Chapitre III
La spire et l’▶axe
Galilée, à très juste titre, décide que, quoi qu’il dise devant ◀l’▶Inquisition, ◀la▶ Terre tourne pourtant. Mais il est des réalités qui pâtissent ◀d’▶être tues ou mal dites. Qu’on ◀les▶ nie, ou seulement qu’on ◀les▶ désigne ◀d’▶une manière incorrecte et vague, elles cesseront ◀de▶ « tourner » ou ◀d’▶être actives : ce sont celles qui importent à ◀l’▶homme, parce qu’elles relèvent ◀de▶ sa foi, ◀de▶ son action ou ◀de▶ son sentiment. Ainsi ◀l’▶amour : il n’est pas vraiment là tant qu’il ne s’est pas « déclaré ». Nommer certaines tendances, croyances ou passions, c’est donner libre cours à ◀l’▶énergie virtuelle que ◀l’▶on appelle ainsi, au double sens du mot.
C’est pourquoi je m’inquiète ◀de▶ voir sans cesse confondre ◀les▶ mots individu, individualité, personnalité et personne. Il s’agit ◀d’▶une inattention tout à fait générale aujourd’hui, mais qui peut entraîner des suites graves. ◀La▶ plus légère altération ◀de▶ sens, s’agissant ◀de▶ définitions ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ son rôle parmi ◀les▶ autres hommes, peut entraîner des guerres et des révolutions, par ◀le▶ seul fait qu’elle favorise ou justifie des régimes violemment inconciliables.
Il est vrai que ◀l’▶Histoire n’est pas ◀la▶ sémantique et qu’elle ne se fait point à coups ◀de▶ définitions. Mais elle joue sur nos confusions : n’est-ce pas au nom de ◀la▶ liberté, ou ◀de▶ ◀la▶ paix, et comme en louvoyant avec ces noms puissants, que ◀les▶ pires tyrannies ont rejoint notre temps ? Et il est vrai, aussi, que ◀le▶ monde occidental est parti sans savoir où il allait, comme Abraham quittant son pays ; sinon serait-il vraiment ◀l’▶Aventure que je décris ? Certains ◀de▶ nos pays, qui ont ◀les▶ meilleurs régimes, ont aussi ◀la▶ plus grande répugnance à formuler clairement ◀les▶ principes qu’ils observent. ◀L’▶Angleterre met une coquetterie à n’avoir pas ◀de▶ Constitution écrite, ni ◀de▶ Déclaration des droits de l’homme ; et ◀les▶ Suisses ont refusé soigneusement — jusqu’à nos jours — ◀de▶ formuler ◀la▶ doctrine ◀de▶ ce fédéralisme qu’ils ont pourtant vécu pendant des siècles. Mais s’il peut être utile ◀d’▶ignorer ce que ◀l’▶on vit, et ◀de▶ ne pas déclarer où ◀l’▶on va, il est bon ◀de▶ savoir ◀d’▶où ◀l’▶on vient.
Cherchant ◀les▶ origines ◀de▶ ◀la▶ notion ◀de▶ personne, dont j’ai dit qu’elle était proprement constitutive ◀de▶ ◀l’▶Occident, je trouve ◀les▶ grands conciles œcuméniques, Nicée, Constantinople, Éphèse et Chalcédoine, dont ◀les▶ décisions représentent autant ◀de▶ mises au point ou ◀de▶ « communiqués » sur ◀l’▶état ◀de▶ ◀la▶ question au moment où ◀l’▶Europe va se détacher du monde antique.
Genèse théologique ◀de▶ ◀la▶ personne
◀Les▶ mémoires ◀d’▶un Grégoire de Nazianze, ◀les▶ chroniques ◀de▶ ◀l’▶époque et ◀les▶ textes votés nous permettent ◀de▶ nous faire une image vivante ◀de▶ ces assises du christianisme grec : ◀les▶ grands conciles. Qu’on se figure bien moins ◀de▶ savantes réunions ◀de▶ professeurs et ◀d’▶érudits, que des séances houleuses ◀de▶ parlements modernes, ou même des Conventions ◀de▶ partis, en Amérique. Convoqués par ◀l’▶empereur ◀de▶ Byzance, ◀les▶ évêques se rassemblent ◀de▶ tout ◀le▶ Proche-Orient, ◀d’▶Afrique, ◀de▶ Macédoine, ◀d’▶Égypte et ◀d’▶Ibérie. ◀Les▶ chefs ◀de▶ grands partis, entourés ◀de▶ leurs tenants, ◀les▶ légats ◀de▶ ◀l’▶empereur et du pape, font dans ◀la▶ ville choisie des entrées solennelles : ◀la▶ discussion commence par ces démonstrations ◀de▶ ◀la▶ force et du prestige des partis en présence. Des troupes ◀de▶ moines fanatiques parcourent ◀les▶ rues. Parfois, comme à Éphèse et Chalcédoine, tout un monde ◀de▶ laïques ambitieux, ◀de▶ soldats, ◀de▶ matelots égyptiens et ◀d’▶hommes ◀de▶ main, rôde autour de ◀l’▶église où siège ◀le▶ concile, attendant ◀l’▶occasion ◀d’▶intervenir en force. À ◀l’▶intérieur, ◀les▶ incidents ◀de▶ séance se multiplient. « On dirait un essaim ◀de▶ frelons », note Grégoire. On s’exclame et ◀l’▶on s’interpelle avec violence, ◀de▶ ◀la▶ gauche et ◀de▶ ◀la▶ droite ◀de▶ ◀la▶ nef où sont massées plusieurs centaines ◀d’▶évêques et ◀de▶ docteurs, tandis que ◀les▶ légats du pape (toujours absent) et ◀les▶ fonctionnaires ◀de▶ ◀l’▶Empire ont pris place à ◀la▶ balustrade ◀de▶ ◀l’▶autel. Des tumultes s’élèvent et ◀les▶ Pères crient : « C’est ◀la▶ vraie Foi ! c’est ◀la▶ Foi des Apôtres », « Anathème à celui qui ne croit pas ainsi ! Chassez Eusèbe, qu’on ◀le▶ coupe en morceaux ! Il a divisé ◀le▶ Sauveur, qu’on ◀le▶ divise lui-même ! » Des rédactions improvisées à la dernière minute sont mises aux voix. ◀Le▶ vote est emporté, mais des négociations ◀de▶ couloirs ◀le▶ remettent en question ◀le▶ lendemain. Un groupe ◀d’▶évêques menace ◀de▶ s’en aller. On échange des députations. On a signé des listes ◀de▶ présence qui seront plus tard contestées : sont-elles complètes, sont-elles exactes ? n’a-t-on pas ajouté des noms ◀d’▶absents ? Il faut maintenant souscrire aux formules adoptées, déposer ◀l’▶adversaire hérétique22, excommunier, rétablir dans un siège, tenir compte des pressions opposées ◀de▶ ◀l’▶empereur ou du pape ◀de▶ Rome, déposer ou non ◀le▶ patriarche ◀de▶ Byzance — et soudain ◀la▶ tourbe des moines et des nervis fait irruption, Hilaire ne doit son salut qu’à ◀la▶ fuite, Flavien meurt sous ◀les▶ coups de bâton. Au soir, ◀le▶ dogme est proclamé, ◀l’▶erreur ◀de▶ Nestorius vient ◀d’▶être condamnée, et ◀la▶ population ◀de▶ ◀la▶ ville éclate en transports ◀d’▶allégresse, acclame ◀les▶ Pères, illumine ◀les▶ quartiers, reconduit ◀les▶ évêques en cortège à ◀la▶ lueur des torches et dans ◀l’▶encens des cassolettes à parfum.
