Chapitre V
L’expérience du temps historique
L’Occident découvre le temps
De▶ la Genèse mosaïque jusqu’aux débuts du siècle dernier, les Occidentaux n’ont presque pas varié quant à la date ◀de▶ naissance ◀de▶ l’humanité. Un professeur ◀de▶ Cambridge, au xviie siècle, crut pouvoir la préciser : l’homme avait été créé en 4004 avant J.-C., le 23 octobre, à 9 heures du matin. Les professeurs ◀d’▶Oxford tenaient pour le 23 mars, même heure et même année. Buffon écrit un peu plus tard : « Depuis la fin des ouvrages ◀de▶ Dieu, c’est-à-dire depuis la création ◀de▶ l’homme, il ne s’est écoulé que six ou huit-mille ans. » Cuvier partage ces vues, que Schelling suit encore en plein xixe siècle, et que les catéchismes ne cesseront ◀d’▶enseigner à des générations dont notre enfance a connu les derniers représentants. Cependant, vers 1950, nul ne peut plus douter que l’homme existe depuis environ cent-mille ans. Aux toutes dernières nouvelles — qui dira mieux ? — c’est au moins 600 000 qu’il conviendrait ◀d’▶admettre.
Centupler brusquement l’âge ◀de▶ l’humanité peut paraître une révolution considérable. Mais ce n’est guère qu’un détail dénué ◀d’▶intérêt pour peu que l’on considère les dimensions du temps décrites par les anciennes cosmologies ◀de▶ l’Orient. Pour l’Inde, l’unité ◀de▶ temps — le Kalpa ou Jour ◀de▶ Brahma — est ◀de▶ quatre-milliards-trois-cent-vingt-millions ◀d’▶années solaires. Or la vie ◀d’▶un Brahma est ◀de▶ 108 « années », dont chaque jour et chaque nuit représentent un Kalpa. Après 249 milliards ◀d’▶années, le Brahma meurt, l’univers retourne au grand Chaos pour une durée égale, puis un autre Brahma inaugure une ère nouvelle, et ainsi ◀de▶ suite à l’infini. Quant au temps de notre humanité : chaque jour ◀de▶ Brahma se divise en mille éons ◀de▶ 4 320 000 ans chacun, et chaque éon se subdivise en quatre âges ◀de▶ durées décroissantes. Nous vivons aujourd’hui dans le sixième millénaire ◀d’▶un quatrième âge, ou Kaliyuga, lequel a commencé à minuit précise, le 18 février 3102 avant J.-C. et doit se terminer dans 426 943 ans par la destruction du monde et sa reconstruction, qui sera l’œuvre ◀de▶ Kalki, dernier avatar ◀de▶ Vishnu.
En regard des ordres ◀de▶ grandeur, si prodigieusement différents, attribués par les grandes religions ◀de▶ l’Orient et ◀de▶ l’Occident au temps cosmique comme au temps des humains, plaçons maintenant ce double fait : le sens ◀de▶ l’Histoire est caractéristique ◀de▶ l’Occident, et il y tourne même à l’obsession si l’on en juge par notre siècle, tandis qu’il a toujours manqué aux Orientaux avant qu’ils aient subi notre influence42.
Toute réflexion sur l’Aventure occidentale se doit ◀d’▶affronter ce contraste, et ◀d’▶essayer ◀de▶ l’interpréter. Et en particulier, toute théorie ◀de▶ l’Histoire qui négligerait ◀d’▶en rendre compte ou s’en révélerait incapable apparaîtrait inadéquate à son objet. On verra mieux pourquoi, par la suite ◀de▶ ce chapitre.
Co-naissance ◀de▶ l’histoire et ◀de▶ la personne
Un fait n’est historique, au sens exact du terme, qu’en vertu de son unicité. S’il pouvait se répéter, revenir comme les saisons, il n’appartiendrait pas à l’Histoire, mais au Mythe. De même l’individu ne devient une personne que par l’unicité que lui confère sa vocation, autrement il est vu comme une répétition, grain ◀de▶ poussière isolé ◀d’▶un univers absurde relevant ◀de▶ la pure statistique, ou cellule transitoire ◀d’▶un corps magique sans fin. Combien ◀d’▶individus sont-ils donc nés et morts depuis qu’il y a des hommes sur cette planète ? Si un démographe génial pouvait nous dire demain que la réponse est « ◀de▶ l’ordre ◀de▶ 300 milliards », nous en serions moins étourdis que gênés. Mais ◀d’▶où viendrait notre malaise ? Comment ne pas voir qu’il serait intimement lié, chez ceux qui l’éprouveraient, au sens ◀de▶ la personne ?
