Chapitre VI
L’expérience de▶ ◀l’▶espace
◀D’▶un cosmos qui n’a plus ◀de▶ centre
Parmi ◀les▶ plus anciennes mappemondes dessinées en Europe et qui subsistent ◀de▶ nos jours, celle ◀d’▶Ebstorf (fin du xiiie siècle) et celle ◀de▶ Richard de Haldingham (vers 1300) placent en leur centre exact Jérusalem. ◀La▶ Méditerranée et ses environs — ◀l’▶Europe à gauche, ◀l’▶Afrique à droite — occupent un peu plus ◀de▶ ◀la▶ moitié inférieure ◀de▶ ◀la▶ carte. ◀L’▶Asie, presque réduite au Proche-Orient, occupe ◀le▶ reste ◀de▶ ◀la▶ moitié supérieure. Point ◀d’▶océans.
En 1450, ◀la▶ « Mappemonde catalane » ◀de▶ Modène place au milieu une Méditerranée encombrée ◀d’▶îles, mais ◀la▶ ramène à sa forme réelle, et dilate ◀les▶ trois continents jusqu’à ◀la▶ moitié environ ◀de▶ leurs vraies dimensions.
Cent ans plus tard, ◀la▶ mappemonde ◀de▶ Tramezzino indique ◀les▶ cinq continents et ◀les▶ océans. Enfin, en 1597, ◀la▶ carte figurant dans ◀la▶ Universale descrittione di tutto il monde, ◀de▶ Giuseppe Rosaccio, donne ◀les▶ justes proportions et contours des terres et mers telles que nous ◀les▶ connaissons.
Deux révolutions considérables se sont donc produites en trois siècles dans ◀l’▶image ◀de▶ ◀la▶ Terre que ◀les▶ Occidentaux se formaient à partir de leur métaphysique et leur idée du réel, corrigées par quelques observations. La première révolution substitue ◀l’▶Europe méditerranéenne au symbole ◀de▶ Jérusalem comme centre du monde ; et la seconde supprime toute apparence ◀de▶ centre, soit religieux, soit géographique.
Un peu plus tard, les premiers astronomes vont décentrer cette Terre elle-même, dont Magellan vient de faire ◀le▶ tour. Il faudra quelque quatre-cents ans pour que ◀l’▶Europe digère ces découvertes. Et personne ne peut dire à quel moment ◀la▶ Chine et ◀l’▶Inde ◀les▶ ont connues par nous : ces civilisations rêvaient certainement d’autres choses, plus essentielles peut-être, mais différentes.
Toute ◀la▶ Terre aujourd’hui découverte (à très peu de régions près, bien cernées), ◀l’▶homme s’y sent à ◀l’▶étroit et se met aussitôt à calculer ◀l’▶exploration possible d’autres planètes, cousines germaines à x années-lumière. Ceci dans un cosmos dont notre galaxie n’occupe qu’un coin perdu, comme ◀le▶ sont tous ◀les▶ autres : car ◀le▶ centre est partout et nulle part, dans ◀l’▶espace inimaginable défini par ◀l’▶astrophysique.
◀La▶ découverte et ◀la▶ relative acceptation du temps linéaire (et non plus cyclique) ◀de▶ ◀l’▶Histoire se trouvent liées, en Occident, à ◀la▶ découverte et à ◀l’▶acceptation ◀de▶ ◀l’▶Espace, et cela par paliers brusques dans quelques esprits, ◀d’▶une manière lente et progressive dans ◀l’▶âme collective. La première découverte a précédé la seconde ◀de▶ plusieurs siècles, mais elle en a bénéficié en retour, ◀l’▶exploration ◀de▶ ◀l’▶espace terrestre nous ayant révélé récemment des civilisations ◀d’▶une antiquité insoupçonnée, et ◀l’▶exploration ◀de▶ ◀l’▶espace cosmique nous habituant à des mesures ◀de▶ temps ◀d’▶un type nouveau. Et finalement, ◀la▶ conception ◀d’▶un espace-temps, au xxe siècle, vient confondre ◀les▶ deux mouvements dans un même mode ◀d’▶appréhension ◀de▶ ◀l’▶univers par notre esprit.
