a pris la relève. Il est intervenu dans une suite dialectique, non comme sa conclusion mais comme un accident. Et dans la mesure où il a pu s’y insérer, il n’en a pas interrompu le cours : mais en créant un axe ◀d’▶attraction verticale, il a élevé en spire un mouvement naturel qui tendait à devenir circulaire, et transformé le cycle des perpétuels retours en Aventure.
Le cycle était — ou paraissait — déterminé par une espèce ◀de▶ logique, qu’on peut déduire empiriquement ◀de▶ l’histoire. Voici le schéma.
Le clan, la tribu primitive, lie les êtres nés dans sa sphère par les liens du sang et ◀de▶ la terre où reposent les morts effrayants. Tout participe ◀de▶ tout, dans la magie, rien ne se détache vraiment ◀de▶ rien, ni le nom ◀de▶ la chose, ni le fils du père, ni le mort du vif. Stade grégaire, où seul le sacré différencie quelques fonctions.
Celui qui sort du clan s’éloigne des tombeaux et perd la protection ◀de▶ ses morts redoutés. Rien ne le distingue du criminel, sauf l’idée qu’il prend ◀de▶ lui-même, enfin distincte. Il court sa chance ◀d’▶individu, et comme tel il s’allie à d’autres « sans-foyer », aventuriers, métèques, hors-caste, sang-mêlé. Pour faire siens les dieux étrangers, il doit les supposer universels, garant du sort ◀de▶ tous les hommes qui leur rendent le culte civique. Dès lors, les « liturgies » ◀de▶ la cité règlent les droits et les devoirs, selon les lois ou les contrats, et non plus selon la magie. Chacun pour soi, les dieux pour tous.
Mais quand l’innombrable poussée des énergies ainsi déliées devient conquête, quand les cités lointaines succombent avec leurs dieux et la vénération des dieux en général, il n’y a plus que « chacun pour soi ». Voici le temps du cosmopolitisme et ◀de▶ l’individu sans foi ni loi, dont le plus fort ou le plus chanceux se fait tyran. Mais cette fuite générale devant les engagements — civiques, privés ou religieux — cette dissolution des liens moraux et ce mépris des limites comme des fidélités, vont laisser l’homme désemparé, étranger à soi-même dans une cité trop vaste. Du vide social créé par l’individualisme monte l’appel à l’ordre à tout prix.
Et l’Ordre s’établit, par décrets militaires. Il libère les individus ◀de▶ l’angoisse ◀d’▶être libres sans but. Il les encadre, les aligne, les rassure, les terrorise et les flatte à la fois. ◀De▶ leur poussière, l’État fait son ciment. Il prescrit une morale ◀d’▶État et compense son défaut ◀de▶ principe intérieur par une répression vigilante. Il « reconstitue » le sacré, — un sacré ◀d’▶État, sans magie, mais non pas sans prestige théâtral, et dont le dieu commande en personne l’armée, la police et les prêtres. Et les castes qui reparaissent achèvent ◀d’▶enfermer l’homme dans sa fonction sociale25. Que pourrait exiger maintenant ce vide ◀de▶ l’âme qui se déclare, — maladie mortelle ◀de▶ tout Ordre qui n’a su qu’encadrer l’anarchie ?
Du pain ? L’État l’assure à ses clients dociles. « Clarissimes » oisifs sur leurs terres, fonctionnaires ◀de▶ toute classe, miliciens, plèbe des villes, tous vivent aux dépens de l’État-providence, dans une fainéantise à peine croyable26. Des jeux ? L’État les organise à satiété. Des religions ? Bien sûr. Mais c’est ici que Rome révèle sa carence essentielle. Elle impose avec trop ◀de▶ rigueur des rites et des symboles trop pauvres et trop froids. Les sectes orientales se mettent à pulluler. Elles ne peuvent que précipiter la dissolution intérieure ◀d’▶une société qui a perdu la magie, embrigadé l’individu, épuisé les vertus ◀de▶ l’ordre. Isis, Mithra, Mani, la Grande Déesse, ne peuvent pas reconstruire une société humaine, puisqu’ils n’offrent ◀d’▶autre salut que dans la fuite mystique ou l’archaïsme.