Presque toutes les cultures et civilisations que nous avons exhumées du passé ◀de▶ la Terre ou qui survivent dans notre siècle, ont enseigné des théories du temps, et presque toutes décrivent un temps cyclique. Elles croient aussi à la métempsycose, à l’astrologie et aux castes. Tout cela se tient et se relie, tout cela est « religion » au sens premier du terme43 — et ne laisse aucune place à l’Histoire, ni davantage à la personne. Seule la religion juive fait exception dans le monde antique. Ses Prophètes ont cru que Jahvé intervenait par ◀de▶ libres actions dans l’existence terrestre du peuple élu : dès lors, celle-ci ne dépendait plus des astres ni ◀d’▶un cours calculable des temps, mais ◀d’▶une intention personnelle, inscrutable et pourtant manifestée par une suite ◀d’▶événements révélateurs. L’Incarnation du Christ vint accomplir cette vocation unique du peuple ◀d’▶Israël. Et certes, l’Évangile ignore absolument toute espèce ◀de▶ doctrine ◀de▶ l’Histoire : il annonce la Résurrection, qui est victoire sur le Temps comme sur la mort. Mais c’est bien à partir de là que les hommes touchés par le message évangélique ont découvert le temps irréversible ◀de▶ l’Histoire, et qu’ils ont osé l’accepter. La prédication paulinienne, avec son insistance extraordinaire sur l’unicité absolue ◀de▶ l’Incarnation salvatrice, et cet « une fois pour toutes » qui sert ◀de▶ leitmotiv à l’Épître « aux Hébreux » précisément, voilà qui brise la croyance unanime aux retours éternels du temps cyclique. Dans le prolongement du temps dramatique des Prophètes s’ouvre alors le temps du salut : temps ◀de▶ l’attente active, ◀de▶ l’espérance patiente, et ◀de▶ la foi dans un retour unique du Christ glorieux. Et dans ce temps nouveau, le rôle ◀de▶ chaque personne devient unique et décisif, comme l’était sous l’Ancienne Alliance le rôle collectif ◀d’▶Israël. Le dialogue ◀de▶ Personne à personne entre le Dieu qui appelle et l’âme qui répond, libère celle-ci des décrets uniformes ◀de▶ la morale et ◀de▶ la tradition sacrée, comme aussi des caprices du hasard insensé, comme enfin ◀de▶ la roue du karma et du vertige ◀de▶ la métempsycose, qui réduisaient toute vie dans le temps et la chair à l’insignifiance anonyme ◀d’▶un passage éphémère dans l’Illusion.
Ainsi l’Histoire, conscience nouvelle du temps des hommes, est née ◀de▶ la même rupture des grands rythmes cosmiques et des fatalités astrologiques, et ◀de▶ la même victoire sur les étoiles et sur la mort, qui libère et suscite la personne. Ce n’est pas un hasard, si le premier auteur ◀d’▶une philosophie ◀de▶ l’Histoire — la Civitas Dei — fut aussi le premier auteur ◀d’▶une biographie ◀de▶ sa personne : les Confessions.
Du mythe à l’histoire
Mais il reste à mieux voir comment l’homme, délivré des « religions » par la foi, trouve alors le courage exceptionnel ◀d’▶accepter le temps et l’Histoire.