◀La▶ terre, une découverte européenne
Il est facile ◀de▶ constater que ◀l’▶exploration systématique ◀de▶ ◀l’▶espace terrestre et cosmique fut entreprise par ◀les▶ Européens, et par eux seuls, et qu’elle devint, dès ◀le▶ xvie siècle, l’un des aspects ◀les▶ plus frappants ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale. Mais il paraît moins simple ◀d’▶expliquer ce grand fait, et ◀de▶ ◀le▶ rattacher ◀d’▶une manière convaincante à tel ou tel des traits originaux ◀de▶ ◀la▶ psyché européenne. Essayons ◀de▶ cerner ◀la▶ question.
Pourquoi ◀les▶ Chinois, ◀les▶ Indiens, ◀les▶ Africains, et ◀les▶ Aztèques n’ont-ils pas eu ◀l’▶idée ◀d’▶aller regarder ce qui existait au-delà ◀de▶ leur monde ? Si ◀l’▶on répond qu’ils n’en avaient pas ◀les▶ moyens, pourquoi ◀les▶ Européens seuls ont-ils réussi à se ◀les▶ procurer ? Si ◀l’▶on constate, au contraire, que d’autres peuples que ◀les▶ Européens possédaient ces moyens depuis longtemps, pourquoi n’en ont-ils fait qu’un usage régional ? ◀Les▶ Dravidiens avaient dominé ◀la▶ mer du Bengale, conquis et dépassé ◀l’▶Indochine. ◀Les▶ Hindous étaient en relation avec ◀l’▶Afrique grâce aux navigateurs arabes, et avec ◀la▶ Chine grâce aux navigateurs javanais. ◀D’▶énormes jonques chinoises, capables ◀de▶ transporter 1300 marins, soldats et passagers, assuraient au xive siècle ◀les▶ communications entre Calicut et ◀la▶ Chine ; elles avaient même poussé jusqu’au golfe Persique. Mais ce sont ◀les▶ Portugais qui, au xvie siècle, venant ◀de▶ très loin et allant bien au-delà, ont accaparé au passage tout ce trafic maritime. ◀La▶ flotte arabe était très supérieure à celle des Ibériques au xve siècle, mais ce sont pourtant ces derniers qui ont réussi les premiers tours du monde. Il serait vain ◀de▶ chercher à toutes ◀les▶ civilisations non européennes un commun dénominateur expliquant cette carence relative ◀de▶ leur curiosité. On aura plus vite fait ◀de▶ scruter ◀les▶ raisons ◀de▶ ◀l’▶avidité unique dont ◀l’▶Occident fit preuve.
◀Les▶ raisons « matérielles » chères au siècle passé, raisons géographiques, démographiques ou techniques, sont ◀de▶ toutes ◀les▶ moins convaincantes : certaines vaudraient autant ou plus pour ◀le▶ Japon, et d’autres pour ◀l’▶islam ou ◀l’▶Insulinde.