Tel est donc ◀le▶ spectacle offert par les premières assises du christianisme, au lendemain ◀de▶ son triomphe temporel. (Nicée se place douze ans seulement après ◀l’▶édit ◀de▶ Constantin, et beaucoup des évêques qui dominent ◀le▶ concile portent ◀les▶ traces physiques ◀de▶ ◀la▶ persécution et des tortures qu’ils ont subies.) Spectacle à vrai dire confondant. Tout cela grouille, discourt et manifeste, proteste, exile, accuse ◀de▶ blasphème ou en est accusé, organise des guets-apens ou y tombe, mélange indiscernablement ◀la▶ politique ◀d’▶Église ou même ◀d’▶Empire et ◀la▶ métaphysique ◀la▶ plus subtile, pour n’aboutir enfin qu’à des définitions à peine différentes des anciennes ou ◀de▶ celles qu’il s’agit ◀d’▶écarter — ◀les▶ unes comme ◀les▶ autres, d’ailleurs, peu compréhensibles en soi, et souvent tout obscures pour ◀le▶ peuple chrétien. Tout cela serait absurde si ce n’était sublime, si ce n’était finalement bien plus intelligent, bien plus sage et bien plus réaliste qu’un Athanase lui-même n’a pu ◀le▶ concevoir, faute ◀d’▶avoir pu ◀le▶ juger avec ◀les▶ yeux ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
Voilà donc ◀l’▶atmosphère dans laquelle fut nouée ◀la▶ notion dont descendent nos conceptions ◀de▶ ◀l’▶homme.
En apparence, il ne s’agit, lors de Nicée, que ◀d’▶un iota 23, en réalité, ◀de▶ ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ personne, à partir des Personnes divines, et particulièrement ◀de▶ celle du Christ, vrai Dieu et vrai homme à la fois.
◀Le▶ problème était ◀le▶ suivant : comment nommer ◀les▶ relations intradivines et ◀les▶ relations ◀de▶ Dieu à ◀l’▶homme révélées par ◀la▶ venue du Christ, Dieu qui est ◀le▶ Père en tant que Créateur, ◀le▶ Fils en tant que Rédempteur, ◀le▶ Saint-Esprit en tant que Libérateur ? Comment sauvegarder à la fois ◀la▶ distinction et ◀la▶ liaison ◀de▶ ces aspects ? Comment éviter à la fois un monothéisme indifférencié, évacuant ◀le▶ fait central ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, et un trithéisme mythologique ou rationalisé ? Pour résoudre en doctrine ce débat séculaire24 sous ◀la▶ pression croissante des hérésies et ◀de▶ ◀la▶ Gnose en pleine effervescence, ◀les▶ Pères grecs et latins ne disposaient en fait que ◀de▶ notions et ◀de▶ mots inadéquats, au surplus difficiles à concilier.
◀L’▶hellénisme avait dégagé ◀les▶ notions ◀de▶ ◀l’▶être distinct, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Individu, et ◀de▶ ◀la▶ permanence ◀de▶ cet être à travers ses modalités : essence, substance et hypostase. ◀De▶ leur côté, ◀les▶ Romains avaient défini ◀le▶ terme ◀de▶ persona, désignant au début ◀le▶ masque ◀de▶ ◀l’▶acteur, puis son rôle, et ◀de▶ là, ◀l’▶homme lui-même en tant que doté ◀de▶ droits dans ◀la▶ cité : ◀le▶ citoyen. Tout homme est un individu, du simple fait qu’il est un corps distinct, mais il ne devient une « personne » qu’en vertu des relations civiques et juridiques dont il est ◀le▶ porteur dans ◀l’▶État ; ◀d’▶où cet adage du droit romain : persona est sui juris, servus non est persona (◀la▶ personne étant définie par sa valeur juridique, ◀l’▶esclave n’est pas une personne). Ainsi ◀l’▶individu n’était qu’atome, et ◀la▶ persona que valence ; l’un existait par soi, l’autre dans ses relations.
◀L’▶acte ◀de▶ création des grands conciles consista donc à opérer ◀la▶ transmutation périlleuse ◀d’▶un mot latin et ◀de▶ contenus helléniques en un dogme exprimant ◀la▶ nature triple et une ◀de▶ ◀la▶ Divinité révélée en Jésus. Ainsi naquit ◀l’▶idée ◀de▶ Personne, terme purement théologique aux yeux des Pères de Nicée, mais qui devait apparaître, après coup, comme ◀le▶ fait spécifique et capital ◀de▶ ◀l’▶anthropologie occidentale.
Genèse ◀de▶ ◀la▶ personne humaine
Comment expliquer ◀le▶ transfert ◀d’▶un terme dogmatique, concernant Dieu lui-même, à un niveau ◀de▶ réalité où ce même mot désignera ◀le▶ rôle social ◀de▶ ◀l’▶homme, autant que sa dignité métaphysique ? Que ce transfert ait bien eu lieu, c’est ◀l’▶évidence : nous parlons tous ◀de▶ ◀la▶ « personne humaine », et ◀l’▶on ne pouvait rien faire ◀de▶ tel avant Nicée. Mais en se bornant à constater ◀le▶ fait, on perdrait ◀la▶ plus belle occasion ◀de▶ situer ◀l’▶homme occidental au carrefour hasardeux dont je parlais plus haut : carrefour ◀de▶ sociétés non moins que ◀de▶ doctrines.
Dialectique grecque et juridisme romain, catalysés par ◀l’▶exigence chrétienne, ont produit ◀le▶ mot décisif. Mais ◀les▶ réalités politiques et sociales élaborées par ces trois mondes sont entrées elles aussi en symbiose, et cela ◀d’▶une manière manifeste dès ◀l’▶époque des conciles œcuméniques.
Apport grec. — ◀L’▶homme se détache du corps magique en lequel se mêlaient sans fin ni formes nettes ◀les▶ vivants et ◀les▶ morts, ◀les▶ dieux et ◀les▶ démons. ◀L’▶individu prend sa mesure fragile et menacé, mortel et ignorant, il sait qu’il n’est pas dieu, ne rêve pas ◀de▶ ◀le▶ devenir, mais se sent ◀d’▶autant plus décidé à tirer ◀le▶ meilleur parti ◀de▶ sa condition. Entreprenant, curieux jusqu’au défi, navigateur, spéculateur dans tous ◀les▶ ordres, il est à tous égards celui qui définit — ◀l’▶homme du Verbe et ◀de▶ ◀l’▶épithète, « ◀la▶ mesure ◀de▶ toutes choses », dira Protagoras, « ◀de▶ celles qui sont en supposant qu’elles sont, ◀de▶ celles qui ne sont pas en supposant qu’elles ne sont pas ». Juge ◀de▶ tout, on ◀le▶ voit, même des dieux. ◀D’▶où ◀le▶ sens ◀de▶ sa dignité, qui ne tient à rien qu’à lui-même, au seul fait qu’il existe, distinct. ◀D’▶où son orgueil aussi, son astuce égoïste et finalement, cette anarchie sceptique qui, lorsque se perdra ◀la▶ révérence à l’égard des dieux et des lois, livrera ◀la▶ cité « atomisée » à ◀la▶ brutale mise au pas du Romain.
Apport ◀de▶ Rome. — Il se résume dans ◀le▶ terme viril ◀de▶ citoyen. ◀L’▶homme ne tient plus sa dignité unique ◀de▶ quelque essence indestructible, mais du personnage qu’il revêt dans ◀la▶ cité maintenue par ◀les▶ cadres du Droit et des Institutions dûment hiérarchisées. Ce puritanisme social, cette morale du service ◀de▶ ◀l’▶État, fera ◀la▶ grandeur ◀de▶ ◀l’▶Empire et ◀la▶ pauvreté ◀d’▶âme ◀de▶ ses sujets. Si ◀la▶ dissociation menaçait en permanence ◀la▶ cité grecque, c’est ◀la▶ sclérose collectiviste qui va causer ◀la▶ chute ◀de▶ Rome.
C’est au sein de cette société dont ◀les▶ structures rigides n’encadrent plus qu’une anarchie latente, parce que ses disciplines ne sont pas celles ◀de▶ ◀l’▶âme, que naît et se répand ◀le▶ christianisme.
