Chapitre VI
L’expérience de▶ l’espace
◀D’▶un cosmos qui n’a plus ◀de▶ centre
Parmi les plus anciennes mappemondes dessinées en Europe et qui subsistent ◀de▶ nos jours, celle ◀d’▶Ebstorf (fin du xiiie siècle) et celle ◀de▶ Richard de Haldingham (vers 1300) placent en leur centre exact Jérusalem. La Méditerranée et ses environs — l’Europe à gauche, l’Afrique à droite — occupent un peu plus ◀de▶ la moitié inférieure ◀de▶ la carte. L’Asie, presque réduite au Proche-Orient, occupe le reste ◀de▶ la moitié supérieure. Point ◀d’▶océans.
En 1450, la « Mappemonde catalane » ◀de▶ Modène place au milieu une Méditerranée encombrée ◀d’▶îles, mais la ramène à sa forme réelle, et dilate les trois continents jusqu’à la moitié environ ◀de▶ leurs vraies dimensions.
Cent ans plus tard, la mappemonde ◀de▶ Tramezzino indique les cinq continents et les océans. Enfin, en 1597, la carte figurant dans la Universale descrittione di tutto il monde, ◀de▶ Giuseppe Rosaccio, donne les justes proportions et contours des terres et mers telles que nous les connaissons.
Deux révolutions considérables se sont donc produites en trois siècles dans l’image ◀de▶ la Terre que les Occidentaux se formaient à partir de leur métaphysique et leur idée du réel, corrigées par quelques observations. La première révolution substitue l’Europe méditerranéenne au symbole ◀de▶ Jérusalem comme centre du monde ; et la seconde supprime toute apparence ◀de▶ centre, soit religieux, soit géographique.
Un peu plus tard, les premiers astronomes vont décentrer cette Terre elle-même, dont Magellan vient de faire le tour. Il faudra quelque quatre-cents ans pour que l’Europe digère ces découvertes. Et personne ne peut dire à quel moment la Chine et l’Inde les ont connues par nous : ces civilisations rêvaient certainement d’autres choses, plus essentielles peut-être, mais différentes.
Toute la Terre aujourd’hui découverte (à très peu de régions près, bien cernées), l’homme s’y sent à l’étroit et se met aussitôt à calculer l’exploration possible d’autres planètes, cousines germaines à x années-lumière. Ceci dans un cosmos dont notre galaxie n’occupe qu’un coin perdu, comme le sont tous les autres : car le centre est partout et nulle part, dans l’espace inimaginable défini par l’astrophysique.
La découverte et la relative acceptation du temps linéaire (et non plus cyclique) ◀de▶ l’Histoire se trouvent liées, en Occident, à la découverte et à l’acceptation ◀de▶ l’Espace, et cela par paliers brusques dans quelques esprits, ◀d’▶une manière lente et progressive dans l’âme collective. La première découverte a précédé la seconde ◀de▶ plusieurs siècles, mais elle en a bénéficié en retour, l’exploration ◀de▶ l’espace terrestre nous ayant révélé récemment des civilisations ◀d’▶une antiquité insoupçonnée, et l’exploration ◀de▶ l’espace cosmique nous habituant à des mesures ◀de▶ temps ◀d’▶un type nouveau. Et finalement, la conception ◀d’▶un espace-temps, au xxe siècle, vient confondre les deux mouvements dans un même mode ◀d’▶appréhension ◀de▶ l’univers par notre esprit.
La terre, une découverte européenne
Il est facile ◀de▶ constater que l’exploration systématique ◀de▶ l’espace terrestre et cosmique fut entreprise par les Européens, et par eux seuls, et qu’elle devint, dès le xvie siècle, l’un des aspects les plus frappants ◀de▶ l’Aventure occidentale. Mais il paraît moins simple ◀d’▶expliquer ce grand fait, et ◀de▶ le rattacher ◀d’▶une manière convaincante à tel ou tel des traits originaux ◀de▶ la psyché européenne. Essayons ◀de▶ cerner la question.