◀Les▶ raisons tirées du caractère des divers peuples dont ◀les▶ traditions alimentent ◀l’▶Occident, paraissent plus séduisantes. Curieux et téméraires, ◀les▶ Grecs nous ont légué ◀le▶ mythe des Argonautes et ◀l’▶Odyssée. Dans ◀la▶ quête ◀de▶ ◀la▶ Toison ◀d’▶or comme dans ◀l’▶aventure ◀d’▶Ulysse, ◀les▶ motifs du salut et ◀de▶ ◀la▶ volonté ◀de▶ puissance, ◀de▶ ◀l’▶or mystique et ◀de▶ ◀l’▶or commercial, ◀de▶ ◀la▶ conquête et ◀de▶ ◀la▶ connaissance, se mêlent déjà comme ils ◀le▶ feront plus tard dans ◀la▶ genèse ◀de▶ ◀l’▶équipée vers ◀l’▶ouest. Il se peut également que ◀les▶ Hébreux — Palestiniens et Phéniciens — nous aient transmis leur inquiétude vagabonde et quelque chose ◀de▶ cet esprit ◀d’▶exode dont on ne sait s’il procède davantage ◀de▶ leurs tribulations ou ◀de▶ leur foi. Quant aux Romains, nous tenons ◀d’▶eux, sans nul doute, cette volonté ◀d’▶étendre au monde entier nos lois, et ◀d’▶occuper ◀les▶ lieux que nous découvrons, loin de nous y conduire en hôtes ◀de▶ passage respectueux ◀de▶ coutumes différentes des nôtres : cette passion colonisatrice a pu soutenir ◀la▶ passion « grecque » ou « judaïque » ◀d’▶une quête pour ◀l’▶amour ◀de▶ ◀la▶ Quête.
◀Les▶ raisons historiques enfin sont bien connues : ◀la▶ principale fut ◀le▶ barrage massif établi par ◀l’▶islam entre ◀l’▶Asie et nous, forçant nos énergies à se tourner ailleurs, vers ◀le▶ sud africain d’abord, puis soudain vers ◀l’▶Ouest inconnu, pour aller rejoindre à tout prix ◀l’▶objet ◀d’▶une nostalgie d’ailleurs fort ambigu, et qu’on nommait alors « ◀les▶ Indes ». Mais ce même défi ◀de▶ ◀l’▶islam n’a pas poussé ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Asie à rechercher ◀le▶ contact avec ◀l’▶Europe… ◀Les▶ raisons historiques sont donc insuffisantes. Restent ◀les▶ raisons religieuses.
Il y a ◀la▶ foi d’abord et son premier modèle : Abraham partit « sans savoir où il allait », obéissant à une vocation aussi obscure qu’impérieuse. Mais ◀de▶ cette foi découle une vocation missionnaire : « Allez et évangélisez toutes ◀les▶ nations. » Or ◀les▶ chrétiens comprirent très vite que ◀l’▶expression « toutes ◀les▶ nations » désignait autre chose et davantage que ◀le▶ Totus orbis terrarum jadis civilisé par ◀l’▶hellénisme. Dès ◀le▶ iiie siècle, ◀la▶ côte indienne du Malabar reçoit des missionnaires chrétiens : ◀les▶ voyages ◀de▶ Thomas l’Apôtre (en 52) puis ◀de▶ Mar-Thomas sont peut-être une légende, mais ◀l’▶Église jacobite est une réalité, perpétuée jusqu’à nos jours. Au vie siècle, ce sont des moines qui rapportent à Byzance les premiers vers à soie du fabuleux pays ◀de▶ « Serinda », quelque part en Extrême-Orient. Dès la première moitié du viie siècle, ◀la▶ Chine des Tang est évangélisée par des pèlerins nestoriens ; elle se couvre ◀d’▶églises et ◀d’▶évêchés, lointains précurseurs ◀de▶ ceux avec lesquels ◀l’▶envoyé du pape auprès du Grand Khan ◀de▶ Karakorum, ◀le▶ moine Jean du Plan Carpin, essaiera ◀de▶ nouer des relations en 1245. Et quant à ◀l’▶Amérique précolombienne, ◀les▶ présomptions sont fortes en faveur de ◀la▶ thèse qui veut que des chrétiens nordiques et irlandais aient apporté leur foi, leurs symboles et leurs rites aux populations autochtones du Canada, du Michigan, du Mexique et du Pérou, et cela peut-être dès ◀le▶ xe siècle, s’il faut en croire ◀les▶ vieilles chroniques ◀de▶ ◀l’▶Islande. Comment expliquer autrement ◀l’▶accueil fait aux conquistadores ? ◀L’▶empereur aztèque reçoit Cortés comme ◀l’▶avatar du dieu Quetzalcoatl : c’est que ce dieu, selon ◀la▶ légende sacrée, avait peau blanche et barbe blonde, venait de ◀l’▶Est porteur ◀d’▶une bonne