Les Barbares excités, qui se bousculent sur le seuil, vont seuls répondre à cet appel du vide : ils y tombent comme on cède au vertige. Ils tombent dans l’Empire, plutôt que lui sous leurs coups. Ils vont fermer le cycle, et tout recommencera : grégarisme magique et liens du sang, réinvention ◀de▶ l’individu puis ◀de▶ ses excès, vide social, réaction ◀de▶ l’État, dictature, sacré restauré, lassitude, vide ◀de▶ l’âme et retour des Barbares…
C’est ici qu’intervient le christianisme. L’Incarnation, je l’ai dit, ne « résulte » ◀de▶ rien. Isaïe l’avait vue, mais les Juifs l’ont niée, et pas un historien ne la rendra plausible : ils calculent leurs dates d’après elle, et non l’inverse. Le succès ◀de▶ l’Église, au contraire, paraît s’expliquer après coup. Elle apportait une foi capable ◀d’▶assumer le meilleur ◀de▶ l’héritage grec, et ◀de▶ le sauver ◀de▶ la dissociation bien mieux que n’avait su le faire l’ordre impérial. Pourtant elle n’a pas suspendu le verdict prévisible, ni la chute. Elle n’a pas arrêté les Barbares. Elle les a seulement convertis. C’est ici que le cycle nouveau s’ouvre en spire ascendante et devient notre Histoire.
Retour des phases, mais modifiées
Le Moyen Âge est un retour au grégarisme. Mais le sacré chrétien y combat la magie, et l’Église y résiste à l’Empire. Les trois états imitent les castes, mais la première du moins demeure ouverte à tous : le clergé et les ordres religieux nient les états.
La Renaissance est un retour ◀de▶ l’hellénisme rationnel et profanateur, et déjà presque ◀de▶ l’aventure alexandrine : la découverte du monde y est une conséquence ◀de▶ l’idée ◀de▶ l’infini, tout nouvellement admise, délivrant l’esprit ébloui du monde cloisonné qu’était le Moyen Âge. Mais déjà la Réforme recrée une morale du service social au nom de la liberté bien tempérée, et voilà qui évitera par la suite aux pays qui l’adopteront les mises au pas totalitaires.
La vraie période hellénistique — tyrannies et dissociation pulvérulente des milieux et des classes responsables — c’est le xviiie français qui la reflète. Le bourgeois qui fait faire son portrait, triche au jeu des affaires, spécule sur les entreprises coloniales, réduit à l’intérêt tous les motifs ◀de▶ l’âme, et ne croit à rien ◀d’▶autre qu’à ses droits, cet individualiste mérite mieux que les Rois la réaction romaine que sera le jacobinisme. Il s’imagine qu’il veut la fin des « privilèges » et des « abus » du régime monarchique, mais il n’attend qu’une tyrannie plus rationnelle, et il l’aura. Car tandis que l’Amérique fonde la démocratie sur une morale quasi personnaliste, — elle veut vraiment la liberté, non ses emblèmes — la France bourgeoise se donne une déesse et des jeux, des tribuns, des consuls, et finalement César.
Et voici notre époque ◀de▶ Bas-Empire inquiet, divisé dans son âme et devant ses « Barbares »…
Le deuxième tour ◀de▶ spire a ramené les mêmes phases dans le même ordre ◀de▶ procession, si toutefois l’on s’en tient aux grands ensembles. Mais chaque phase est ici plus complexe. Et d’abord ◀de▶ la complexité des différents passés qui sont les siens, car elle s’est faite aux dépens du dernier et contre lui, mais c’est au nom de l’avant-dernier qu’elle innove, en croyant s’y conformer : le Moyen Âge thomiste « revient » à Aristote, la Renaissance imite ce qu’elle connaît ◀de▶ l’art antique, la Réforme se veut un pur « retour » aux sources, et la Révolution se croit romaine, alors qu’elle inaugure le romantisme, qui à son tour se voudra médiéval…
Ainsi les phases successives portent le nom ◀de▶ leur innovation, quand elles se seraient donné celui ◀de▶ leur modèle. Signe du conflit permanent qui les sous-tend et les gauchit perpétuellement : ◀d’▶où ce mouvement ◀de▶ spire mouvante qui en résulte à nos yeux ◀d’▶observateurs distants.