Si toutes les religions traditionnelles ont développé des mythes du temps cyclique et ◀de▶ l’éternel retour, c’est parce que l’homme a peur du temps. Voilà le fait fondamental. Car le temps est lié à la mort comme à la perte des paradis — Eden, âge ◀d’▶or, enfance — vécus ou imaginaires. Et il est lié à la menace toujours instante des catastrophes imprévisibles et arbitraires, des désastres privés et publics et ◀de▶ leur injustice ◀d’▶autant plus scandaleuse qu’elle apparaît « sans précédent », vraiment nouvelle, et donc dénuée ◀de▶ sens. Contre le malheur et son absurdité, l’homme n’a ◀d’▶autre recours que ◀d’▶attribuer un sens à ce qu’il subit sans l’avoir « mérité ». Au scandale des souffrances et ◀de▶ la mort, il ne répondra point par une révolte vaine, pure démence à ses yeux ◀de▶ Grec ou ◀d’▶Oriental, mais par le rêve immense des religions, transformant le réel insensé en un poème ◀de▶ morts et ◀de▶ résurrections dominées par des rythmes et par des archétypes qui s’accordent à ceux ◀de▶ l’âme. Ainsi le rêve universel du Temps cyclique et du retour sans fin ◀de▶ toutes les situations dévalorise le temps vécu ◀de▶ la souffrance.
Ce n’est plus la souffrance qui est vaine, dès lors qu’elle prend un sens exemplaire dans le Mythe, mais c’est le temps lui-même qui perd sa réalité, puisqu’il n’apporte plus ◀d’▶absolue nouveauté, ni par conséquent ◀de▶ scandale. (L’homme ◀d’▶aujourd’hui, qui croit qu’il ne croit plus à rien, mime encore ce mouvement ◀de▶ la sagesse mythique, quand il dit pour se rassurer que « l’histoire se répète », ou plus familièrement : « Plus ça change, plus c’est la même chose. »)
L’irruption dans ce monde des religions antiques du message ◀de▶ l’Incarnation figure donc le Scandale absolu, la nouveauté totale, proprement impensable. Et c’est bien dans ces termes que saint Paul la présente. Que Dieu se soit manifesté comme une Personne ; par un geste sans précédent ; au temps choisi par lui ; « une fois pour toutes » — voici ruiné ◀d’▶un coup tout l’édifice mythique des protections ◀de▶ l’âme contre le temps ◀de▶ l’Histoire. Il s’agit ◀d’▶un vrai fait, non plus ◀d’▶un avatar ni ◀de▶ l’épiphanie ◀d’▶un archétype. Cette rupture du Cercle cosmique livre l’homme à l’imprévisible, c’est-à-dire à la grâce ◀de▶ Dieu, mais aussi à la liberté ; il devient responsable ◀de▶ son temps sur la Terre.
Ce serait intolérable si la Révélation n’apportait en même temps la certitude que le temps a été vaincu au matin ◀de▶ Pâques, que l’homme ne lui appartient que par la chair (étant au monde mais non du monde) et qu’un terme est promis à l’Histoire, encore que nul n’en sache « le jour ni l’heure ». Seule donc la négation réalisée du temps permet ◀d’▶assumer le temps dans sa réalité. Sans la Résurrection, l’homme n’aurait pas la preuve ◀d’▶une existence qui échappe au temps et à la mort. « Si le Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine et vous êtes encore dans vos péchés. »
Mais cette preuve n’est valable que pour la foi parfaite, et ce recours au Transcendant, non plus au Mythe, contre la dictature du temps, n’est effectif que pour celui qui croit « que Dieu peut tout à tout instant », ainsi que l’écrit Kierkegaard.
Or la foi n’est jamais parfaite, et dans l’homme converti persiste « le vieil homme ». Son mouvement naturel sera ◀de▶ chercher et ◀d’▶inventer contre le temps d’autres défenses. Il essaiera d’abord ◀de▶ mythifier le Christ en niant sa parfaite humanité : c’est l’intention commune à toutes les hérésies gnostiques, manichéistes ou docétistes. Plus tard, au Moyen Âge, la théorie des cycles et des rythmes cosmiques ◀de▶ l’Histoire sera reprise — contre l’esprit des Pères — par les plus grands docteurs occidentaux, tant orthodoxes que semi-hérétiques : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Dante, Roger Bacon et tous les astrologues, qui vont devenir avec Kepler les astronomes. La conception linéaire du temps et du progrès continu ◀de▶ l’Histoire n’est guère soutenue que par un Joachim de Flore, dont les écrits sont condamnés ou falsifiés. Dans la conscience populaire médiévale, comme aujourd’hui encore dans les masses paysannes, l’idée ◀d’▶une évolution imprévisible et progressive est généralement éliminée par des représentations archétypiques et mythiques du cours des choses humaines, ressenti comme semblable à celui des saisons, ◀de▶ la végétation ou des étoiles. Et peut-être faut-il rattacher à cette même tendance naturelle la propension croissante du Moyen Âge à substituer la tradition, l’allégorie mystique et la légende aux faits dont seules les Écritures, fort peu lues en ce temps, attestent l’historicité44. Tout ceci nous confirme dans la vue que le Moyen Âge, loin de représenter je ne sais quel « âge ◀d’▶or du christianisme » — comme on l’a ressassé depuis les romantiques — fut bien plutôt dans son ensemble une longue réaction ◀de▶ défense contre le ferment ◀de▶ révolution introduit dans le monde par l’Évangile. (J’ai dit plus haut que le Moyen Âge fut la période « orientale » ◀de▶ l’Europe.)