nouvelle dont ◀le▶ symbole était ◀la▶ ◀croix▶, et prédisait « que des hommes blancs semblables à lui viendraient un jour ◀de▶ ◀l’▶Est, par ◀la▶ mer » et régneraient alors sur ◀le▶ Mexique49. Pour des raisons tout analogues, ◀l’▶Inca du Pérou se soumet à Pizarro, croyant reconnaître en lui ◀le▶ dieu Viracocha, dont ◀la▶ légende voulait aussi qu’il ait été porteur ◀de▶ ◀croix▶ et qu’il ait baptisé par aspersion… ◀La▶ vraie mission aurait donc précédé ◀de▶ plusieurs siècles, là encore, ◀les▶ conquêtes militaires et commerciales entreprises par ◀les▶ rois ◀d’▶Europe « au nom du Christ »…
Tous ces motifs éclairent diversement ◀les▶ arrière-plans ◀d’▶un fait irréfutable : c’est ◀l’▶Europe seule qui a découvert ◀la▶ Terre entière, et jamais aucun autre peuple, pendant ◀la▶ période historique, n’est venu « découvrir » ◀l’▶Europe.
Mais comment expliquer ce phénomène unique à partir de ces « causes » variées ? Un exemple précis va nous permettre ◀de▶ surprendre à ◀l’▶état naissant ◀le▶ passage des options fondamentales ◀de▶ ◀l’▶homme à son action concrète dans ◀l’▶histoire : c’est ◀l’▶aventure absurde et magnifique du parangon des « découvreurs », Christophe Colomb.
◀Le▶ rêve occidental
◀Les▶ facteurs religieux et civilisateurs dont ◀la▶ combinaison fit ◀l’▶Occident : ◀la▶ Grèce, ◀le▶ judaïsme, Rome et ◀la▶ foi chrétienne, ◀les▶ voici revenus à ◀l’▶œuvre en un seul homme, dans cet Ulysse au cœur chrétien, ◀d’▶origine juive, qui sera fondateur ◀d’▶Empire. Et son vrai nom est Cristóbal Colón50. Son vrai nom selon ◀l’▶état civil, sinon ◀de▶ Gênes où il est né, mais ◀de▶ ◀la▶ Castille qui ◀le▶ fera vice-roi des Indes, Grand amiral ◀de▶ ◀la▶ mer Océane. Et surtout, son vrai nom selon sa vocation. Car ainsi que ◀l’▶écrit son premier biographe, ◀l’▶évêque Bartolomé ◀de▶ las Casas, « cet homme illustre voulut s’appeler Colón… mû par ◀la▶ volonté divine qui ◀l’▶avait choisi pour réaliser ce que son nom et son prénom signifiaient. ◀La▶ Providence veut que ◀les▶ personnes qu’Elle désigne pour servir reçoivent des noms et prénoms en accord avec ◀la▶ tâche qui leur est confiée… Il reçut donc comme prénom Cristóbal, c’est-à-dire Christum ferens, qui veut dire porteur ◀de▶ Jésus-Christ, et c’est ainsi qu’il signa souvent ; car en vérité il fut le premier à ouvrir ◀les▶ portes ◀de▶ ◀l’▶Océan pour y faire passer notre Sauveur Jésus-Christ vers ces pays et royaumes lointains jusqu’alors inconnus… Son nom fut Colón, c’est-à-dire repeupleur, nom qui convient à celui grâce à qui tant ◀d’▶âmes, par ◀la▶ prédication ◀de▶ ◀l’▶Évangile, sont allées repeupler ◀la▶ cité glorieuse du ciel. Il lui convient aussi pour autant qu’il fut le premier à faire venir des gens ◀d’▶Espagne (quoique pas ceux qu’il eût fallu) pour fonder des colonies ou populations nouvelles qui, s’établissant à côté des anciens habitants, constituent une nouvelle république heureuse et chrétienne. »
N’a-t-on pas assez répété que ◀l’▶évangélisation des nations découvertes n’avait été pour ◀l’▶Occident que ◀le▶ « prétexte » à conquérir ◀les▶ Amériques ? ◀La▶ vie du découvreur démontre ◀le▶ contraire : de même que dans son nom Cristóbal précède Colón, ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ croisade et ◀de▶ ◀la▶ mission chrétienne ont précédé et seules permis ◀l’▶expédition qui devait aboutir à ◀la▶ conquête. Des rêves fous, nourris ◀d’▶erreurs et ◀d’▶hypothèses extravagantes, c’était tout ce que Colón offrait aux princes ◀d’▶Europe ; et ◀les▶ rois catholiques ◀de▶ Castille-Aragon furent enfin convaincus par son délire mystique, mais non point par ◀l’▶idée ◀de▶ fonder un Empire.