Apport chrétien. — ◀La▶ conversion — révolution individuelle — libère tout homme, noble ou esclave, des liens sacrés ◀de▶ ◀la▶ caste ou du clan ; en même temps, elle ◀le▶ met au service du prochain. Entrant dans une communauté chrétienne, ◀l’▶esclave y trouve ◀la▶ dignité morale qui était celle ◀de▶ ◀l’▶individu selon ◀les▶ Grecs, et ◀l’▶honneur ◀de▶ servir, qui était celui du citoyen romain. Il devient donc un paradoxe vivant : à la fois libre et responsable, vraiment distinct et vraiment relié, et singularisé par ◀la▶ même vocation qui lui fait découvrir dans tout homme son prochain. Ce paradoxe vécu en vertu de ◀la▶ foi reproduit, dans ◀le▶ plan ◀de▶ ◀l’▶existence concrète, ◀la▶ forme même des grandes définitions antithétiques ◀de▶ Nicée. C’est ainsi que ◀la▶ personne du chrétien imite au plan humain ◀la▶ Personne du Christ. (Cette analyse sociologique est homologue — soulignons-◀le▶ — ◀de▶ ◀l’▶analyse philologique ◀de▶ ◀la▶ Personne.) Mais si ◀la▶ personne du chrétien, dans son équilibre en tension, unit ◀le▶ meilleur ◀de▶ Rome et ◀de▶ ◀la▶ Grèce, elle est aussi menacée, dans ◀le▶ monde du péché, par un double péril simultané : celui ◀de▶ ◀la▶ fuite vers ◀le▶ salut individuel, et celui ◀de▶ ◀l’▶abandon au sacré collectif — maladie « grecque » et maladie « romaine » ◀de▶ ◀la▶ personne.
◀La▶ spire
Si dans ◀la▶ Personne du Dieu-homme ◀les▶ deux natures s’unissent pleinement et sans conflit, il n’en va pas ainsi du spirituel et du charnel dans ◀l’▶homme pécheur ; ni ◀de▶ ◀la▶ liberté et du service dans ◀l’▶homme converti. Ces antinomies, en effet, ne sauraient être résolues qu’en vertu de ◀la▶ foi, dans ◀l’▶amour, et par ◀l’▶obéissance absolue à une vocation transcendante ; hors de quoi ◀la▶ personne demeure un pur possible, ou ◀la▶ résultante idéale ◀d’▶une tension toujours menacée ◀de▶ relâchements ou ◀de▶ ruptures, lorsque l’un ◀de▶ ses pôles vient à faiblir ou subitement se laisse absorber par l’autre.
Né du complexe ◀de▶ paradoxes et ◀de▶ tensions que nous avons vu se nouer au « carrefour hasardeux » du Bas-Empire, ◀l’▶Occident se voyait promis à une histoire proprement dialectique, qui évoque dans son ensemble ◀l’▶image ◀d’▶une discussion de plus en plus nourrie et mouvementée entre ◀les▶ excès alternés ◀de▶ ◀l’▶individualisme et du social. Et dès lors qu’il était issu ◀de▶ contradictions peut-être insurmontables dans ◀le▶ plan où ◀l’▶histoire en lit ◀les▶ témoignages, il était condamné au progrès, c’est-à-dire à ◀la▶ recherche sans fin ◀d’▶un équilibre dont ◀le▶ secret n’est pas ◀de▶ ce monde. Car s’il est vrai que ◀la▶ foi doit agir dans ce monde, elle reste un don ◀de▶ Dieu et ◀l’▶homme n’en dispose pas.
Posons maintenant que ◀le▶ But ◀de▶ toute ◀l’▶histoire humaine vue dans ◀la▶ perspective chrétienne est ◀le▶ suivant : ◀la▶ communauté des personnes, libérées et reliées en vertu de ◀la▶ foi.
Cet idéal s’est constitué comme tel aux premiers siècles ◀de▶ notre ère, dans une histoire qu’il n’a pas arrêtée, mais dont il a pris ◀la▶ relève. Il est intervenu dans une suite dialectique, non comme sa conclusion mais comme un accident. Et dans ◀la▶ mesure où il a pu s’y insérer, il n’en a pas interrompu ◀le▶ cours : mais en créant un axe ◀d’▶attraction verticale, il a élevé en spire un mouvement naturel qui tendait à devenir circulaire, et transformé ◀le▶ cycle des perpétuels retours en Aventure.
◀Le▶ cycle était — ou paraissait — déterminé par une espèce ◀de▶ logique, qu’on peut déduire empiriquement ◀de▶ ◀l’▶histoire. Voici ◀le▶ schéma.
◀Le▶ clan, ◀la▶ tribu primitive, lie ◀les▶ êtres nés dans sa sphère par ◀les▶ liens du sang et ◀de▶ ◀la▶ terre où reposent ◀les▶ morts effrayants. Tout participe ◀de▶ tout, dans ◀la▶ magie, rien ne se détache vraiment ◀de▶ rien, ni ◀le▶ nom ◀de▶ ◀la▶ chose, ni ◀le▶ fils du père, ni ◀le▶ mort du vif. Stade grégaire, où seul ◀le▶ sacré différencie quelques fonctions.
Celui qui sort du clan s’éloigne des tombeaux et perd ◀la▶ protection ◀de▶ ses morts redoutés. Rien ne ◀le▶ distingue du criminel, sauf ◀l’▶idée qu’il prend ◀de▶ lui-même, enfin distincte. Il court sa chance ◀d’▶individu, et comme tel il s’allie à d’autres « sans-foyer », aventuriers, métèques, hors-caste, sang-mêlé. Pour faire siens ◀les▶ dieux étrangers, il doit ◀les▶ supposer universels, garant du sort ◀de▶ tous ◀les▶ hommes qui leur rendent ◀le▶ culte civique. Dès lors, ◀les▶ « liturgies » ◀de▶ ◀la▶ cité règlent ◀les▶ droits et ◀les▶ devoirs, selon ◀les▶ lois ou ◀les▶ contrats, et non plus selon ◀la▶ magie. Chacun pour soi, ◀les▶ dieux pour tous.
Mais quand ◀l’▶innombrable poussée des énergies ainsi déliées devient conquête, quand ◀les▶ cités lointaines succombent avec leurs dieux et ◀la▶ vénération des dieux en général, il n’y a plus que « chacun pour soi ». Voici ◀le▶ temps du cosmopolitisme et ◀de▶ ◀l’▶individu sans foi ni loi, dont ◀le▶ plus fort ou ◀le▶ plus chanceux se fait tyran. Mais cette fuite générale devant ◀les▶ engagements — civiques, privés ou religieux — cette dissolution des liens moraux et ce mépris des limites comme des fidélités, vont laisser ◀l’▶homme désemparé, étranger à soi-même dans une cité trop vaste. Du vide social créé par ◀l’▶individualisme monte ◀l’▶appel à ◀l’▶ordre à tout prix.
Et ◀l’▶Ordre s’établit, par décrets militaires. Il libère ◀les▶ individus ◀de▶ ◀l’▶angoisse ◀d’▶être libres sans but. Il ◀les▶ encadre, ◀les▶ aligne, ◀les▶ rassure, ◀les▶ terrorise et ◀les▶ flatte à la fois. ◀De▶ leur poussière, ◀l’▶État fait son ciment. Il prescrit une morale ◀d’▶État et compense son défaut ◀de▶ principe intérieur par une répression vigilante. Il « reconstitue » ◀le▶ sacré, — un sacré ◀d’▶État, sans magie, mais non pas sans prestige théâtral, et dont ◀le▶ dieu commande en personne ◀l’▶armée, ◀la▶ police et ◀les▶ prêtres. Et ◀les▶ castes qui reparaissent achèvent ◀d’▶enfermer ◀l’▶homme dans sa fonction sociale25. Que pourrait exiger maintenant ce vide ◀de▶ ◀l’▶âme qui se déclare, — maladie mortelle ◀de▶ tout Ordre qui n’a su qu’encadrer ◀l’▶anarchie ?