Touchée en premier lieu par le message chrétien, l’humanité occidentale a dû trouver les moyens ◀de▶ l’accepter progressivement et ◀d’▶y adapter ses conceptions. Pour les premiers chrétiens, ce qui rend supportable l’idée ◀d’▶un temps vidé ◀de▶ rythmes et ◀de▶ mythes, c’est la croyance à la Fin imminente : encore « un peu de temps » et le Christ reviendra. Mais Rome s’écroule, l’Église s’installe, et les Barbares se convertissent. Il va falloir trouver les moyens ◀de▶ penser cette durée non prévue, désormais indéniable.
Saint Augustin résout le paradoxe en un dualisme à peine voilé : il y a l’Histoire ◀de▶ Dieu et celle des hommes, et si la première intervient dans la seconde par des actes libres, elle n’y détermine pas une loi ◀d’▶évolution. Le Moyen Âge ira beaucoup plus loin, non pas dans le sens du risque, mais dans celui des normes. C’est une vision réduite et limitée ◀de▶ l’Histoire qui lui permet ◀de▶ rendre un rythme à sa durée. L’apparition du Christ ne marque plus pour lui le commencement du temps ◀de▶ la Fin, mais le « milieu des temps », symbole archétypique. Les temps sont rétrécis à quelques millénaires dont la chronologie restera symbolique jusqu’aux abords ◀de▶ la Renaissance. Et dès lors elle ira se précisant, mais dans le même cadre indiscuté (◀d’▶où les excès qu’on signalait plus haut). Elle ne sera vraiment bouleversée qu’aux débuts ◀de▶ notre xxe siècle.
Relevons ici que la chronologie vertigineuse des Hindous ne s’appliquait qu’aux cycles du cosmos : les événements ◀de▶ l’Histoire s’y trouvent tellement noyés que personne n’a le souci ◀de▶ les dater. C’est un mouvement exactement contraire qui s’est produit dans l’Occident moderne, où à l’inverse ◀de▶ ce qui s’était passé durant l’intermède médiéval, l’état civil des hommes et des actions humaines n’a cessé ◀de▶ se préciser, tandis que la Fin et le Commencement des temps ne cessaient ◀de▶ s’éloigner dans le vague et l’infini. Or le Credo prend soin ◀de▶ préciser la date ◀de▶ la Passion unique « sous Ponce Pilate », mais il se tait sur celle du jugement dernier, « car nous ne savons ni le jour ni l’heure ». Et c’est pourquoi le progrès ◀de▶ la vision historique, loin de séculariser le christianisme, comme beaucoup le craignent, s’y conforme de plus en plus, à mesure qu’il l’éloigne du mythe.
Il n’en reste pas moins que l’extension soudaine des dimensions ◀de▶ l’Histoire, telle qu’elle vient de se produire au xxe siècle, provoque une crise profonde ◀de▶ la relation intime et proprement congénitale entre l’Histoire et la personne humaine. Ceci pose un problème encore neuf.