Ceci encore : tous les passés durent en chacune des phases nouvelles ; l’un refoulé dans quelque inconscient collectif qui parle encore dans les légendes, et l’autre simplement subordonné aux valeurs neuves, un troisième enfin comme parqué dans une classe ou dans certaines zones géographiques déterminées. Le grégarisme primitif et sa magie vivent encore dans la paysannerie ◀de▶ tous les pays ◀de▶ l’Europe — îlots à l’Ouest, larges taches continues aux confins ◀de▶ l’Est et du Sud — comme ils animent nos rêves et parfois tel poète. C. G. Jung retrouve les Indiens dans l’inconscient des riches Américaines. Presque tous nos intellectuels sont des Hellènes ou des Alexandrins. ◀De▶ nombreux éléments rituels du mithraïsme ont passé dans nos liturgies, comme le titre suprême ◀de▶ la Rome païenne, le pontifex, désigne encore les papes. Etc. Stratifications ◀de▶ passés ? Oui, s’il ne s’agissait que ◀de▶ reliquats inertes, voire ◀de▶ simples réflexes conditionnés par des gestes ◀d’▶exécration qui remontent peut-être au paléolithique, comme la main devant la bouche si l’on bâille. Mais il s’agit aussi ◀de▶ témoignages demeurés présents et actifs, tels que statues, peintures, monuments, rites et rêves. Et il s’agit surtout ◀de▶ complexes dynamiques, ◀de▶ formes ◀d’▶exister qui poursuivent dans nos vies — dans l’atome ◀de▶ durée ◀de▶ chacune ◀de▶ nos vies — cette même dialectique qu’on vient de voir s’illustrer par grands pans ◀d’▶histoire ◀de▶ l’Europe.
Certes, nous n’en sommes plus à dessiner des cartes où l’Europe est le centre du monde — comme cela se fit encore au xve siècle —, mais je crois bien que l’Europe demeure le lieu du monde où l’on observe la plus forte densité ◀d’▶histoire humaine. Je parle ◀d’▶une présence simultanée du plus grand nombre ◀d’▶expériences au moins diverses et parfois ◀de▶ sens opposés. L’Asie et la Russie n’ont pas connu la Renaissance : elles sont en train de passer sans transition ◀de▶ leur Moyen Âge à l’ère ◀de▶ la technique. Les USA n’ont pas eu ◀de▶ Moyen Âge27 et sont issus ◀de▶ l’ère rationaliste-moraliste dont procède sans conflits majeurs notre technique. L’Europe a derrière elle et porte en elle l’Antiquité gréco-latine, le Moyen Âge, la Renaissance et les Lumières, le romantisme, le nationalisme et le socialisme. Elle vient ◀d’▶entrer dans l’ère technique en conservant les traces vivantes et les conflits ◀de▶ toutes ces phases successives. Cette densité ◀d’▶histoire est un ressort puissant ◀de▶ l’aventure occidentale.
Les deux communautés
On me dira que l’aventure est sur le point de mal finir, car les régimes totalitaires risquent bien ◀d’▶en poser le terme. Et il est vrai qu’ils sont intervenus dans une phase ◀de▶ notre évolution qui correspond — un tour ◀de▶ spire au-dessus — à celle ◀de▶ l’expansion chrétienne. De même que la prédication des « derniers temps » et ◀d’▶une fin du monde imminente fut ◀d’▶un puissant attrait pour les esclaves ◀de▶ Rome, ainsi voit-on ◀de▶ nos jours le message communiste apporter la promesse ◀d’▶une « fin ◀de▶ l’histoire », c’est-à-dire ◀d’▶une fin ◀de▶ la souffrance pour les classes victimes du Progrès, et ◀d’▶une fin ◀de▶ nos conflits politiques et moraux. Faut-il penser que le communisme figure « historiquement » la nouvelle espérance et le nouveau principe ◀de▶ communion humaine, tandis que nos sociétés se désagrègent à l’intérieur de cadres sclérosés ?
Les données générales du problème ◀de▶ la communauté des hommes en Occident peuvent être résumées en termes analogues, qu’il s’agisse du début ◀de▶ notre être ou ◀de▶ ce siècle. Le christianisme apparut en effet au sein d’une société dont le principe ◀de▶ cohésion semblait épuisé, mais dont les formes institutionnelles étaient encore assez solides et vénérées peur exclure toute réforme profonde, sinon pour refouler les barbares du dehors et réduire les chrétiens au-dedans. Ainsi voyons-nous aujourd’hui l’Europe chassée ◀de▶ l’Asie, investie par les Russes et minée par les communistes, s’accrocher néanmoins à des institutions quasi sacrées — comme la souveraineté nationale — qui l’empêchent à la fois ◀de▶ s’unir pour sa défense et ◀de▶ rallier l’ensemble ◀de▶ ses forces sociales autour ◀d’▶un grand principe ou ◀d’▶un espoir commun. Mais le parallèle s’arrête là.