Pourquoi les Chinois, les Indiens, les Africains, et les Aztèques n’ont-ils pas eu l’idée ◀d’▶aller regarder ce qui existait au-delà ◀de▶ leur monde ? Si l’on répond qu’ils n’en avaient pas les moyens, pourquoi les Européens seuls ont-ils réussi à se les procurer ? Si l’on constate, au contraire, que d’autres peuples que les Européens possédaient ces moyens depuis longtemps, pourquoi n’en ont-ils fait qu’un usage régional ? Les Dravidiens avaient dominé la mer du Bengale, conquis et dépassé l’Indochine. Les Hindous étaient en relation avec l’Afrique grâce aux navigateurs arabes, et avec la Chine grâce aux navigateurs javanais. ◀D’▶énormes jonques chinoises, capables ◀de▶ transporter 1300 marins, soldats et passagers, assuraient au xive siècle les communications entre Calicut et la Chine ; elles avaient même poussé jusqu’au golfe Persique. Mais ce sont les Portugais qui, au xvie siècle, venant ◀de▶ très loin et allant bien au-delà, ont accaparé au passage tout ce trafic maritime. La flotte arabe était très supérieure à celle des Ibériques au xve siècle, mais ce sont pourtant ces derniers qui ont réussi les premiers tours du monde. Il serait vain ◀de▶ chercher à toutes les civilisations non européennes un commun dénominateur expliquant cette carence relative ◀de▶ leur curiosité. On aura plus vite fait ◀de▶ scruter les raisons ◀de▶ l’avidité unique dont l’Occident fit preuve.
Les raisons « matérielles » chères au siècle passé, raisons géographiques, démographiques ou techniques, sont ◀de▶ toutes les moins convaincantes : certaines vaudraient autant ou plus pour le Japon, et d’autres pour l’islam ou l’Insulinde.
Les raisons tirées du caractère des divers peuples dont les traditions alimentent l’Occident, paraissent plus séduisantes. Curieux et téméraires, les Grecs nous ont légué le mythe des Argonautes et l’Odyssée. Dans la quête ◀de▶ la Toison ◀d’▶or comme dans l’aventure ◀d’▶Ulysse, les motifs du salut et ◀de▶ la volonté ◀de▶ puissance, ◀de▶ l’or mystique et ◀de▶ l’or commercial, ◀de▶ la conquête et ◀de▶ la connaissance, se mêlent déjà comme ils le feront plus tard dans la genèse ◀de▶ l’équipée vers l’ouest. Il se peut également que les Hébreux — Palestiniens et Phéniciens — nous aient transmis leur inquiétude vagabonde et quelque chose ◀de▶ cet esprit ◀d’▶exode dont on ne sait s’il procède davantage ◀de▶ leurs tribulations ou ◀de▶ leur foi. Quant aux Romains, nous tenons ◀d’▶eux, sans nul doute, cette volonté ◀d’▶étendre au monde entier nos lois, et ◀d’▶occuper les lieux que nous découvrons, loin de nous y conduire en hôtes ◀de▶ passage respectueux ◀de▶ coutumes différentes des nôtres : cette passion colonisatrice a pu soutenir la passion « grecque » ou « judaïque » ◀d’▶une quête pour l’amour ◀de▶ la Quête.
Les raisons historiques enfin sont bien connues : la principale fut le barrage massif établi par l’islam entre l’Asie et nous, forçant nos énergies à se tourner ailleurs, vers le sud africain d’abord, puis soudain vers l’Ouest inconnu, pour aller rejoindre à tout prix l’objet ◀d’▶une nostalgie d’ailleurs fort ambigu, et qu’on nommait alors « les Indes ». Mais ce même défi ◀de▶ l’islam n’a pas poussé les peuples ◀de▶ l’Asie à rechercher le contact avec l’Europe… Les raisons historiques sont donc insuffisantes. Restent les raisons religieuses.