Être ou non dans l’histoire
Tout ◀d’▶un coup (dans l’espace ◀d’▶une quarantaine ◀d’▶années) il se révèle que notre humanité n’a pas derrière elle 6000 ans, mais probablement 600 000. Et que la Terre avec ses quelque trois ou quatre milliards ◀d’▶années, aurait déjà vécu presque un « jour ◀de▶ Brahma » dans le cosmos actuel. Je dis « cosmos actuel », car ◀de▶ nombreux savants nous parlent déjà ◀d’▶un mouvement ◀de▶ diastole et ◀de▶ systole ◀de▶ l’Univers, qui se répéterait à l’infini : nous serions dans une phase ◀d’▶expansion. La cosmologie des Hindous paraît alors moins éloignée ◀de▶ la vérité que celle du Moyen Âge « chrétien ». Il en résulte une suite ◀de▶ conséquences qui jouent en fait — mais je ne pense pas en droit — contre l’idée occidentale ◀de▶ l’homme.
L’importance apparente des collectivités, des civilisations, des périodes et des ères grandit d’autant qu’à cette échelle multipliée, elles demeurent seules visibles et concevables. L’individu, en revanche, disparaît et s’annule. La même raison veut que les « lois ◀de▶ l’Histoire », nécessairement déduites ◀d’▶ensembles étendus, négligent l’action ◀de▶ la personne et nous inclinent à douter ◀de▶ sa réalité. Le « réel historique », ainsi configuré, devient aussi distant ◀de▶ l’homme concret que Brahma ◀d’▶un paria sans voie. Et l’Histoire dans l’esprit ◀de▶ nos contemporains prend la place ◀de▶ la Providence, bien qu’elle n’en revête ni la justice ni la bonté.
Bossuet, dans l’Abrégé ◀de▶ l’Histoire ◀de▶ France, nous parle déjà ◀d’▶une Histoire « maîtresse ◀de▶ la vie humaine et ◀de▶ la politique ». Il s’agit ◀de▶ préparer le Dauphin, son élève, à sa future tâche ◀de▶ roi. Cette Histoire pourvoyeuse ◀d’▶exemples et ◀de▶ leçons n’a ◀d’▶autre autorité que celle ◀d’▶un précepteur. Ses « lois » ne sont encore que celles ◀de▶ la morale, et sa réalité celle ◀d’▶un discours. Mais l’Histoire aujourd’hui n’est plus un conte, elle se distingue absolument ◀de▶ son récit. Elle ne concerne plus le passé, ni ses « leçons », qu’on pourrait aussi bien ignorer. Elle est tout autre chose : le devenir présent. Elle est plus vraie que nous, qui ne faisons que l’habiter pour un atome ◀de▶ temps insignifiant. Elle est devenue le cours ◀de▶ la réalité, où ce qu’il y a de plus réel, c’est le cours même. Et comme ce mouvement pur « doit » être dépourvu ◀d’▶origine et ◀de▶ but connaissable, on ne peut savoir son sens, mais seulement l’épouser, et l’on ne peut le penser qu’en s’y abandonnant. Ce qui se place dans le sens ◀de▶ l’Histoire en reçoit l’attribut ◀d’▶exister. Ce qui résiste au sens est « mystification » aux yeux des théoriciens et polémistes, « sabotage » aux yeux des pouvoirs. En présence d’une doctrine politique ou sociale, ◀de▶ l’action ◀d’▶un pays ou ◀de▶ l’option ◀d’▶un homme, il n’est donc plus question ◀de▶ demander si c’est « vrai ». C’est « dans le sens ◀de▶ l’Histoire », ou ce n’est rien qui vaille…
Suis-je dans l’Histoire ? es-tu dans l’Histoire ? sont-ils dans l’Histoire ? ainsi conjugue une bonne partie ◀de▶ l’intelligentsia occidentale du xxe siècle45.
Comme il est clair qu’on ne peut pas « être » dans l’Histoire rédigée par des historiens, on voit qu’il s’agit ◀d’▶autre chose : non ◀de▶ mémoire mais ◀d’▶attitude actuelle, et non ◀d’▶une discipline ◀de▶ l’intellect mais bien ◀d’▶une conception ◀de▶ l’Existence.