Relevons d’abord deux différences ◀de▶ fait. On a cru pouvoir comparer les chrétiens des catacombes à nos communistes plus ou moins clandestins, mais ces chrétiens n’avaient nullement partie liée avec les Barbares ennemis, et ne représentaient à aucun titre la « cinquième colonne » ◀de▶ quelque empire germain ou hun. Cette première différence met en lumière l’avantage appréciable des Soviets sur Attila. Ensuite, le christianisme ne trouvait devant lui qu’une religion civique, frustrant la faim ◀de▶ l’âme. Mais c’est l’inverse qui se produit sous nos yeux. Devant le milicien fasciste ou communiste, le même signe ◀de▶ Croix se dresse à l’Occident. Les raisons ◀de▶ sa victoire sous Constantin n’ont pas changé. Et l’écrasant fracas des avions volant bas sur les parades sacrées ◀de▶ la Place Rouge ne couvrira jamais ce murmure obsédant, échappé voici près de seize siècles des lèvres ◀de▶ l’empereur Julien mourant : Tu as vaincu, Galiléen ! Vicisti Galilaeus !
Mais quelle que soit l’issue ◀de▶ la lutte engagée, l’antinomie des buts et des réponses est claire. En ce point ◀de▶ la spirale ascendante où l’angoisse ◀de▶ l’homme isolé, soumis au-delà ◀de▶ ses forces à la contradiction des idéaux qu’il n’ose plus croire et des pratiques dont il subit l’injure, exige une réponse brutale ou pacifiante, une voix s’écrie : « Je te libère du tourment ◀de▶ choisir, obéis ! » ; l’autre dit simplement : « Cherche et tu trouveras. » (Car le but est dans la recherche. Et nulle recherche n’est vraiment sans but, puisqu’elle n’est éveillée que par l’appel du but. Et le but est présent dans l’appel, comme la personne l’est dans sa voix.)
En d’autres termes : quand l’homme en est au point ◀de▶ ne demander plus rien ◀d’▶autre qu’un principe ◀de▶ communauté, c’est-à-dire un moyen quelconque ◀de▶ donner un sens à sa vie engagée dans le monde des hommes, le communisme dit Parti, le christianisme dit Église.
Le Parti est une dictature. Il dicte à chacun son emploi, par suite son personnage et sa morale. Il épure, centralise et tyrannise. Il combat les goûts personnels, qui seraient source ◀de▶ conflits improductifs, et même éventuellement ◀de▶ sabotage. Nous le voyons rétablir les castes28 et recréer un sacré synthétique qui, faute de tradition, s’impose par la Terreur : le Soleil invaincu ◀de▶ Dioclétien annonce la swastika ◀d’▶Hitler, comme la Déesse Raison ◀de▶ Robespierre cette Nécessité dialectique invoquée par le « Père des peuples » pour mieux décimer ses enfants…
Mais l’Église au contraire est une communauté ◀de▶ vocations personnelles, et donc imprescriptibles. Elle appelle à la liberté dans l’obéissance ◀de▶ la foi. Et cette foi n’a jamais cessé ◀d’▶être le vrai recours ◀de▶ l’homme contre la loi, fût-elle sanctionnée par le pape. C’est pourquoi le christianisme, partout où il agit dans l’esprit ◀de▶ son chef éternel, détruit les castes et les barrières ◀de▶ classe, ◀de▶ nation, ◀de▶ race et ◀de▶ rang. Certes l’Église, sous toutes ses formes historiques, non romaines autant que romaine, a souvent pactisé avec la loi du « monde ». Mais partout où l’Église agit comme un Parti, il est clair qu’elle trahit sa foi ; tandis que le Parti se conforme à sa loi lorsqu’il devient totalitaire, c’est-à-dire dès l’instant qu’il s’arroge les pouvoirs propres ◀d’▶une Église29.
Au vide ◀de▶ l’âme et à l’angoisse des isolés, l’Église offrait le type absolument nouveau ◀d’▶une vie communautaire ouverte et progressive. Le Parti lui aussi offre une Communauté, mais fermée et par suite régressive.
Cette double possibilité communautaire existe en Occident depuis près de vingt siècles. Si l’Occident, un jour, par un choix radical, adoptait l’une et rejetait l’autre à tout jamais, la spire rejoindrait l’axe, ou se muerait en cycle. Dans l’un et l’autre cas, ce serait la fin ◀de▶ l’Histoire.