Du pain ? ◀L’▶État ◀l’▶assure à ses clients dociles. « Clarissimes » oisifs sur leurs terres, fonctionnaires ◀de▶ toute classe, miliciens, plèbe des villes, tous vivent aux dépens de ◀l’▶État-providence, dans une fainéantise à peine croyable26. Des jeux ? ◀L’▶État ◀les▶ organise à satiété. Des religions ? Bien sûr. Mais c’est ici que Rome révèle sa carence essentielle. Elle impose avec trop ◀de▶ rigueur des rites et des symboles trop pauvres et trop froids. ◀Les▶ sectes orientales se mettent à pulluler. Elles ne peuvent que précipiter ◀la▶ dissolution intérieure ◀d’▶une société qui a perdu ◀la▶ magie, embrigadé ◀l’▶individu, épuisé ◀les▶ vertus ◀de▶ ◀l’▶ordre. Isis, Mithra, Mani, ◀la▶ Grande Déesse, ne peuvent pas reconstruire une société humaine, puisqu’ils n’offrent ◀d’▶autre salut que dans ◀la▶ fuite mystique ou ◀l’▶archaïsme.
◀Les▶ Barbares excités, qui se bousculent sur ◀le▶ seuil, vont seuls répondre à cet appel du vide : ils y tombent comme on cède au vertige. Ils tombent dans ◀l’▶Empire, plutôt que lui sous leurs coups. Ils vont fermer ◀le▶ cycle, et tout recommencera : grégarisme magique et liens du sang, réinvention ◀de▶ ◀l’▶individu puis ◀de▶ ses excès, vide social, réaction ◀de▶ ◀l’▶État, dictature, sacré restauré, lassitude, vide ◀de▶ ◀l’▶âme et retour des Barbares…
C’est ici qu’intervient ◀le▶ christianisme. ◀L’▶Incarnation, je ◀l’▶ai dit, ne « résulte » ◀de▶ rien. Isaïe ◀l’▶avait vue, mais ◀les▶ Juifs ◀l’▶ont niée, et pas un historien ne ◀la▶ rendra plausible : ils calculent leurs dates d’après elle, et non ◀l’▶inverse. ◀Le▶ succès ◀de▶ ◀l’▶Église, au contraire, paraît s’expliquer après coup. Elle apportait une foi capable ◀d’▶assumer ◀le▶ meilleur ◀de▶ ◀l’▶héritage grec, et ◀de▶ ◀le▶ sauver ◀de▶ ◀la▶ dissociation bien mieux que n’avait su ◀le▶ faire ◀l’▶ordre impérial. Pourtant elle n’a pas suspendu ◀le▶ verdict prévisible, ni ◀la▶ chute. Elle n’a pas arrêté ◀les▶ Barbares. Elle ◀les▶ a seulement convertis. C’est ici que ◀le▶ cycle nouveau s’ouvre en spire ascendante et devient notre Histoire.
Retour des phases, mais modifiées
◀Le▶ Moyen Âge est un retour au grégarisme. Mais ◀le▶ sacré chrétien y combat ◀la▶ magie, et ◀l’▶Église y résiste à ◀l’▶Empire. ◀Les▶ trois états imitent ◀les▶ castes, mais la première du moins demeure ouverte à tous : ◀le▶ clergé et ◀les▶ ordres religieux nient ◀les▶ états.
◀La▶ Renaissance est un retour ◀de▶ ◀l’▶hellénisme rationnel et profanateur, et déjà presque ◀de▶ ◀l’▶aventure alexandrine : ◀la▶ découverte du monde y est une conséquence ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶infini, tout nouvellement admise, délivrant ◀l’▶esprit ébloui du monde cloisonné qu’était ◀le▶ Moyen Âge. Mais déjà ◀la▶ Réforme recrée une morale du service social au nom de ◀la▶ liberté bien tempérée, et voilà qui évitera par ◀la▶ suite aux pays qui ◀l’▶adopteront ◀les▶ mises au pas totalitaires.
◀La▶ vraie période hellénistique — tyrannies et dissociation pulvérulente des milieux et des classes responsables — c’est ◀le▶ xviiie français qui ◀la▶ reflète. ◀Le▶ bourgeois qui fait faire son portrait, triche au jeu des affaires, spécule sur ◀les▶ entreprises coloniales, réduit à ◀l’▶intérêt tous ◀les▶ motifs ◀de▶ ◀l’▶âme, et ne croit à rien ◀d’▶autre qu’à ses droits, cet individualiste mérite mieux que ◀les▶ Rois ◀la▶ réaction romaine que sera ◀le▶ jacobinisme. Il s’imagine qu’il veut ◀la▶ fin des « privilèges » et des « abus » du régime monarchique, mais il n’attend qu’une tyrannie plus rationnelle, et il ◀l’▶aura. Car tandis que ◀l’▶Amérique fonde ◀la▶ démocratie sur une morale quasi personnaliste, — elle veut vraiment ◀la▶ liberté, non ses emblèmes — ◀la▶ France bourgeoise se donne une déesse et des jeux, des tribuns, des consuls, et finalement César.
Et voici notre époque ◀de▶ Bas-Empire inquiet, divisé dans son âme et devant ses « Barbares »…
Le deuxième tour ◀de▶ spire a ramené ◀les▶ mêmes phases dans ◀le▶ même ordre ◀de▶ procession, si toutefois ◀l’▶on s’en tient aux grands ensembles. Mais chaque phase est ici plus complexe. Et d’abord ◀de▶ ◀la▶ complexité des différents passés qui sont les siens, car elle s’est faite aux dépens du dernier et contre lui, mais c’est au nom de ◀l’▶avant-dernier qu’elle innove, en croyant s’y conformer : ◀le▶ Moyen Âge thomiste « revient » à Aristote, ◀la▶ Renaissance imite ce qu’elle connaît ◀de▶ ◀l’▶art antique, ◀la▶ Réforme se veut un pur « retour » aux sources, et ◀la▶ Révolution se croit romaine, alors qu’elle inaugure ◀le▶ romantisme, qui à son tour se voudra médiéval…
Ainsi ◀les▶ phases successives portent ◀le▶ nom ◀de▶ leur innovation, quand elles se seraient donné celui ◀de▶ leur modèle. Signe du conflit permanent qui ◀les▶ sous-tend et ◀les▶ gauchit perpétuellement : ◀d’▶où ce mouvement ◀de▶ spire mouvante qui en résulte à nos yeux ◀d’▶observateurs distants.
Ceci encore : tous ◀les▶ passés durent en chacune des phases nouvelles ; l’un refoulé dans quelque inconscient collectif qui parle encore dans ◀les▶ légendes, et l’autre simplement subordonné aux valeurs neuves, un troisième enfin comme parqué dans une classe ou dans certaines zones géographiques déterminées. ◀Le▶ grégarisme primitif et sa magie vivent encore dans ◀la▶ paysannerie ◀de▶ tous ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Europe — îlots à ◀l’▶Ouest, larges taches continues aux confins ◀de▶ ◀l’▶Est et du Sud — comme ils animent nos rêves et parfois tel poète. C. G. Jung retrouve ◀les▶ Indiens dans ◀l’▶inconscient des riches Américaines. Presque tous nos intellectuels sont des Hellènes ou des Alexandrins. ◀De▶ nombreux éléments rituels du mithraïsme ont passé dans nos liturgies, comme ◀le▶ titre suprême ◀de▶ ◀la▶ Rome païenne, ◀le▶ pontifex, désigne encore ◀les▶ papes. Etc. Stratifications ◀de▶ passés ? Oui, s’il ne s’agissait que ◀de▶ reliquats inertes, voire ◀de▶ simples réflexes conditionnés par des gestes ◀d’▶exécration qui remontent peut-être au paléolithique, comme ◀la▶ main devant ◀la▶ bouche si ◀l’▶on bâille. Mais il s’agit aussi ◀de▶ témoignages demeurés présents et actifs, tels que statues, peintures, monuments, rites et rêves. Et il s’agit surtout ◀de▶ complexes dynamiques, ◀de▶ formes ◀d’▶exister qui poursuivent dans nos vies — dans ◀l’▶atome ◀de▶ durée ◀de▶ chacune ◀de▶ nos vies — cette même dialectique qu’on vient de voir s’illustrer par grands pans ◀d’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Certes, nous n’en sommes plus à dessiner des cartes où ◀l’▶Europe est ◀le▶ centre du monde — comme cela se fit encore au xve siècle —, mais je crois bien que ◀l’▶Europe demeure ◀le▶ lieu du monde où ◀l’▶on observe ◀la▶ plus forte densité ◀d’▶histoire humaine. Je parle ◀d’▶une présence simultanée du plus grand nombre ◀d’▶expériences au moins diverses et parfois ◀de▶ sens opposés. ◀L’▶Asie et ◀la▶ Russie n’ont pas connu ◀la▶ Renaissance : elles sont en train de passer sans transition ◀de▶ leur Moyen Âge à ◀l’▶ère ◀de▶ ◀la▶ technique. ◀Les▶ USA n’ont pas eu ◀de▶ Moyen Âge27 et sont issus ◀de▶ ◀l’▶ère rationaliste-moraliste dont procède sans conflits majeurs notre technique. ◀L’▶Europe a derrière elle et porte en elle ◀l’▶Antiquité gréco-latine, ◀le▶ Moyen Âge, ◀la▶ Renaissance et ◀les▶ Lumières, ◀le▶ romantisme, ◀le▶ nationalisme et ◀le▶ socialisme. Elle vient ◀d’▶entrer dans ◀l’▶ère technique en conservant ◀les▶ traces vivantes et ◀les▶ conflits ◀de▶ toutes ces phases successives. Cette densité ◀d’▶histoire est un ressort puissant ◀de▶ ◀l’▶aventure occidentale.