En effet, ◀l’▶objectif ◀de▶ Colón n’était pas ◀de▶ conquérir une Amérique dont il n’a jamais cru qu’elle existât, mais ◀de▶ trouver une route vers ◀l’▶Inde et ◀le▶ Cathay qu’il croyait assez proches à ◀l’▶Ouest, ◀de▶ convertir leur prince, qu’il croyait être ◀le▶ Grand Khan, et ◀de▶ rapporter assez ◀d’▶or pour payer une nouvelle croisade, et ainsi délivrer Jérusalem. Ces motifs religieux ne furent pas seuls en cause dans son projet mégalomane, ni dans ◀l’▶esprit ◀de▶ Ferdinand et ◀d’▶Isabelle ; mais étant seuls vraiment communs aux deux parties, ils furent aussi, et par là même, seuls décisifs : « Car c’était ◀la▶ fin et ◀le▶ commencement ◀de▶ ◀l’▶entreprise, qu’elle dût conduire au développement et à ◀la▶ gloire ◀de▶ ◀la▶ religion chrétienne », comme il ◀l’▶écrit dans son journal du 27 novembre 1492, ayant atteint ◀les▶ Bahamas et se croyant près de ◀la▶ Chine.
Tous ◀les▶ ressorts ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale, nous ◀les▶ voyons se tendre dans cette vie exemplaire, durant ◀les▶ seize années ◀de▶ dures humiliations qui séparent ◀le▶ naufrage devant Lisbonne du départ des petites caravelles au matin ◀de▶ Palos de Moguer. Toutes ◀les▶ ambiguïtés ◀de▶ nos motifs profonds et ◀de▶ nos fins humaines sont là.
Il y a certes ◀la▶ foi ◀d’▶Abraham : Colón ◀l’▶exalte en un passage sublime ◀de▶ sa lettre aux Altesses, datée « des Indes, en ◀l’▶île de la Jamaïque, ◀le▶ 7 juillet 1503 ». Se voyant en péril extrême, seul sur ◀le▶ pont, ◀d’▶un bateau rongé ◀de▶ vers et menacé par ◀les▶ Indiens, il appelle ses compagnons restés dans ◀l’▶île :
… moi, très seul à ◀l’▶extérieur, sur une côte aussi sauvage, avec une si forte fièvre, dans cet état ; tout espoir ◀d’▶en réchapper étant mort ; […] ◀d’▶une voix effrayée, pleurant et en grande hâte, j’ai appelé ◀les▶ maîtres ◀de▶ guerre ◀de▶ Vos Altesses, aux quatre vents, au secours ; mais ils ne m’ont pas répondu. Épuisé, je me suis laissé aller au sommeil en gémissant : j’ai entendu une voix très compatissante qui me disait : Oh, sot, homme lent à croire et à servir ton Dieu, ◀le▶ Dieu ◀de▶ tous ! Qu’a-t-il fait de plus pour Moïse et pour David Son Serviteur ! Depuis ta naissance, Il a toujours pris grand soin ◀de▶ toi. Quand Il t’a vu ◀d’▶un âge qui ◀Le▶ satisfaisait, Il a donné à ton nom un retentissement merveilleux sur ◀la▶ Terre. ◀Les▶ Indes, qui sont une partie du monde si riche, Il te ◀les▶ a données comme tiennes ; tu ◀les▶ as données à qui tu voulais et Il t’a donné pouvoir ◀d’▶en faire ainsi. Des entraves ◀de▶ ◀la▶ mer Océane, qui