L’axe
Magie, individu, cité, dissociation, réaction ◀de▶ l’État, anarchie intérieure, régime totalitaire (da capo al fine), chacun ◀de▶ ces moments dialectiques ◀de▶ notre histoire occidentale pourrait être illustré par une surabondance ◀de▶ « documents » et ◀de▶ « faits historiques ». Et chacune ◀de▶ ces catégories pourrait être lue à l’œil nu dans ses témoignages plastiques : le grégarisme médiéval dans l’entassement ◀de▶ pierre ◀d’▶une vieille cité à l’intérieur de ses murailles circulaires, l’individualisme tempéré dans la dispersion régulière des cottages hollandais ou américains, semblables par le style, soigneusement espacés, mais sans barrières qui les divisent ; l’individualisme revendicateur dans les pavillons ◀de▶ banlieue en France, hétéroclites et clôturés (chien méchant) ; le collectivisme totalitaire dans ses parades et leurs décors austères et plats…
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Mais la personne dans tout cela, où l’a-t-on vue ? Catégorie fondamentale et spécifique ◀de▶ l’Occident, serait-elle aussi la seule à ne pouvoir produire ses symboles, ses illustrations, et les preuves ◀de▶ son existence ? C’est le cas effectivement, et l’on conçoit sans peine qu’il n’en puisse aller autrement. La personne est appel et réponse, elle est acte et non fait ou objet, et l’analyse complète des faits et des objets n’en décèlera jamais la preuve incontestable. C’est ainsi qu’un sérieux historien peut écrire : « L’Église chrétienne n’apportait à la société aucun concept juridique ou social nouveau. Elle accepta donc sans résistance, sans vraie répugnance, les institutions ◀de▶ l’État romain30. » Or l’Église, on l’a vu, apportait, dans une société ◀de▶ castes, le principe ◀de▶ la fraternité humaine ; elle sauvait le meilleur ◀de▶ la Grèce et ◀de▶ Rome en opérant l’intégration sans précédent ◀de▶ l’individu libre et du citoyen engagé ; elle apportait ainsi le concept ◀de▶ la personne, au nom duquel tous les autres « concepts juridiques et sociaux » ◀de▶ l’Antiquité allaient subir une progressive refonte et une série ◀de▶ révolutions. Certes, on peut ne pas voir la personne invisible, mais si l’on refuse ◀d’▶y croire sans preuves « documentées » (il y a pourtant les actes des conciles), on se condamne du même coup à juger sans comprendre les faits et les objets visibles ◀de▶ notre histoire.
En suivant le cours manifesté ◀de▶ notre spire, nous n’avons donc jamais rencontré la personne, pour la raison bien simple quelle est l’axe ◀de▶ la courbe. Elle reste équidistante ◀de▶ chacun ◀de▶ ses points, et son action s’exerce en chacun ◀d’▶eux, bien qu’elle n’y soit jamais objectivée, introduite ou posée comme un « fait ».
Elle agit sur le Moyen Âge qui, sans elle, eût été encore plus « oriental » et n’eût peut-être pas connu le passage ◀de▶ l’esclave au serf, puis à l’homme libre, le mouvement communal et les Cortès, l’ordre ◀de▶ Saint-François, la chevalerie, — et ce modèle ◀de▶ l’unité dans le divers qu’est la musique, cette plus pure création ◀de▶ l’Europe. Elle agit sur la Renaissance, qui sans elle eût perdu la grande modération — cette forme occidentale ◀de▶ la « sagesse » — qu’on admire dans les œuvres ◀d’▶un Vitoria, soumettant la raison ◀d’▶État à la morale chrétienne et posant, dans son ◀De▶ Indis, le principe des devoirs du colonisateur. Elle agit par et dans la Réforme ◀de▶ Calvin, qui met la vocation au-dessus ◀de▶ la cité. Elle agit au xviiie siècle, comme un idéal innommé, sur les législateurs américains, les auteurs du Federalist, et peut-être parfois sur Rousseau31, sûrement sur Goethe. Elle agit ◀d’▶une manière pseudonyme32 dans la passion intellectuelle ◀d’▶un Kierkegaard (malgré Hegel et contre lui) avant ◀d’▶être nommée et définie comme telle par les meilleurs esprits du xxe siècle (malgré le marxisme et contre les doctrines totalitaires). Et c’est encore au xxe siècle qu’elle inspire la première théorie politique qui mérite ◀d’▶être qualifiée ◀d’▶axiale, j’entends le fédéralisme, qui combat à la fois la tyrannie ◀de▶ l’unité forcée et l’anarchie des intérêts particuliers.
On pensera bien que je ne dresse pas là un catalogue : j’indique quelques repères, à la volée. Et il est nécessaire qu’ils restent discutables, qu’ils ne prétendent qu’à l’approximation : cela tient à la définition ◀de▶ la personne humaine, nous l’avons vu. La personne n’est jamais ici ou là, mais dans un acte, dans une tension, dans un élan — plus rarement au principe ◀d’▶un équilibre heureux, telle qu’une œuvre ◀de▶ Bach peut en donner le sens. Nulle part pleinement réalisée dans notre histoire, partout active.