◀Les▶ deux communautés
On me dira que ◀l’▶aventure est sur le point de mal finir, car ◀les▶ régimes totalitaires risquent bien ◀d’▶en poser ◀le▶ terme. Et il est vrai qu’ils sont intervenus dans une phase ◀de▶ notre évolution qui correspond — un tour ◀de▶ spire au-dessus — à celle ◀de▶ ◀l’▶expansion chrétienne. De même que ◀la▶ prédication des « derniers temps » et ◀d’▶une fin du monde imminente fut ◀d’▶un puissant attrait pour ◀les▶ esclaves ◀de▶ Rome, ainsi voit-on ◀de▶ nos jours ◀le▶ message communiste apporter ◀la▶ promesse ◀d’▶une « fin ◀de▶ ◀l’▶histoire », c’est-à-dire ◀d’▶une fin ◀de▶ ◀la▶ souffrance pour ◀les▶ classes victimes du Progrès, et ◀d’▶une fin ◀de▶ nos conflits politiques et moraux. Faut-il penser que ◀le▶ communisme figure « historiquement » ◀la▶ nouvelle espérance et ◀le▶ nouveau principe ◀de▶ communion humaine, tandis que nos sociétés se désagrègent à l’intérieur de cadres sclérosés ?
◀Les▶ données générales du problème ◀de▶ ◀la▶ communauté des hommes en Occident peuvent être résumées en termes analogues, qu’il s’agisse du début ◀de▶ notre être ou ◀de▶ ce siècle. ◀Le▶ christianisme apparut en effet au sein d’une société dont ◀le▶ principe ◀de▶ cohésion semblait épuisé, mais dont ◀les▶ formes institutionnelles étaient encore assez solides et vénérées peur exclure toute réforme profonde, sinon pour refouler ◀les▶ barbares du dehors et réduire ◀les▶ chrétiens au-dedans. Ainsi voyons-nous aujourd’hui ◀l’▶Europe chassée ◀de▶ ◀l’▶Asie, investie par ◀les▶ Russes et minée par ◀les▶ communistes, s’accrocher néanmoins à des institutions quasi sacrées — comme ◀la▶ souveraineté nationale — qui ◀l’▶empêchent à la fois ◀de▶ s’unir pour sa défense et ◀de▶ rallier ◀l’▶ensemble ◀de▶ ses forces sociales autour ◀d’▶un grand principe ou ◀d’▶un espoir commun. Mais ◀le▶ parallèle s’arrête là.
Relevons d’abord deux différences ◀de▶ fait. On a cru pouvoir comparer ◀les▶ chrétiens des catacombes à nos communistes plus ou moins clandestins, mais ces chrétiens n’avaient nullement partie liée avec ◀les▶ Barbares ennemis, et ne représentaient à aucun titre ◀la▶ « cinquième colonne » ◀de▶ quelque empire germain ou hun. Cette première différence met en lumière ◀l’▶avantage appréciable des Soviets sur Attila. Ensuite, ◀le▶ christianisme ne trouvait devant lui qu’une religion civique, frustrant ◀la▶ faim ◀de▶ ◀l’▶âme. Mais c’est ◀l’▶inverse qui se produit sous nos yeux. Devant ◀le▶ milicien fasciste ou communiste, ◀le▶ même signe ◀de▶ ◀Croix▶ se dresse à ◀l’▶Occident. ◀Les▶ raisons ◀de▶ sa victoire sous Constantin n’ont pas changé. Et ◀l’▶écrasant fracas des avions volant bas sur ◀les▶ parades sacrées ◀de▶ ◀la▶ Place Rouge ne couvrira jamais ce murmure obsédant, échappé voici près de seize siècles des lèvres ◀de▶ ◀l’▶empereur Julien mourant : Tu as vaincu, Galiléen ! Vicisti Galilaeus !
Mais quelle que soit ◀l’▶issue ◀de▶ ◀la▶ lutte engagée, ◀l’▶antinomie des buts et des réponses est claire. En ce point ◀de▶ ◀la▶ spirale ascendante où ◀l’▶angoisse ◀de▶ ◀l’▶homme isolé, soumis au-delà ◀de▶ ses forces à ◀la▶ contradiction des idéaux qu’il n’ose plus croire et des pratiques dont il subit ◀l’▶injure, exige une réponse brutale ou pacifiante, une voix s’écrie : « Je te libère du tourment ◀de▶ choisir, obéis ! » ; l’autre dit simplement : « Cherche et tu trouveras. » (Car ◀le▶ but est dans ◀la▶ recherche. Et nulle recherche n’est vraiment sans but, puisqu’elle n’est éveillée que par ◀l’▶appel du but. Et ◀le▶ but est présent dans ◀l’▶appel, comme ◀la▶ personne ◀l’▶est dans sa voix.)
En d’autres termes : quand ◀l’▶homme en est au point ◀de▶ ne demander plus rien ◀d’▶autre qu’un principe ◀de▶ communauté, c’est-à-dire un moyen quelconque ◀de▶ donner un sens à sa vie engagée dans ◀le▶ monde des hommes, ◀le▶ communisme dit Parti, ◀le▶ christianisme dit Église.
◀Le▶ Parti est une dictature. Il dicte à chacun son emploi, par suite son personnage et sa morale. Il épure, centralise et tyrannise. Il combat ◀les▶ goûts personnels, qui seraient source ◀de▶ conflits improductifs, et même éventuellement ◀de▶ sabotage. Nous ◀le▶ voyons rétablir ◀les▶ castes28 et recréer un sacré synthétique qui, faute de tradition, s’impose par ◀la▶ Terreur : ◀le▶ Soleil invaincu ◀de▶ Dioclétien annonce ◀la▶ swastika ◀d’▶Hitler, comme ◀la▶ Déesse Raison ◀de▶ Robespierre cette Nécessité dialectique invoquée par ◀le▶ « Père des peuples » pour mieux décimer ses enfants…
Mais ◀l’▶Église au contraire est une communauté ◀de▶ vocations personnelles, et donc imprescriptibles. Elle appelle à ◀la▶ liberté dans ◀l’▶obéissance ◀de▶ ◀la▶ foi. Et cette foi n’a jamais cessé ◀d’▶être ◀le▶ vrai recours ◀de▶ ◀l’▶homme contre ◀la▶ loi, fût-elle sanctionnée par ◀le▶ pape. C’est pourquoi ◀le▶ christianisme, partout où il agit dans ◀l’▶esprit ◀de▶ son chef éternel, détruit ◀les▶ castes et ◀les▶ barrières ◀de▶ classe, ◀de▶ nation, ◀de▶ race et ◀de▶ rang. Certes ◀l’▶Église, sous toutes ses formes historiques, non romaines autant que romaine, a souvent pactisé avec ◀la▶ loi du « monde ». Mais partout où ◀l’▶Église agit comme un Parti, il est clair qu’elle trahit sa foi ; tandis que ◀le▶ Parti se conforme à sa loi lorsqu’il devient totalitaire, c’est-à-dire dès ◀l’▶instant qu’il s’arroge ◀les▶ pouvoirs propres ◀d’▶une Église29.