Il y a la foi d’abord et son premier modèle : Abraham partit « sans savoir où il allait », obéissant à une vocation aussi obscure qu’impérieuse. Mais ◀de▶ cette foi découle une vocation missionnaire : « Allez et évangélisez toutes les nations. » Or les chrétiens comprirent très vite que l’expression « toutes les nations » désignait autre chose et davantage que le Totus orbis terrarum jadis civilisé par l’hellénisme. Dès le iiie siècle, la côte indienne du Malabar reçoit des missionnaires chrétiens : les voyages ◀de▶ Thomas l’Apôtre (en 52) puis ◀de▶ Mar-Thomas sont peut-être une légende, mais l’Église jacobite est une réalité, perpétuée jusqu’à nos jours. Au vie siècle, ce sont des moines qui rapportent à Byzance les premiers vers à soie du fabuleux pays ◀de▶ « Serinda », quelque part en Extrême-Orient. Dès la première moitié du viie siècle, la Chine des Tang est évangélisée par des pèlerins nestoriens ; elle se couvre ◀d’▶églises et ◀d’▶évêchés, lointains précurseurs ◀de▶ ceux avec lesquels l’envoyé du pape auprès du Grand Khan ◀de▶ Karakorum, le moine Jean du Plan Carpin, essaiera ◀de▶ nouer des relations en 1245. Et quant à l’Amérique précolombienne, les présomptions sont fortes en faveur de la thèse qui veut que des chrétiens nordiques et irlandais aient apporté leur foi, leurs symboles et leurs rites aux populations autochtones du Canada, du Michigan, du Mexique et du Pérou, et cela peut-être dès le xe siècle, s’il faut en croire les vieilles chroniques ◀de▶ l’Islande. Comment expliquer autrement l’accueil fait aux conquistadores ? L’empereur aztèque reçoit Cortés comme l’avatar du dieu Quetzalcoatl : c’est que ce dieu, selon la légende sacrée, avait peau blanche et barbe blonde, venait de l’Est porteur ◀d’▶une bonne nouvelle dont le symbole était la croix, et prédisait « que des hommes blancs semblables à lui viendraient un jour ◀de▶ l’Est, par la mer » et régneraient alors sur le Mexique49. Pour des raisons tout analogues, l’Inca du Pérou se soumet à Pizarro, croyant reconnaître en lui le dieu Viracocha, dont la légende voulait aussi qu’il ait été porteur ◀de▶ croix et qu’il ait baptisé par aspersion… La vraie mission aurait donc précédé ◀de▶ plusieurs siècles, là encore, les conquêtes militaires et commerciales entreprises par les rois ◀d’▶Europe « au nom du Christ »…
Tous ces motifs éclairent diversement les arrière-plans ◀d’▶un fait irréfutable : c’est l’Europe seule qui a découvert la Terre entière, et jamais aucun autre peuple, pendant la période historique, n’est venu « découvrir » l’Europe.
Mais comment expliquer ce phénomène unique à partir de ces « causes » variées ? Un exemple précis va nous permettre ◀de▶ surprendre à l’état naissant le passage des options fondamentales ◀de▶ l’homme à son action concrète dans l’histoire : c’est l’aventure absurde et magnifique du parangon des « découvreurs », Christophe Colomb.
Le rêve occidental
Les facteurs religieux et civilisateurs dont la combinaison fit l’Occident : la Grèce, le judaïsme, Rome et la foi chrétienne, les voici revenus à l’œuvre en un seul homme, dans cet Ulysse au cœur chrétien, ◀d’▶origine juive, qui sera fondateur ◀d’▶Empire. Et son vrai nom est Cristóbal Colón50. Son vrai nom selon l’état civil, sinon ◀de▶ Gênes où il est né, mais ◀de▶ la Castille qui le fera vice-roi des Indes, Grand amiral ◀de▶ la mer Océane. Et surtout, son vrai nom selon sa vocation. Car ainsi que l’écrit son premier biographe, l’évêque Bartolomé ◀de▶ las Casas, « cet homme illustre voulut s’appeler Colón… mû par la volonté divine qui l’avait choisi pour réaliser ce que son nom et son prénom signifiaient. La Providence veut que les personnes qu’Elle désigne pour servir reçoivent des noms et prénoms en accord avec la tâche qui leur est confiée… Il reçut donc comme prénom Cristóbal, c’est-à-dire Christum ferens, qui veut dire porteur ◀de▶ Jésus-Christ, et c’est ainsi qu’il signa souvent ; car en vérité il fut le premier à ouvrir les portes ◀de▶ l’Océan pour y faire passer notre Sauveur Jésus-Christ vers ces pays et royaumes lointains jusqu’alors inconnus… Son nom fut Colón, c’est-à-dire repeupleur, nom qui convient à celui grâce à qui tant ◀d’▶âmes, par la prédication ◀de▶ l’Évangile, sont allées repeupler la cité glorieuse du ciel. Il lui convient aussi pour autant qu’il fut le premier à faire venir des gens ◀d’▶Espagne (quoique pas ceux qu’il eût fallu) pour fonder des colonies ou populations nouvelles qui, s’établissant à côté des anciens habitants, constituent une nouvelle république heureuse et chrétienne. »