◀D’▶une forme ◀de▶ pensée personnaliste
Cependant, l’exercice séculaire ◀de▶ cette dialectique à deux termes dont j’ai montré plus haut qu’elle prend son origine dans la méditation sur le Dieu-homme, n’a pas été sans informer dans notre esprit une certaine manière ◀de▶ penser. Ou peut l’appeler « personnaliste », en ce sens qu’elle est l’homologue, dans les opérations intellectuelles, du paradoxe vivant ◀de▶ la personne. Et il est remarquable qu’elle ait pris forme au xxe siècle, en pleine période ◀d’▶essor du totalitarisme, parfois amenée à la conscience par ce défi — et alors elle se dit personnaliste — parfois aussi pour des raisons purement « techniques », et dans un contexte ◀de▶ science pure qui semble tout indépendant des circonstances politiques et sociales… Je ne m’attacherai, ici, qu’à la forme commune que revêtent les raisonnements ◀de▶ mes contemporains dans les domaines les plus variés ◀de▶ leurs recherches et ◀de▶ leur conduite.
Le problème des maxima contradictoires (ou incompatibles) se posait aux docteurs ◀de▶ Nicée sous cette forme : comment concilier l’unité ◀de▶ l’essence divine et la diversité des « aspects » du Dieu révélé (Père, Fils, et Saint-Esprit) ? Ensuite, comment concilier en un seul être historique et divin, Jésus-Christ, les deux termes, vrai homme et vrai Dieu ? Le résultat ◀de▶ ce débat fondamental fut la notion ◀de▶ Personne divine, plus tard transférée par analogie à la personne humaine, c’est-à-dire à l’individu naturel qui reçoit une vocation ◀de▶ Dieu ; puis à tout être humain considéré dans sa dignité.
La dialectique particulière qui se constitua au cours de ces débats, informa par la suite toute la pensée théologique, dans les époques où la philosophie n’était encore que sa servante. Mais la philosophie se trouve à l’origine des doctrines politiques et juridiques d’une part, et ◀de▶ la pensée scientifique ◀de▶ l’autre.
Sautons au xxe siècle. Nous y voyons posé, dans les domaines les plus divers, mais cette fois-ci ◀de▶ la manière la plus expresse, le problème des maxima contradictoires. J’en donnerai cinq exemples.
Chaque homme est à la fois distinct, unique, mais lié à un corps social, à des semblables. Il est libre mais responsable. Le maximum ◀de▶ liberté correspondrait donc à ses yeux au minimum ◀de▶ responsabilité. En fait, la liberté ◀de▶ Robinson est ◀d’▶autant plus vide qu’elle est plus totale, tandis que la responsabilité maxima ◀d’▶un roi idéalement consciencieux (ou ◀de▶ tout homme qui serait entièrement absorbé par son rôle civique) ne laisse plus ◀de▶ place à la vie distincte ◀de▶ l’individu. Comment concilier dans ces conditions la liberté et l’engagement ?
Le problème ◀de▶ l’éducation est analogue : il s’agit en principe ◀de▶ transmettre à l’enfant le maximum ◀de▶ conduites et ◀de▶ connaissances acquises, c’est-à-dire ◀de▶ le préparer à vivre comme les autres ; mais en même temps il s’agit ◀de▶ l’amener au maximum ◀d’▶indépendance individuelle, c’est-à-dire ◀de▶ le préparer à vivre à sa façon.
Dans la vie politique, voici l’antinomie : le maximum ◀d’▶indépendance ◀d’▶une nation quelconque exclut le maximum ◀de▶ prospérité pour ses habitants. Comment concilier la souveraineté absolue des nations et la paix, ou inversement l’interdépendance des nations et leur autonomie ?
L’avantage ◀de▶ l’acheteur et celui du vendeur sont des maxima contradictoires ◀de▶ l’économie ◀de▶ tous les peuples : en fait, ils se concilient dans un prix. Mais aujourd’hui, l’économie occidentale doit faire face à des conflits ◀d’▶un autre ordre, celui ◀de▶ l’initiative privée et du dirigisme, par exemple, ou celui ◀de▶ la démocratie économique : donner le plus au plus grand nombre.