étaient nouées avec ◀de▶ si fortes chaînes, Il t’a donné ◀les▶ clés ; et tu as été obéi en ◀de▶ nombreuses terres et tu as acquis grand honneur et renom parmi ◀les▶ chrétiens ! Qu’a-t-il fait de plus pour ◀le▶ peuple ◀d’▶Israël quand Il ◀l’▶a conduit hors ◀d’▶Égypte ? Ou pour David que ◀de▶ ◀la▶ condition ◀de▶ berger Il a élevé au rang ◀de▶ roi de Judée ? Tourne ton visage vers Lui et connais enfin ton erreur : Sa merci est infinie : ton âge ne sera pas un obstacle à ◀de▶ grandes choses : Il a ◀de▶ nombreux et très grands châteaux.
Abraham avait plus ◀de▶ cent ans quand il engendra Isaac, et Sarah était-elle une jeune fille ? Tu réclames une aide incertaine : réponds, qui t’a affligé tant et si souvent, Dieu ou ◀le▶ monde ? ◀Les▶ privilèges et ◀les▶ promesses que Dieu accorde, Il ne ◀les▶ rompt pas, et Il ne dit pas non plus, après qu’Il a reçu ◀le▶ service, que Son intention était différente et que cela devait être compris ◀d’▶une autre façon, et Il ne donne pas non plus ◀le▶ martyre à quiconque, pour prêter ◀de▶ ◀la▶ couleur à ◀la▶ force pure : Il s’en tient à ◀la▶ lettre ; tout ce qu’Il promet, Il ◀le▶ tient et au-delà : est-ce coutumier ? J’ai dit ce que ton Créateur a fait pour toi et ce qu’Il fait pour tous. À présent, Il va te récompenser pour ◀l’▶angoisse et ◀les▶ dangers que tu as éprouvés au service des autres. J’entendais tout dans un demi-sommeil, mais je n’avais pas ◀de▶ réponse à des paroles si véridiques, sauf ◀de▶ pleurer pour mes erreurs. Celui, quel qu’il fût, qui parlait, termina en disant : Ne crains point. Sois confiant. Toutes ces tribulations sont écrites sur du marbre et ne sont pas sans cause.
Il y a donc ◀la▶ foi. Mais est-elle pure ? Sans elle, il ne serait pas ce qu’il est devenu, mais n’a-t-il pas suivi d’autres appels obscurs ? ◀L’▶ambition personnelle, presque démente, qui a failli faire manquer toute ◀l’▶entreprise, ◀le▶ désir ◀d’▶une gloire inouïe qui vengerait ses frères humiliés51, ◀la▶ soif ◀d’▶un Inconnu dont ◀les▶ merveilles absurdes ne seront peut-être pas toutes catholiques, ◀les▶ complaisances passionnées qu’éveille ◀l’▶idée ◀de▶ ◀l’▶or même au cœur ◀d’▶un Croisé…
Il est bon ◀de▶ partir sans savoir où ◀l’▶on va, mauvais ◀de▶ rêver des voies qu’on appellera divines : fabulation du cœur ◀de▶ ◀l’▶homme, irrépressible, mais qui peut lui faire prendre pour ◀la▶ voix ◀de▶ ◀la▶ foi ◀l’▶injonction ◀d’▶un désir innommé. Qui peut juger ? Toute aventure humaine est aussi une erreur ; celle ◀de▶ Colón ne fut pas moins prodigieuse que ◀le▶ succès qui en résulta.