Cette Histoire absolutisée, qui n’est plus connaissance des actes du passé, mais flux irrésistible entraînant à la fois ceux qui lui cèdent et ceux qui lui résistent — peut-on la distinguer encore du temps lui-même ? N’est-elle pas simplement une manière ◀de▶ le penser qui le ferme à toute transcendance, et qui du même coup nous enferme et nous interdit tout recours ? « Au monde comme n’étant pas du monde », disait saint Paul. Mais l’Histoire absolue veut que l’homme tout entier soit uniquement du monde : elle le coupe ◀de▶ l’Esprit. Ce faisant, elle nie la personne, car la personne se fonde dans ce qui juge le temps, le détruit et le renouvelle. Et si l’on rêve ◀d’▶un monde coupé du transcendant, on évacue du même mouvement désespéré toute justification ◀de▶ l’action personnelle.
Rien ◀d’▶étonnant si l’homme, dès qu’il croit cette Histoire, se découvre impuissant devant elle et en elle : rien n’est plus répandu que ce sentiment anxieux dans l’intelligentsia comme dans les masses modernes, et c’est sur lui que les dictatures totalitaires fondent leur pouvoir. Le droit ◀d’▶opposition se justifiait, en effet, par la seule conviction que la vocation ◀d’▶un homme peut être plus vraie que la règle — ◀d’▶où les martyrs des premiers temps du christianisme. Si au contraire le « sens » appartient à l’Histoire, et l’Histoire au César du moment, la police politique du César détient seule le vrai sens ◀de▶ nos vies. Nul scrupule ◀de▶ conscience ou sursaut ◀de▶ belle âme ne saurait écarter cette conséquence, sans doute pénible, mais normale.
Le refus moderne du temps
Cette description rapide ◀d’▶une attitude nouvelle et ◀d’▶un état ◀de▶ conscience profondément typique ◀de▶ l’Occident au xxe siècle, me semble incontestable en tant que diagnostic. Mais comment la situer dans l’ensemble ◀de▶ l’Aventure occidentale ? Est-elle le signe annonciateur ◀d’▶une fin lugubre, ou seulement ◀d’▶une crise ◀de▶ croissance ?
On a vu que la croyance à l’Histoire absolue, ce produit ◀de▶ remplacement ◀de▶ la Providence, a pour effet normal ◀d’▶éliminer la croyance à l’action personnelle. La personne est agent ◀de▶ liberté. Cette Histoire nous conduit au fatalisme. Comment l’Histoire et la personne ont-elles pu devenir exclusives l’une ◀de▶ l’autre, alors qu’elles sont nées en même temps ◀d’▶un même acte libérateur ?
Mais d’abord, est-il sûr que la croyance moderne à l’Histoire comme devenir tout-puissant soit le développement normal et la suite obligée ◀de▶ l’attitude chrétienne devant le temps ? Notre époque aurait-elle simplement l’esprit « plus historique » que toutes les précédentes ? Oui, s’il s’agit du goût ◀de▶ connaître le passé, plus répandu que jamais dans le grand public : Toynbee est best-seller, les revues et la presse nous parlent ◀de▶ Sumer, du paléolithique, des Mayas ou du vase ◀de▶ Vix, les mémoires font fureur, les biographies s’arrachent, et beaucoup n’attendent pas la cinquantaine pour se mettre au passé dans un livre. Mais la réponse est non s’il s’agit ◀de▶ cette Histoire dans le « sens » ◀de▶ laquelle on nous dit qu’il faut « être » ◀de▶ toute nécessité, sous peine de n’être pas. Celle-ci marque un recul devant le risque du temps.
La conscience ◀de▶ l’Histoire est née ◀de▶ l’acceptation ◀d’▶un temps radicalement imprévisible. Et sa fin seule était certaine et serait bonne. Mais encore fallait-il croire à l’Apocalypse. D’ici là, nul soutien que la foi. À ce risque du temps, le Moyen Âge résiste par un retour aux conceptions cycliques et par une nette limitation des dimensions du passé et ◀de▶ l’avenir : cette espèce ◀de▶ congélation du temps a pour effet ◀d’▶éliminer le devenir. Mais la Renaissance et les siècles suivants découvrent l’infini et le réintroduisent dans l’imagination et la spéculation, puis dans le calcul mathématique. On ne peut plus limiter l’espace ni le temps, et lorsqu’au xxe siècle ils se dilatent soudain au-delà ◀de▶ tout ce que notre esprit peut se figurer, l’idée ◀d’▶évolution balaie nos repères et nous emporte sans espoir à l’aventure. Devant le risque béant, soudain total, l’homme qui n’a pas ◀de▶ foi cède au vertige. Sa dernière résistance à l’angoisse du temps se manifeste alors par la manière dont il décide ◀d’▶identifier au devenir l’être et la vérité elle-même. Solution masochiste, pour un Occidental. L’individu trouve le défi trop lourd. Dans un cosmos qui se calcule en centaines ◀de▶ millions ◀d’▶années-lumière, dans cette durée qui va vers l’infini, et dans une société où la technique, les « lois » économiques, la puissance ◀de▶ l’État, les mouvements ◀de▶ masse, etc., échappent à ses prises et l’enserrent, — « il ne se retrouve plus » et démissionne. Que l’Histoire décide à ma place, ◀de▶ toute façon je n’y puis rien. Que le dictateur ou le Parti décrètent le vrai sens ◀de▶ ma vie, ◀de▶ toute façon je ne pourrais plus le distinguer. Je ne suis plus responsable, mais c’est l’Évolution, et je n’ai plus ◀d’▶autre choix que ◀de▶ m’en dire l’agent.