L’exemple le plus célèbre et le plus net ◀de▶ maxima incompatibles nous est fourni par la physique. Il s’exprime par le principe ◀d’▶incertitude ◀de▶ Heisenberg, selon lequel on ne peut déterminer avec la plus grande précision la vitesse ◀d’▶un corpuscule qu’en laissant imprécise sa position, et réciproquement. La dualité onde-corpuscule fournirait un autre exemple…
Mais ne s’agit-il pas simplement, dans tout cela, des vieilles antinomies fondamentales formulées par les présocratiques, et que vingt-cinq siècles ◀de▶ pensée n’ont pas encore résolues ? Celle ◀de▶ l’atomisme et du continu, ou celle ◀de▶ l’un et du multiple, qui opposa si passionnément les éléates aux pythagoriciens ? Faut-il imaginer que la pensée grecque, hantée par cette forme antinomique ◀de▶ l’entendement, l’aurait transmise aux Pères de l’Église primitive ? La parenté formelle est indéniable et le langage était le même. Pourtant, entre ces philosophes mystiques et ces évêques missionnaires, il y a le fait historique ◀de▶ l’Incarnation.
L’Incarnation ne pose pas un problème ◀de▶ logique (sauf s’il s’agit ◀de▶ formuler un dogme), parce qu’elle est l’événement ◀de▶ la Médiation. Elle n’est nullement l’aboutissement ◀d’▶un processus dialectique, mais le point ◀de▶ départ ◀de▶ la foi. Cette Médiation réalisée, impensable mais accomplie, fut aussi la seule plénitude parfaite ◀de▶ la personne. Hors de la foi en elle, dans le monde où elle a paru, la Croix qui sauve devient aussi un « Signe ◀de▶ contradiction ». Car en fait, nous nous découvrons incapables ◀de▶ vivre constamment dans la foi. « Il n’y a pas un juste, pas même un seul », dit le même Évangile qui nous ordonne : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait. » Et c’est pourquoi le monde occidental, qu’on ne devrait jamais appeler « le monde chrétien » mais qui fut marqué le premier par ce signe de croix indélébile, était voué dès le début ◀de▶ son ère aux contradictions, aux conflits nés ◀de▶ la permanente dualité ◀de▶ l’individu et ◀de▶ sa vocation, et propagés ◀de▶ là dans tous les ordres. Dans ce principe ◀d’▶imperfection, je vois le secret du dynamisme sans répit qui nous travaille. Sans répit nous cherchons des synthèses, des méthodes ◀d’▶exclusion ◀de▶ la contradiction, des conduites praticables, des garanties ◀de▶ repos pour l’âme et l’intellect enfin réconciliés. Nous ne trouvons pas le repos, mais ◀de▶ nouveaux problèmes que nous posent les succès ambigus ◀de▶ nos recherches. Nous ne trouvons pas l’Eldorado ◀de▶ l’âme, mais l’or et les espaces américains. Nous ne trouvons pas la quadrature du cercle, mais des méthodes pour pénétrer bien plus avant dans les secrets ◀de▶ la matière et du cosmos. Nous cherchons des formules ◀d’▶unité à tout prix, et nous trouvons la société totalitaire ou les nations, qui nous divisent. Il faudra donc chercher plus loin… Et pour un Hegel qui proclame qu’il tient la clé et le système ◀d’▶une médiation universelle par l’Idée, il y a toujours un Kierkegaard qui nous rappelle qu’entre l’Idée et l’existence surgit le drame : « Tant que je vis, je vis dans la contradiction… »
Cette description ◀de▶ l’existence occidentale tendrait à la représenter comme « impossible » et de plus en plus invivable. Et dans un certain sens, elle l’est, hors de la foi. Mais en fait, elle est soutenue par la continuelle invention ◀de▶ solutions relatives et ◀de▶ compromis utiles, c’est-à-dire ◀d’▶ordres provisoires, bientôt sujets eux-mêmes à ◀de▶ nouvelles révolutions, comme on le voit notamment dans le progrès des sciences.
L’antinomie fondamentale, originelle, ◀de▶ la Personne divine, ne saurait être résolue ni dépassée. Elle doit être assumée par la foi, au prix de ce changement ◀de▶ l’homme lui-même que le christianisme appelle la conversion.
De même l’antinomie constitutive ◀de▶ la personne humaine ne peut être évacuée par aucune médiation théorique. La personne ne saurait être conçue, par exemple, comme une synthèse harmonieuse ◀d’▶individualisme et ◀de▶ collectivisme, non plus que la santé ne saurait naître ◀d’▶un heureux compromis entre la peste et le choléra.