Sa science ◀de▶ cosmographe est un complexe ◀d’▶erreurs — comme ◀le▶ début ◀de▶ toutes nos sciences sans exception. Dans ses calculs ◀de▶ ◀la▶ distance par mer qui sépare ◀l’▶Asie de l’Europe, il se trompe simplement ◀d’▶un océan, ◀le▶ Pacifique. Trouvant ◀la▶ Jamaïque, il se croit au Cathay. Il se trompe également ◀d’▶un quart sur ◀la▶ longueur ◀d’▶un degré, et n’en compte que 78 pour ◀la▶ distance entre Lisbonne et ◀l’▶Inde. Il tire ses « preuves » ◀de▶ ◀l’▶Imago Mundi de Pierre d’Ailly, qui met encore Jérusalem, lieu ◀de▶ ◀la▶ Rédemption, « au milieu de ◀la▶ Terre » ; et du livre apocryphe ◀d’▶Esdras, où il est dit que ◀les▶ mers n’occupent que la septième partie ◀de▶ ◀la▶ Terre ; et ◀d’▶un mémoire secret du Florentin Toscanelli, lequel confirme ces croyances. Toutes ces preuves ne sont telles, à ses yeux, que dans ◀la▶ mesure où elles concordent avec son rêve et ◀le▶ font apparaître accessible. Cette accumulation ◀d’▶erreurs ◀d’▶ordres divers situant ◀l’▶Inde où se trouve ◀l’▶Amérique, lui permet ◀de▶ prévoir une terre là où, effectivement, il doit en trouver une ! Du rêve et ◀de▶ ◀la▶ foi souvent indiscernables, par ◀l’▶erreur à une vérité, mais différente ◀de▶ celle qu’il attendait, tel fut ◀le▶ périple ◀de▶ Colon, cette parabole vivante, ambiguë et grandiose, ◀de▶ toute ◀la▶ recherche occidentale.
◀Les▶ tenants attardés ◀d’▶un certain historisme et ◀de▶ ◀la▶ superstition du « fait concret », ceux qui croient encore, sincèrement, que ◀le▶ vrai motif ◀d’▶un acte est toujours ◀le▶ plus bas52, ceux-là « ramènent » toute ◀l’▶entreprise des Indes à ◀l’▶obsession ◀de▶ ◀l’▶or et ◀de▶ ◀la▶ conquête. Mais ces motifs sont trop universels pour expliquer ◀la▶ Découverte européenne. ◀L’▶amiral ◀de▶ ◀la▶ mer Océane était certes obsédé par ◀l’▶Or. Pourtant ◀l’▶or était loin de signifier à ses yeux ce qu’il peut signifier aux yeux de ses détracteurs. ◀L’▶or était tout d’abord un symbole, comme pour ◀l’▶alchimie médiévale : « Il est fort excellent », nous dit Colon, et « celui qui ◀le▶ possède fait tout ce qu’il veut dans ce monde et peut même élever des âmes jusqu’au Paradis ». ◀L’▶or était ensuite un moyen ◀de▶ libérer Jérusalem. Enfin, Colón s’imaginait qu’en promettant ◀de▶ ramener des Indes des monceaux ◀de▶ métal précieux, il obtiendrait ◀l’▶appui des souverains espagnols : en quoi il se trompait, car ◀l’▶appui qu’il reçut fut accordé pour des motifs bien différents. Et quant à ◀l’▶esprit ◀de▶ conquête, il est vrai que ◀le▶ départ ◀de▶ Colón suit ◀de▶ peu ◀l’▶achèvement ◀de▶ ◀la▶ Reconquista et semble prolonger cet élan victorieux : mais sans Colon, ◀l’▶énergie castillane se portait normalement vers ◀l’▶Afrique. C’est ◀l’▶élan ◀de▶ ◀la▶ foi dans ◀le▶ délire ◀d’▶un rêve qui pouvait seul forcer ◀les▶ portes océanes, et nous ouvrir ◀le▶ Nouveau Monde.