Au vide ◀de▶ ◀l’▶âme et à ◀l’▶angoisse des isolés, ◀l’▶Église offrait ◀le▶ type absolument nouveau ◀d’▶une vie communautaire ouverte et progressive. ◀Le▶ Parti lui aussi offre une Communauté, mais fermée et par suite régressive.
Cette double possibilité communautaire existe en Occident depuis près de vingt siècles. Si ◀l’▶Occident, un jour, par un choix radical, adoptait l’une et rejetait l’autre à tout jamais, ◀la▶ spire rejoindrait ◀l’▶axe, ou se muerait en cycle. Dans l’un et l’autre cas, ce serait ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
◀L’▶axe
Magie, individu, cité, dissociation, réaction ◀de▶ ◀l’▶État, anarchie intérieure, régime totalitaire (da capo al fine), chacun ◀de▶ ces moments dialectiques ◀de▶ notre histoire occidentale pourrait être illustré par une surabondance ◀de▶ « documents » et ◀de▶ « faits historiques ». Et chacune ◀de▶ ces catégories pourrait être lue à ◀l’▶œil nu dans ses témoignages plastiques : ◀le▶ grégarisme médiéval dans ◀l’▶entassement ◀de▶ pierre ◀d’▶une vieille cité à l’intérieur de ses murailles circulaires, ◀l’▶individualisme tempéré dans ◀la▶ dispersion régulière des cottages hollandais ou américains, semblables par ◀le▶ style, soigneusement espacés, mais sans barrières qui ◀les▶ divisent ; ◀l’▶individualisme revendicateur dans ◀les▶ pavillons ◀de▶ banlieue en France, hétéroclites et clôturés (chien méchant) ; ◀le▶ collectivisme totalitaire dans ses parades et leurs décors austères et plats…
Mais ◀la▶ personne dans tout cela, où ◀l’▶a-t-on vue ? Catégorie fondamentale et spécifique ◀de▶ ◀l’▶Occident, serait-elle aussi ◀la▶ seule à ne pouvoir produire ses symboles, ses illustrations, et ◀les▶ preuves ◀de▶ son existence ? C’est ◀le▶ cas effectivement, et ◀l’▶on conçoit sans peine qu’il n’en puisse aller autrement. ◀La▶ personne est appel et réponse, elle est acte et non fait ou objet, et ◀l’▶analyse complète des faits et des objets n’en décèlera jamais ◀la▶ preuve incontestable. C’est ainsi qu’un sérieux historien peut écrire : « ◀L’▶Église chrétienne n’apportait à ◀la▶ société aucun concept juridique ou social nouveau. Elle accepta donc sans résistance, sans vraie répugnance, ◀les▶ institutions ◀de▶ ◀l’▶État romain30. » Or ◀l’▶Église, on ◀l’▶a vu, apportait, dans une société ◀de▶ castes, ◀le▶ principe ◀de▶ ◀la▶ fraternité humaine ; elle sauvait ◀le▶ meilleur ◀de▶ ◀la▶ Grèce et ◀de▶ Rome en opérant ◀l’▶intégration sans précédent ◀de▶ ◀l’▶individu libre et du citoyen engagé ; elle apportait ainsi ◀le▶ concept ◀de▶ ◀la▶ personne, au nom duquel tous ◀les▶ autres « concepts juridiques et sociaux » ◀de▶ ◀l’▶Antiquité allaient subir une progressive refonte et une série ◀de▶ révolutions. Certes, on peut ne pas voir ◀la▶ personne invisible, mais si ◀l’▶on refuse ◀d’▶y croire sans preuves « documentées » (il y a pourtant ◀les▶ actes des conciles), on se condamne du même coup à juger sans comprendre ◀les▶ faits et ◀les▶ objets visibles ◀de▶ notre histoire.
En suivant ◀le▶ cours manifesté ◀de▶ notre spire, nous n’avons donc jamais rencontré ◀la▶ personne, pour ◀la▶ raison bien simple quelle est ◀l’▶axe ◀de▶ ◀la▶ courbe. Elle reste équidistante ◀de▶ chacun ◀de▶ ses points, et son action s’exerce en chacun ◀d’▶eux, bien qu’elle n’y soit jamais objectivée, introduite ou posée comme un « fait ».
Elle agit sur ◀le▶ Moyen Âge qui, sans elle, eût été encore plus « oriental » et n’eût peut-être pas connu ◀le▶ passage ◀de▶ ◀l’▶esclave au serf, puis à ◀l’▶homme libre, ◀le▶ mouvement communal et ◀les▶ Cortès, ◀l’▶ordre ◀de▶ Saint-François, ◀la▶ chevalerie, — et ce modèle ◀de▶ ◀l’▶unité dans ◀le▶ divers qu’est ◀la▶ musique, cette plus pure création ◀de▶ ◀l’▶Europe. Elle agit sur ◀la▶ Renaissance, qui sans elle eût perdu ◀la▶ grande modération — cette forme occidentale ◀de▶ ◀la▶ « sagesse » — qu’on admire dans ◀les▶ œuvres ◀d’▶un Vitoria, soumettant ◀la▶ raison ◀d’▶État à ◀la▶ morale chrétienne et posant, dans son ◀De▶ Indis, ◀le▶ principe des devoirs du colonisateur. Elle agit par et dans ◀la▶ Réforme ◀de▶ Calvin, qui met ◀la▶ vocation au-dessus ◀de▶ ◀la▶ cité. Elle agit au xviiie siècle, comme un idéal innommé, sur ◀les▶ législateurs américains, ◀les▶ auteurs du Federalist, et peut-être parfois sur Rousseau31, sûrement sur Goethe. Elle agit ◀d’▶une manière pseudonyme32 dans ◀la▶ passion intellectuelle ◀d’▶un Kierkegaard (malgré Hegel et contre lui) avant ◀d’▶être nommée et définie comme telle par ◀les▶ meilleurs esprits du xxe siècle (malgré ◀le▶ marxisme et contre ◀les▶ doctrines totalitaires). Et c’est encore au xxe siècle qu’elle inspire la première théorie politique qui mérite ◀d’▶être qualifiée ◀d’▶axiale, j’entends ◀le▶ fédéralisme, qui combat à la fois ◀la▶ tyrannie ◀de▶ ◀l’▶unité forcée et ◀l’▶anarchie des intérêts particuliers.
On pensera bien que je ne dresse pas là un catalogue : j’indique quelques repères, à ◀la▶ volée. Et il est nécessaire qu’ils restent discutables, qu’ils ne prétendent qu’à ◀l’▶approximation : cela tient à ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ personne humaine, nous ◀l’▶avons vu. ◀La▶ personne n’est jamais ici ou là, mais dans un acte, dans une tension, dans un élan — plus rarement au principe ◀d’▶un équilibre heureux, telle qu’une œuvre ◀de▶ Bach peut en donner ◀le▶ sens. Nulle part pleinement réalisée dans notre histoire, partout active.