Mais le conflit existentiel ◀de▶ la personne se reflète, ou mieux se projette, dans tout ce que l’homme occidental pense ou fait. Notre passion ◀de▶ la diversité et notre passion ◀de▶ l’unité multiplient les couples antinomiques mais aussi découvrent des moyens nouveaux ◀de▶ rendre leurs tensions fécondes, ou au contraire de les éliminer, s’ils se révèlent factices. C’est là le principe ◀de▶ toute la recherche occidentale, et c’est lui qui préside aujourd’hui aux tentatives les plus riches ◀d’▶avenir dans les divers domaines que je viens de signaler. En politique, par exemple, la théorie fédéraliste se développe en réponse au double défi ◀de▶ l’anarchie individualiste (ou nationaliste) et ◀de▶ la réaction totalitaire : il s’agit là ◀de▶ la recherche ◀d’▶un optimum entre deux maxima contradictoires. En science, au contraire, une logique nouvelle tente ◀de▶ surmonter les antinomies auxquelles aboutit la physique : il s’agit là ◀de▶ changer notre entendement, afin de résoudre les contradictions qui ne tenaient qu’à nos catégories inadéquates33.
Dans ce sens, et dans les limites que l’on vient ◀d’▶indiquer, la pensée personnaliste peut être qualifiée ◀de▶ médiatrice, autant que ◀d’▶instigatrice ◀de▶ conflits. Elle représente la « sagesse » ◀de▶ l’Occident, sagesse aventureuse et dynamique — non pas sereine — et qui aurait pour symbole Ulysse cherchant sa voie entre un Charybde et un Scylla toujours à nouveau surgissants.
Note sur Robinson
Un cas-limite peut nous faire mieux comprendre, par contraste, la réalité ◀de▶ la personne : c’est celui ◀de▶ Robinson Crusoé, mythe ◀de▶ l’individu à l’état pur. Je parlais ◀de▶ sa liberté vide, parce que totale. Mais vide ◀de▶ quoi ?
Ce qui rend la liberté « vide », c’est l’absence ◀de▶ tout point ◀d’▶application possible du désir et ◀de▶ la volonté. Faute ◀d’▶un champ ◀d’▶action au moins potentiel, dont il se trouve coupé par l’Océan désert, Robinson ne peut pas jouir vraiment ◀de▶ la liberté dont il jouit.
Dès que la liberté se réalise en actes, elle engage l’individu dans la responsabilité. Une tension s’institue du même coup entre liberté et responsabilité. Loin de s’exclure, celles-ci s’actualisent donc réciproquement. Si la tension tombe, parce qu’une coupure intervient entre les deux pôles ou parce que l’un absorbe l’autre, il n’y a plus ni vraie liberté ni vraie responsabilité.
Imaginons maintenant la contrepartie ◀de▶ Robinson : une responsabilité vide parce que totale.
Ce qui la rend vide, c’est l’absence ◀de▶ toute volonté et ◀de▶ tout désir distincts ◀de▶ leur immédiate application. Le militant totalitaire parfait se trouve dans ce cas. Il ne peut pas assumer vraiment la responsabilité dont il est chargé, faute ◀d’▶une liberté au moins potentielle, dont il se trouve coupé par le seul fait que l’idée ◀de▶ liberté est liée dans son esprit à l’idée ◀de▶ l’erreur sociale, et signifie les sanctions immédiates ◀de▶ la Terreur.
Ainsi la fuite devant tout engagement et l’absorption complète dans l’engagement social entraînent identiquement une chute ◀de▶ la tension, et par suite, la perte simultanée ◀de▶ toute vraie liberté et ◀de▶ toute vraie responsabilité.
Ou encore : l’individualisme étant la tendance insulaire ◀de▶ l’homme, le collectivisme, sa tendance totalitaire, le premier semble exalter le moi et le second le sacrifier. Mais en réalité les deux tendances divergent moins qu’elles ne forment un cercle. À la limite, en effet, ces deux formes ◀de▶ fuite devant la personne vont se confondre et s’annuler dans l’impersonnel immobile. Car à la limite, l’État totalitaire devient une île, tandis que l’île de Robinson représente le seul État idéalement totalitaire.
On voit par là qu’un dosage égal des deux tendances ne pourra jamais recréer la tension personnelle, mais au contraire aboutirait à la déprimer totalement. La personne ne peut être composée : elle est initiale ou elle n’est pas. On voit aussi dans quelle complicité se trouvent liés celui qui refuse ◀de▶ s’occuper ◀de▶ la chose sociale et celui qui cède à la tyrannie, l’égoïste et l’embrigadé, celui qui murmure « chacun pour soi » et celui qui crie « l’État pour tous ». Ces deux démissionnaires ◀de▶ la personne, ces deux fuyards devant la vocation, sont au même titre les saboteurs ◀de▶ l’Occident. Eux seuls, en se multipliant, seraient capables ◀d’▶enliser l’Histoire, et ◀de▶ mettre un terme ignominieux à l’Odyssée occidentale ◀de▶ l’âme.