N’a-t-on pas assez répété que l’évangélisation des nations découvertes n’avait été pour l’Occident que le « prétexte » à conquérir les Amériques ? La vie du découvreur démontre le contraire : de même que dans son nom Cristóbal précède Colón, la passion ◀de▶ la croisade et ◀de▶ la mission chrétienne ont précédé et seules permis l’expédition qui devait aboutir à la conquête. Des rêves fous, nourris ◀d’▶erreurs et ◀d’▶hypothèses extravagantes, c’était tout ce que Colón offrait aux princes ◀d’▶Europe ; et les rois catholiques ◀de▶ Castille-Aragon furent enfin convaincus par son délire mystique, mais non point par l’idée ◀de▶ fonder un Empire.
En effet, l’objectif ◀de▶ Colón n’était pas ◀de▶ conquérir une Amérique dont il n’a jamais cru qu’elle existât, mais ◀de▶ trouver une route vers l’Inde et le Cathay qu’il croyait assez proches à l’Ouest, ◀de▶ convertir leur prince, qu’il croyait être le Grand Khan, et ◀de▶ rapporter assez ◀d’▶or pour payer une nouvelle croisade, et ainsi délivrer Jérusalem. Ces motifs religieux ne furent pas seuls en cause dans son projet mégalomane, ni dans l’esprit ◀de▶ Ferdinand et ◀d’▶Isabelle ; mais étant seuls vraiment communs aux deux parties, ils furent aussi, et par là même, seuls décisifs : « Car c’était la fin et le commencement ◀de▶ l’entreprise, qu’elle dût conduire au développement et à la gloire ◀de▶ la religion chrétienne », comme il l’écrit dans son journal du 27 novembre 1492, ayant atteint les Bahamas et se croyant près de la Chine.
Tous les ressorts ◀de▶ l’Aventure occidentale, nous les voyons se tendre dans cette vie exemplaire, durant les seize années ◀de▶ dures humiliations qui séparent le naufrage devant Lisbonne du départ des petites caravelles au matin ◀de▶ Palos de Moguer. Toutes les ambiguïtés ◀de▶ nos motifs profonds et ◀de▶ nos fins humaines sont là.
Il y a certes la foi ◀d’▶Abraham : Colón l’exalte en un passage sublime ◀de▶ sa lettre aux Altesses, datée « des Indes, en l’île de la Jamaïque, le 7 juillet 1503 ». Se voyant en péril extrême, seul sur le pont, ◀d’▶un bateau rongé ◀de▶ vers et menacé par les Indiens, il appelle ses compagnons restés dans l’île :
… moi, très seul à l’extérieur, sur une côte aussi sauvage, avec une si forte fièvre, dans cet état ; tout espoir ◀d’▶en réchapper étant mort ; […] ◀d’▶une voix effrayée, pleurant et en grande hâte, j’ai appelé les maîtres ◀de▶ guerre ◀de▶ Vos Altesses, aux quatre vents, au secours ; mais ils ne m’ont pas répondu. Épuisé, je me suis laissé aller au sommeil en gémissant : j’ai entendu une voix très compatissante qui me disait : Oh, sot, homme lent à croire et à servir ton Dieu, le Dieu ◀de▶ tous ! Qu’a-t-il fait de plus pour Moïse et pour David Son Serviteur ! Depuis ta naissance, Il a toujours pris grand soin ◀de▶ toi. Quand Il t’a vu ◀d’▶un âge qui Le satisfaisait, Il a donné à ton nom un retentissement merveilleux sur la Terre. Les Indes, qui sont une partie du monde si riche, Il te les a données comme tiennes ; tu les as données à qui tu voulais et Il t’a donné pouvoir ◀d’▶en faire ainsi. Des entraves ◀de▶ la mer Océane, qui étaient nouées avec ◀de▶ si fortes chaînes, Il t’a donné les clés ; et tu as été obéi en ◀de▶ nombreuses terres et tu as acquis grand honneur et renom parmi les chrétiens ! Qu’a-t-il fait de plus pour le peuple ◀d’▶Israël quand Il l’a conduit hors ◀d’▶Égypte ? Ou pour David que ◀de▶ la condition ◀de▶ berger Il a élevé au rang ◀de▶ roi de Judée ? Tourne ton visage vers Lui et connais enfin ton erreur : Sa merci est infinie : ton âge ne sera pas un obstacle à ◀de▶ grandes choses : Il a ◀de▶ nombreux et très grands châteaux.