Cet abandon ◀de▶ l’être entier à la Maya, sans plus rêver la délivrance du nirvana, cet enlisement dans la forme du monde, sans espoir ◀de▶ salut individuel46 — je pressens qu’ils trahissent un dépit amoureux au moins autant qu’un fléchissement réel du sens ◀de▶ la personne et ◀de▶ la liberté. Ce n’est pas qu’on n’aime plus être soi librement, ni vraiment qu’on renie la personne : mais on ne croit plus, on n’ose plus croire qu’elle puisse répondre, c’est-à-dire être responsable.
Derrière ce masochisme, comme toujours, un sadisme. Dans cette abjecte humiliation du moi, l’orgueil fou trouve un alibi. L’Évolution fatale est en réalité celle que l’on voudrait imposer. Les communistes affirment qu’ils sont les instruments du sens inévitable ◀de▶ l’Histoire, légitimant la mort ◀de▶ millions ◀de▶ koulaks qui vivaient par hasard en travers. Mais les « lois » révélées par Karl Marx n’ont jamais prévu rien ◀de▶ tel ; elles permettent simplement au dictateur ◀d’▶accréditer son utopie. Si le sang ◀de▶ ses propres martyrs fut la semence ◀de▶ l’Église, c’est le sang des « païens », le sang des autres, qui cimente l’édifice ◀de▶ l’Usine soviétique, et donne la preuve démente ◀de▶ la réalité des utopies au nom desquelles on l’a versé. Mais ◀d’▶où vient cette fureur ◀d’▶anticiper l’avenir jusqu’à l’hypothéquer sur des millions ◀de▶ crimes ? Elle vient de notre angoisse devant le temps. Anticiper l’avenir, c’est tenter ◀de▶ se convaincre que le temps ne va pas apporter la négation ◀de▶ ce que je suis, ◀de▶ ce que j’attends, ◀de▶ mes croyances ou ◀de▶ mon incroyance, ou même ◀de▶ ces raisons ◀de▶ désespérer auxquelles je tiens contre le monde et contre Dieu — la négation ◀de▶ moi-même et du sens ◀de▶ ma vie. Anticiper l’avenir, c’est le dernier refus ◀de▶ l’aventure du temps — la fuite dans l’utopie.
Utopies pessimistes, dans les démocraties : Orwell prévoit l’instauration prochaine du contrôle des pensées par le Pouvoir. Utopies optimistes chez les totalitaires : ce sont les mêmes, mais ils s’en félicitent. Et les unes comme les autres, redoutées ou voulues, ne se confondent pas seulement dans leur vision précise ◀d’▶un avenir donné pour fatal, mais dans une seule et même démission ◀de▶ la personne, qui désespère ◀de▶ ses pouvoirs ◀d’▶innovation et ◀de▶ toute espèce ◀de▶ recours au transcendant libérateur.