◀D’▶une forme ◀de▶ pensée personnaliste
Cependant, ◀l’▶exercice séculaire ◀de▶ cette dialectique à deux termes dont j’ai montré plus haut qu’elle prend son origine dans ◀la▶ méditation sur ◀le▶ Dieu-homme, n’a pas été sans informer dans notre esprit une certaine manière ◀de▶ penser. Ou peut ◀l’▶appeler « personnaliste », en ce sens qu’elle est ◀l’▶homologue, dans ◀les▶ opérations intellectuelles, du paradoxe vivant ◀de▶ ◀la▶ personne. Et il est remarquable qu’elle ait pris forme au xxe siècle, en pleine période ◀d’▶essor du totalitarisme, parfois amenée à ◀la▶ conscience par ce défi — et alors elle se dit personnaliste — parfois aussi pour des raisons purement « techniques », et dans un contexte ◀de▶ science pure qui semble tout indépendant des circonstances politiques et sociales… Je ne m’attacherai, ici, qu’à ◀la▶ forme commune que revêtent ◀les▶ raisonnements ◀de▶ mes contemporains dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus variés ◀de▶ leurs recherches et ◀de▶ leur conduite.
◀Le▶ problème des maxima contradictoires (ou incompatibles) se posait aux docteurs ◀de▶ Nicée sous cette forme : comment concilier ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶essence divine et ◀la▶ diversité des « aspects » du Dieu révélé (Père, Fils, et Saint-Esprit) ? Ensuite, comment concilier en un seul être historique et divin, Jésus-Christ, ◀les▶ deux termes, vrai homme et vrai Dieu ? ◀Le▶ résultat ◀de▶ ce débat fondamental fut ◀la▶ notion ◀de▶ Personne divine, plus tard transférée par analogie à ◀la▶ personne humaine, c’est-à-dire à ◀l’▶individu naturel qui reçoit une vocation ◀de▶ Dieu ; puis à tout être humain considéré dans sa dignité.
◀La▶ dialectique particulière qui se constitua au cours de ces débats, informa par ◀la▶ suite toute ◀la▶ pensée théologique, dans ◀les▶ époques où ◀la▶ philosophie n’était encore que sa servante. Mais ◀la▶ philosophie se trouve à ◀l’▶origine des doctrines politiques et juridiques d’une part, et ◀de▶ ◀la▶ pensée scientifique ◀de▶ l’autre.
Sautons au xxe siècle. Nous y voyons posé, dans ◀les▶ domaines ◀les▶ plus divers, mais cette fois-ci ◀de▶ ◀la▶ manière ◀la▶ plus expresse, ◀le▶ problème des maxima contradictoires. J’en donnerai cinq exemples.
Chaque homme est à la fois distinct, unique, mais lié à un corps social, à des semblables. Il est libre mais responsable. ◀Le▶ maximum ◀de▶ liberté correspondrait donc à ses yeux au minimum ◀de▶ responsabilité. En fait, ◀la▶ liberté ◀de▶ Robinson est ◀d’▶autant plus vide qu’elle est plus totale, tandis que ◀la▶ responsabilité maxima ◀d’▶un roi idéalement consciencieux (ou ◀de▶ tout homme qui serait entièrement absorbé par son rôle civique) ne laisse plus ◀de▶ place à ◀la▶ vie distincte ◀de▶ ◀l’▶individu. Comment concilier dans ces conditions ◀la▶ liberté et ◀l’▶engagement ?
◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶éducation est analogue : il s’agit en principe ◀de▶ transmettre à ◀l’▶enfant ◀le▶ maximum ◀de▶ conduites et ◀de▶ connaissances acquises, c’est-à-dire ◀de▶ ◀le▶ préparer à vivre comme ◀les▶ autres ; mais en même temps il s’agit ◀de▶ ◀l’▶amener au maximum ◀d’▶indépendance individuelle, c’est-à-dire ◀de▶ ◀le▶ préparer à vivre à sa façon.
Dans ◀la▶ vie politique, voici ◀l’▶antinomie : ◀le▶ maximum ◀d’▶indépendance ◀d’▶une nation quelconque exclut ◀le▶ maximum ◀de▶ prospérité pour ses habitants. Comment concilier ◀la▶ souveraineté absolue des nations et ◀la▶ paix, ou inversement ◀l’▶interdépendance des nations et leur autonomie ?
◀L’▶avantage ◀de▶ ◀l’▶acheteur et celui du vendeur sont des maxima contradictoires ◀de▶ ◀l’▶économie ◀de▶ tous ◀les▶ peuples : en fait, ils se concilient dans un prix. Mais aujourd’hui, ◀l’▶économie occidentale doit faire face à des conflits ◀d’▶un autre ordre, celui ◀de▶ ◀l’▶initiative privée et du dirigisme, par exemple, ou celui ◀de▶ ◀la▶ démocratie économique : donner ◀le▶ plus au plus grand nombre.
◀L’▶exemple ◀le▶ plus célèbre et ◀le▶ plus net ◀de▶ maxima incompatibles nous est fourni par ◀la▶ physique. Il s’exprime par ◀le▶ principe ◀d’▶incertitude ◀de▶ Heisenberg, selon lequel on ne peut déterminer avec ◀la▶ plus grande précision ◀la▶ vitesse ◀d’▶un corpuscule qu’en laissant imprécise sa position, et réciproquement. ◀La▶ dualité onde-corpuscule fournirait un autre exemple…
Mais ne s’agit-il pas simplement, dans tout cela, des vieilles antinomies fondamentales formulées par ◀les▶ présocratiques, et que vingt-cinq siècles ◀de▶ pensée n’ont pas encore résolues ? Celle ◀de▶ ◀l’▶atomisme et du continu, ou celle ◀de▶ l’un et du multiple, qui opposa si passionnément ◀les▶ éléates aux pythagoriciens ? Faut-il imaginer que ◀la▶ pensée grecque, hantée par cette forme antinomique ◀de▶ ◀l’▶entendement, ◀l’▶aurait transmise aux Pères de l’Église primitive ? ◀La▶ parenté formelle est indéniable et ◀le▶ langage était ◀le▶ même. Pourtant, entre ces philosophes mystiques et ces évêques missionnaires, il y a ◀le▶ fait historique ◀de▶ ◀l’▶Incarnation.
◀L’▶Incarnation ne pose pas un problème ◀de▶ logique (sauf s’il s’agit ◀de▶ formuler un dogme), parce qu’elle est ◀l’▶événement ◀de▶ ◀la▶ Médiation. Elle n’est nullement ◀l’▶aboutissement ◀d’▶un processus dialectique, mais ◀le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ ◀la▶ foi. Cette Médiation réalisée, impensable mais accomplie, fut aussi ◀la▶ seule plénitude parfaite ◀de▶ ◀la▶ personne. Hors de ◀la▶ foi en elle, dans ◀le▶ monde où elle a paru, ◀la▶ ◀Croix▶ qui sauve devient aussi un « Signe ◀de▶ contradiction ». Car en fait, nous nous découvrons incapables ◀de▶ vivre constamment dans ◀la▶ foi. « Il n’y a pas un juste, pas même un seul », dit ◀le▶ même Évangile qui nous ordonne : « Soyez parfaits comme votre Père est parfait. » Et c’est pourquoi ◀le▶ monde occidental, qu’on ne devrait jamais appeler « ◀le▶ monde chrétien » mais qui fut marqué le premier par ce signe de croix indélébile, était voué dès ◀le▶ début ◀de▶ son ère aux contradictions, aux conflits nés ◀de▶ ◀la▶ permanente dualité ◀de▶ ◀l’▶individu et ◀de▶ sa vocation, et propagés ◀de▶ là dans tous ◀les▶ ordres. Dans ce principe ◀d’▶imperfection, je vois ◀le▶ secret du dynamisme sans répit qui nous travaille. Sans répit nous cherchons des synthèses, des méthodes ◀d’▶exclusion ◀de▶ ◀la▶ contradiction, des conduites praticables, des garanties ◀de▶ repos pour ◀l’▶âme et ◀l’▶intellect enfin réconciliés. Nous ne trouvons pas ◀le▶ repos, mais ◀de▶ nouveaux problèmes que nous posent ◀les▶ succès ambigus ◀de▶ nos recherches. Nous ne trouvons pas ◀l’▶Eldorado ◀de▶ ◀l’▶âme, mais ◀l’▶or et ◀les▶ espaces américains. Nous ne trouvons pas ◀la▶ quadrature du cercle, mais des méthodes pour pénétrer bien plus avant dans ◀les▶ secrets ◀de▶ ◀la▶ matière et du cosmos. Nous cherchons des formules ◀d’▶unité à tout prix, et nous trouvons ◀la▶ société totalitaire ou ◀les▶ nations, qui nous divisent. Il faudra donc chercher plus loin… Et pour un Hegel qui proclame qu’il tient ◀la▶ clé et ◀le▶ système ◀d’▶une médiation universelle par ◀l’▶Idée, il y a toujours un Kierkegaard qui nous rappelle qu’entre ◀l’▶Idée et ◀l’▶existence surgit ◀le▶ drame : « Tant que je vis, je vis dans ◀la▶ contradiction… »
Cette description ◀de▶ ◀l’▶existence occidentale tendrait à ◀la▶ représenter comme « impossible » et de plus en plus invivable. Et dans un certain sens, elle ◀l’▶est, hors de ◀la▶ foi. Mais en fait, elle est soutenue par ◀la▶ continuelle invention ◀de▶ solutions relatives et ◀de▶ compromis utiles, c’est-à-dire ◀d’▶ordres provisoires, bientôt sujets eux-mêmes à ◀de▶ nouvelles révolutions, comme on ◀le▶ voit notamment dans ◀le▶ progrès des sciences.