Abraham avait plus ◀de▶ cent ans quand il engendra Isaac, et Sarah était-elle une jeune fille ? Tu réclames une aide incertaine : réponds, qui t’a affligé tant et si souvent, Dieu ou le monde ? Les privilèges et les promesses que Dieu accorde, Il ne les rompt pas, et Il ne dit pas non plus, après qu’Il a reçu le service, que Son intention était différente et que cela devait être compris ◀d’▶une autre façon, et Il ne donne pas non plus le martyre à quiconque, pour prêter ◀de▶ la couleur à la force pure : Il s’en tient à la lettre ; tout ce qu’Il promet, Il le tient et au-delà : est-ce coutumier ? J’ai dit ce que ton Créateur a fait pour toi et ce qu’Il fait pour tous. À présent, Il va te récompenser pour l’angoisse et les dangers que tu as éprouvés au service des autres. J’entendais tout dans un demi-sommeil, mais je n’avais pas ◀de▶ réponse à des paroles si véridiques, sauf ◀de▶ pleurer pour mes erreurs. Celui, quel qu’il fût, qui parlait, termina en disant : Ne crains point. Sois confiant. Toutes ces tribulations sont écrites sur du marbre et ne sont pas sans cause.
Il y a donc la foi. Mais est-elle pure ? Sans elle, il ne serait pas ce qu’il est devenu, mais n’a-t-il pas suivi d’autres appels obscurs ? L’ambition personnelle, presque démente, qui a failli faire manquer toute l’entreprise, le désir ◀d’▶une gloire inouïe qui vengerait ses frères humiliés51, la soif ◀d’▶un Inconnu dont les merveilles absurdes ne seront peut-être pas toutes catholiques, les complaisances passionnées qu’éveille l’idée ◀de▶ l’or même au cœur ◀d’▶un Croisé…
Il est bon ◀de▶ partir sans savoir où l’on va, mauvais ◀de▶ rêver des voies qu’on appellera divines : fabulation du cœur ◀de▶ l’homme, irrépressible, mais qui peut lui faire prendre pour la voix ◀de▶ la foi l’injonction ◀d’▶un désir innommé. Qui peut juger ? Toute aventure humaine est aussi une erreur ; celle ◀de▶ Colón ne fut pas moins prodigieuse que le succès qui en résulta.
Sa science ◀de▶ cosmographe est un complexe ◀d’▶erreurs — comme le début ◀de▶ toutes nos sciences sans exception. Dans ses calculs ◀de▶ la distance par mer qui sépare l’Asie de l’Europe, il se trompe simplement ◀d’▶un océan, le Pacifique. Trouvant la Jamaïque, il se croit au Cathay. Il se trompe également ◀d’▶un quart sur la longueur ◀d’▶un degré, et n’en compte que 78 pour la distance entre Lisbonne et l’Inde. Il tire ses « preuves » ◀de▶ l’Imago Mundi de Pierre d’Ailly, qui met encore Jérusalem, lieu ◀de▶ la Rédemption, « au milieu de la Terre » ; et du livre apocryphe ◀d’▶Esdras, où il est dit que les mers n’occupent que la septième partie ◀de▶ la Terre ; et ◀d’▶un mémoire secret du Florentin Toscanelli, lequel confirme ces croyances. Toutes ces preuves ne sont telles, à ses yeux, que dans la mesure où elles concordent avec son rêve et le font apparaître accessible. Cette accumulation ◀d’▶erreurs ◀d’▶ordres divers situant l’Inde où se trouve l’Amérique, lui permet ◀de▶ prévoir une terre là où, effectivement, il doit en trouver une ! Du rêve et ◀de▶ la foi souvent indiscernables, par l’erreur à une vérité, mais différente ◀de▶ celle qu’il attendait, tel fut le périple ◀de▶ Colon, cette parabole vivante, ambiguë et grandiose, ◀de▶ toute la recherche occidentale.