Engendrer l’utopie est un mouvement ◀de▶ l’âme, sans doute inséparable ◀de▶ l’historicité initiée par le christianisme : il suffit que la foi faiblisse, ou que le défi du temps paraisse insurmontable. L’utopie est recul devant le temps ouvert, elle refuse ◀d’▶affronter cette situation béante qui fut celle des premiers chrétiens, mais elle en reste tributaire — et c’est pourquoi l’Orient ne produit pas ◀d’▶utopies. Concevoir une utopie et agir d’après elle, massacrer pour hâter sa venue bienfaisante, c’est projeter notre angoisse en avant, pour tenter ◀d’▶asservir l’imprévu. Bien souvent la recherche historique projette nos désirs en arrière, mais les « leçons du passé » ont rarement justifié d’autres délits que ceux ◀de▶ la routine. L’Histoire-devenir, qui est une conjuration du temps, exige des sacrifices sanglants bien plus massifs que n’en rêvèrent jamais les prêtres emplumés du grand dieu Huitzilopochtli.
Dilemme
La crise ◀de▶ notre sens du temps pose un dilemme. L’Occident succombant au Devenir déifié va-t-il se mettre hors ◀d’▶état ◀de▶ faire l’histoire ? Ou, surmontant le vertige cosmique et temporel où l’a plongé sa science par une mutation brusque, saura-t-il en tirer une liberté nouvelle ? Je céderais à la tentation que j’ai décrite, si j’essayais ◀d’▶anticiper sur nos lendemains, et ceux-ci ne seront point marqués par nos hypothèses même exactes, mais par nos choix fondamentaux. Car la question n’est pas ◀de▶ savoir « ce qui arrivera », mais ◀de▶ savoir dès maintenant ce que nous sommes disposés à laisser arriver ou à faire arriver ; la question n’est pas ◀de▶ supputer le sens probable ◀d’▶un devenir fatal, pour nous « ajuster » à ses « lois », mais au contraire ◀d’▶affronter le temps au nom d’un sens qui ne peut s’originer qu’en la personne. Bref, la question n’est pas ◀de▶ deviner l’Histoire, mais ◀de▶ la faire. Seules nos options présentes préparent un sens, ménagent ◀d’▶avance une signification aux surprises du temps qui vient à nous. Et ces options n’agiront point par la violence ◀de▶ prises ◀de▶ position calculées dans l’abstrait47, mais par cette sorte ◀de▶ fascination qu’exerce sur l’avenir encore intact, foisonnant ◀d’▶imprévus réalisables, l’attente réalisante ◀d’▶une ferme vocation.
Dans un ouvrage ◀de▶ Mircea Eliade auquel les pages qui précèdent doivent beaucoup48, l’option centrale ◀de▶ l’âme occidentale est décrite en des termes si lucides à mon sens, que je veux les citer en guise de résumé et ◀de▶ conclusion ◀de▶ ce chapitre :
L’horizon des archétypes et ◀de▶ la répétition ne peut être dépassé impunément que si l’on adhère à une philosophie ◀de▶ la liberté qui n’exclut pas Dieu…
Le christianisme est la « religion » ◀de▶ l’homme moderne et ◀de▶ l’homme historique, ◀de▶ celui qui a découvert simultanément la liberté personnelle et le temps continu (au lieu du temps cyclique). Il est même intéressant ◀de▶ noter que l’existence ◀de▶ Dieu s’imposait avec une bien plus grande urgence à l’homme moderne, pour qui l’histoire existe comme telle et non comme répétition, qu’à l’homme des cultures archaïques et traditionnelles, qui pour se défendre ◀de▶ la terreur ◀de▶ l’histoire, disposait ◀de▶ tous les mythes, rites et comportements (sacrés)…
Depuis l’“invention” ◀de▶ la foi au sens judéo-chrétien du mot (= pour Dieu tout est possible), l’homme détaché ◀de▶ l’horizon des archétypes et ◀de▶ la répétition ne peut plus désormais se défendre contre cette terreur que par l’idée ◀de▶ Dieu. En effet, c’est seulement en présupposant l’existence ◀de▶ Dieu qu’il conquiert d’une part la liberté (qui lui accorde l’autonomie dans un Univers régi par des lois ou, en d’autres termes, l’“inauguration” ◀d’▶un mode ◀d’▶être nouveau et unique dans l’Univers), et d’autre part la certitude que les tragédies historiques ont une signification transhistorique, même si cette signification n’est pas toujours transparente pour l’actuelle condition humaine. Toute autre situation ◀de▶ l’homme moderne, à la limite, conduit au désespoir.