◀L’▶antinomie fondamentale, originelle, ◀de▶ ◀la▶ Personne divine, ne saurait être résolue ni dépassée. Elle doit être assumée par ◀la▶ foi, au prix de ce changement ◀de▶ ◀l’▶homme lui-même que ◀le▶ christianisme appelle ◀la▶ conversion.
De même ◀l’▶antinomie constitutive ◀de▶ ◀la▶ personne humaine ne peut être évacuée par aucune médiation théorique. ◀La▶ personne ne saurait être conçue, par exemple, comme une synthèse harmonieuse ◀d’▶individualisme et ◀de▶ collectivisme, non plus que ◀la▶ santé ne saurait naître ◀d’▶un heureux compromis entre ◀la▶ peste et ◀le▶ choléra.
Mais ◀le▶ conflit existentiel ◀de▶ ◀la▶ personne se reflète, ou mieux se projette, dans tout ce que ◀l’▶homme occidental pense ou fait. Notre passion ◀de▶ ◀la▶ diversité et notre passion ◀de▶ ◀l’▶unité multiplient ◀les▶ couples antinomiques mais aussi découvrent des moyens nouveaux ◀de▶ rendre leurs tensions fécondes, ou au contraire de ◀les▶ éliminer, s’ils se révèlent factices. C’est là ◀le▶ principe ◀de▶ toute ◀la▶ recherche occidentale, et c’est lui qui préside aujourd’hui aux tentatives ◀les▶ plus riches ◀d’▶avenir dans ◀les▶ divers domaines que je viens de signaler. En politique, par exemple, ◀la▶ théorie fédéraliste se développe en réponse au double défi ◀de▶ ◀l’▶anarchie individualiste (ou nationaliste) et ◀de▶ ◀la▶ réaction totalitaire : il s’agit là ◀de▶ ◀la▶ recherche ◀d’▶un optimum entre deux maxima contradictoires. En science, au contraire, une logique nouvelle tente ◀de▶ surmonter ◀les▶ antinomies auxquelles aboutit ◀la▶ physique : il s’agit là ◀de▶ changer notre entendement, afin de résoudre ◀les▶ contradictions qui ne tenaient qu’à nos catégories inadéquates33.
Dans ce sens, et dans ◀les▶ limites que ◀l’▶on vient ◀d’▶indiquer, ◀la▶ pensée personnaliste peut être qualifiée ◀de▶ médiatrice, autant que ◀d’▶instigatrice ◀de▶ conflits. Elle représente ◀la▶ « sagesse » ◀de▶ ◀l’▶Occident, sagesse aventureuse et dynamique — non pas sereine — et qui aurait pour symbole Ulysse cherchant sa voie entre un Charybde et un Scylla toujours à nouveau surgissants.
Note sur Robinson
Un cas-limite peut nous faire mieux comprendre, par contraste, ◀la▶ réalité ◀de▶ ◀la▶ personne : c’est celui ◀de▶ Robinson Crusoé, mythe ◀de▶ ◀l’▶individu à ◀l’▶état pur. Je parlais ◀de▶ sa liberté vide, parce que totale. Mais vide ◀de▶ quoi ?
Ce qui rend ◀la▶ liberté « vide », c’est ◀l’▶absence ◀de▶ tout point ◀d’▶application possible du désir et ◀de▶ ◀la▶ volonté. Faute ◀d’▶un champ ◀d’▶action au moins potentiel, dont il se trouve coupé par ◀l’▶Océan désert, Robinson ne peut pas jouir vraiment ◀de▶ ◀la▶ liberté dont il jouit.
Dès que ◀la▶ liberté se réalise en actes, elle engage ◀l’▶individu dans ◀la▶ responsabilité. Une tension s’institue du même coup entre liberté et responsabilité. Loin de s’exclure, celles-ci s’actualisent donc réciproquement. Si ◀la▶ tension tombe, parce qu’une coupure intervient entre ◀les▶ deux pôles ou parce que l’un absorbe l’autre, il n’y a plus ni vraie liberté ni vraie responsabilité.
Imaginons maintenant ◀la▶ contrepartie ◀de▶ Robinson : une responsabilité vide parce que totale.
Ce qui ◀la▶ rend vide, c’est ◀l’▶absence ◀de▶ toute volonté et ◀de▶ tout désir distincts ◀de▶ leur immédiate application. ◀Le▶ militant totalitaire parfait se trouve dans ce cas. Il ne peut pas assumer vraiment ◀la▶ responsabilité dont il est chargé, faute ◀d’▶une liberté au moins potentielle, dont il se trouve coupé par ◀le▶ seul fait que ◀l’▶idée ◀de▶ liberté est liée dans son esprit à ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶erreur sociale, et signifie ◀les▶ sanctions immédiates ◀de▶ ◀la▶ Terreur.
Ainsi ◀la▶ fuite devant tout engagement et ◀l’▶absorption complète dans ◀l’▶engagement social entraînent identiquement une chute ◀de▶ ◀la▶ tension, et par suite, ◀la▶ perte simultanée ◀de▶ toute vraie liberté et ◀de▶ toute vraie responsabilité.
Ou encore : ◀l’▶individualisme étant ◀la▶ tendance insulaire ◀de▶ ◀l’▶homme, ◀le▶ collectivisme, sa tendance totalitaire, le premier semble exalter ◀le▶ moi et le second ◀le▶ sacrifier. Mais en réalité ◀les▶ deux tendances divergent moins qu’elles ne forment un cercle. À ◀la▶ limite, en effet, ces deux formes ◀de▶ fuite devant ◀la▶ personne vont se confondre et s’annuler dans ◀l’▶impersonnel immobile. Car à ◀la▶ limite, ◀l’▶État totalitaire devient une île, tandis que ◀l’▶île de Robinson représente ◀le▶ seul État idéalement totalitaire.
On voit par là qu’un dosage égal des deux tendances ne pourra jamais recréer ◀la▶ tension personnelle, mais au contraire aboutirait à ◀la▶ déprimer totalement. ◀La▶ personne ne peut être composée : elle est initiale ou elle n’est pas. On voit aussi dans quelle complicité se trouvent liés celui qui refuse ◀de▶ s’occuper ◀de▶ ◀la▶ chose sociale et celui qui cède à ◀la▶ tyrannie, ◀l’▶égoïste et ◀l’▶embrigadé, celui qui murmure « chacun pour soi » et celui qui crie « ◀l’▶État pour tous ». Ces deux démissionnaires ◀de▶ ◀la▶ personne, ces deux fuyards devant ◀la▶ vocation, sont au même titre ◀les▶ saboteurs ◀de▶ ◀l’▶Occident. Eux seuls, en se multipliant, seraient capables ◀d’▶enliser ◀l’▶Histoire, et ◀de▶ mettre un terme ignominieux à ◀l’▶Odyssée occidentale ◀de▶ ◀l’▶âme.