Les tenants attardés ◀d’▶un certain historisme et ◀de▶ la superstition du « fait concret », ceux qui croient encore, sincèrement, que le vrai motif ◀d’▶un acte est toujours le plus bas52, ceux-là « ramènent » toute l’entreprise des Indes à l’obsession ◀de▶ l’or et ◀de▶ la conquête. Mais ces motifs sont trop universels pour expliquer la Découverte européenne. L’amiral ◀de▶ la mer Océane était certes obsédé par l’Or. Pourtant l’or était loin de signifier à ses yeux ce qu’il peut signifier aux yeux de ses détracteurs. L’or était tout d’abord un symbole, comme pour l’alchimie médiévale : « Il est fort excellent », nous dit Colon, et « celui qui le possède fait tout ce qu’il veut dans ce monde et peut même élever des âmes jusqu’au Paradis ». L’or était ensuite un moyen ◀de▶ libérer Jérusalem. Enfin, Colón s’imaginait qu’en promettant ◀de▶ ramener des Indes des monceaux ◀de▶ métal précieux, il obtiendrait l’appui des souverains espagnols : en quoi il se trompait, car l’appui qu’il reçut fut accordé pour des motifs bien différents. Et quant à l’esprit ◀de▶ conquête, il est vrai que le départ ◀de▶ Colón suit ◀de▶ peu l’achèvement ◀de▶ la Reconquista et semble prolonger cet élan victorieux : mais sans Colon, l’énergie castillane se portait normalement vers l’Afrique. C’est l’élan ◀de▶ la foi dans le délire ◀d’▶un rêve qui pouvait seul forcer les portes océanes, et nous ouvrir le Nouveau Monde.
Le centre du monde est dans l’homme
Jamais Colón n’a su ce qu’il avait trouvé, et que c’était un Nouveau Monde qui ne porterait même pas son nom. Il n’a connu que son mouvement vers l’inconnu. Mais la trouvaille importe peu, c’est le mouvement qui dure en nous et qui ne cesse ◀de▶ rendre nouveau le monde que nous ne cessons ◀de▶ découvrir. Sommes-nous vraiment conscients, à notre tour, ◀de▶ la nature et ◀de▶ la portée ◀de▶ nos découvertes ? Que signifie le mythe américain dans cette recherche indéfinie qui nous transforme ?
Le produit brut ◀de▶ l’entreprise des Espagnols fut l’or, aussitôt lié à l’esclavage. Et pour ceux qui n’aiment pas l’Amérique, ◀de▶ nos jours, USA signifie dollar et travail parcellaire à la chaîne. C’est l’un des aspects ◀de▶ l’aventure ; et voici l’autre — l’autre série des conséquences imprévisibles déclenchée par la découverte : « Il fallait qu’une ère commence où l’homme explorerait la surface ◀de▶ la planète, puis sonderait ses profondeurs, puis les profondeurs ◀de▶ l’espace infini et ◀de▶ cet autre infini qui est dans le microcosme. Il fallait que l’homme découvre l’homme, pour mieux se connaître ; que les Cannibales créent Caliban dans le génie ◀de▶ Shakespeare ; que le Nouveau Monde fasse surgir le Novum Organum dans le génie ◀de▶ Bacon ; que les Arcadiens nus ◀de▶ Guanahani excitent l’imagination ◀de▶ Rousseau et lui fassent chanter les mérites ◀de▶ l’homme naturel et préparer la Révolution française, les droits de l’homme et l’évangile ◀de▶ Karl Marx53. »
Étonnant contrepoint ◀de▶ la nature et ◀de▶ la contrainte humaine ou mécanique — ◀de▶ la découverte des Autres et ◀de▶ l’invention ◀d’▶un homme nouveau ! Tout cela, bien sûr, reste ambigu, comme l’idée même du Progrès. Si Caliban ne fait pas un bon esclave, fera-t-il un bon militant ◀de▶ la production stakhanoviste ? La liberté serait-elle devenue plus grande en allant ◀de▶ Rousseau vers Marx ? Aurait-elle vraiment diminué des origines jusqu’à Rousseau ? En ouvrant « l’Inde », Colón nous révélait le passé des sauvages et peut-être un Âge ◀d’▶or, mais il ouvrait aussi l’avenir des libertés et peut-être leur Utopie. Et de même, l’Amérique reste à la fois, pour nous, le symbole du capitalisme et celui du Progrès tel que l’imaginèrent le xviiie et xixe siècles : la marche irrésistible vers la Science et vers les mythes ◀de▶ la Démocratie.
Ainsi l’espace ouvert ajoute aux âges ◀de▶ l’homme, comme la mesure du temps calculée sur les astres a permis la navigation transocéane54. L’expérience ◀de▶ l’espace et celle du temps convergent. L’astronome a guidé l’explorateur du globe, les terres nouvelles ont révélé ◀de▶ larges pans ◀de▶ l’histoire enfouie ◀de▶ toutes les races, et celle-ci nous ramène enfin à la découverte ◀de▶ l’homme. Ces enchaînements lointains rattachent l’ethnographie et l’anthropologie, nées dans ce siècle, aux sources mêmes ◀de▶ l’Occident.
On voit maintenant pourquoi l’Europe et l’Amérique sont devenues le Musée du monde. Leurs collections, leurs bibliothèques, leurs microfilms, recomposent lentement, illustrent et enregistrent la mémoire ◀de▶ l’humanité. Et l’ensemble des fouilles qu’elles conduisent sur toutes les parties ◀de▶ la Terre, évoque l’effort persévérant ◀d’▶un être immense qui essaie ◀de▶ se remémorer son existence. Pourtant, rien ne serait plus faux que ◀d’▶en inférer je ne sais quel vieillissement ◀de▶ l’Occident. Restituer le néolithique n’est pas « se tourner vers le passé », car il s’agit encore ◀d’▶exploration. Ce n’est pas fuir le présent mais le remettre en question, et cette vaillance est juvénile. Car un même mouvement ◀de▶ l’esprit nous porte à fouiller les déserts ou la jungle du Yucatan, à construire la lentille ◀de▶ Palomar, et à surprendre le comportement ◀d’▶un méson dans le noyau atomique. Un même mouvement ◀de▶ la connaissance exploratrice actualise ces réalités. Qu’il s’applique au passé, au cosmos ou à l’atome, nous le ressentons identiquement comme un progrès.
Mais si l’on nous demandait vers quoi tend l’Aventure, aurions-nous mieux à dire que : « l’Inde et le Cathay » ?
Tout homme ◀de▶ peu de foi se rassure par un système, ou fait un Plan. Mais projeter devant soi l’utopie calculée, c’est refermer l’avenir et le stériliser, c’est tenter ◀d’▶interdire les possibles qui ne seraient pas déjà dans le plan qu’on projette, c’est ainsi condamner le futur à n’être rien de plus que le passé, où l’aujourd’hui tombera ce soir. Celui qui tient « les Indes et le Cathay » pour le vrai but ◀de▶ sa recherche, sa chance n’est plus que dans l’erreur ou dans l’échec.
Quant à l’homme ◀de▶ la foi, nous le trouvons en marche comme Abraham qui partit sans savoir où il allait. S’il nous parle ◀d’▶une Inde aux cités pavées ◀d’▶or, sachons qu’il pense à délivrer Jérusalem, qui est pour lui le centre du monde et l’Ithaque ◀de▶ son Odyssée : la patrie du salut, au-delà du temps.