◀Le▶ centre du monde est dans ◀l’▶homme
Jamais Colón n’a su ce qu’il avait trouvé, et que c’était un Nouveau Monde qui ne porterait même pas son nom. Il n’a connu que son mouvement vers ◀l’▶inconnu. Mais ◀la▶ trouvaille importe peu, c’est ◀le▶ mouvement qui dure en nous et qui ne cesse ◀de▶ rendre nouveau ◀le▶ monde que nous ne cessons ◀de▶ découvrir. Sommes-nous vraiment conscients, à notre tour, ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀la▶ portée ◀de▶ nos découvertes ? Que signifie ◀le▶ mythe américain dans cette recherche indéfinie qui nous transforme ?
◀Le▶ produit brut ◀de▶ ◀l’▶entreprise des Espagnols fut ◀l’▶or, aussitôt lié à ◀l’▶esclavage. Et pour ceux qui n’aiment pas ◀l’▶Amérique, ◀de▶ nos jours, USA signifie dollar et travail parcellaire à ◀la▶ chaîne. C’est l’un des aspects ◀de▶ ◀l’▶aventure ; et voici l’autre — l’autre série des conséquences imprévisibles déclenchée par ◀la▶ découverte : « Il fallait qu’une ère commence où ◀l’▶homme explorerait ◀la▶ surface ◀de▶ ◀la▶ planète, puis sonderait ses profondeurs, puis ◀les▶ profondeurs ◀de▶ ◀l’▶espace infini et ◀de▶ cet autre infini qui est dans ◀le▶ microcosme. Il fallait que ◀l’▶homme découvre ◀l’▶homme, pour mieux se connaître ; que ◀les▶ Cannibales créent Caliban dans ◀le▶ génie ◀de▶ Shakespeare ; que ◀le▶ Nouveau Monde fasse surgir ◀le▶ Novum Organum dans ◀le▶ génie ◀de▶ Bacon ; que ◀les▶ Arcadiens nus ◀de▶ Guanahani excitent ◀l’▶imagination ◀de▶ Rousseau et lui fassent chanter ◀les▶ mérites ◀de▶ ◀l’▶homme naturel et préparer ◀la▶ Révolution française, ◀les▶ droits de l’homme et ◀l’▶évangile ◀de▶ Karl Marx53. »
Étonnant contrepoint ◀de▶ ◀la▶ nature et ◀de▶ ◀la▶ contrainte humaine ou mécanique — ◀de▶ ◀la▶ découverte des Autres et ◀de▶ ◀l’▶invention ◀d’▶un homme nouveau ! Tout cela, bien sûr, reste ambigu, comme ◀l’▶idée même du Progrès. Si Caliban ne fait pas un bon esclave, fera-t-il un bon militant ◀de▶ ◀la▶ production stakhanoviste ? ◀La▶ liberté serait-elle devenue plus grande en allant ◀de▶ Rousseau vers Marx ? Aurait-elle vraiment diminué des origines jusqu’à Rousseau ? En ouvrant « ◀l’▶Inde », Colón nous révélait ◀le▶ passé des sauvages et peut-être un Âge ◀d’▶or, mais il ouvrait aussi ◀l’▶avenir des libertés et peut-être leur Utopie. Et de même, ◀l’▶Amérique reste à la fois, pour nous, ◀le▶ symbole du capitalisme et celui du Progrès tel que ◀l’▶imaginèrent ◀le▶ xviiie et xixe siècles : ◀la▶ marche irrésistible vers ◀la▶ Science et vers ◀les▶ mythes ◀de▶ ◀la▶ Démocratie.
Ainsi ◀l’▶espace ouvert ajoute aux âges ◀de▶ ◀l’▶homme, comme ◀la▶ mesure du temps calculée sur ◀les▶ astres a permis ◀la▶ navigation transocéane54. ◀L’▶expérience ◀de▶ ◀l’▶espace et celle du temps convergent. ◀L’▶astronome a guidé ◀l’▶explorateur du globe, ◀les▶ terres nouvelles ont révélé ◀de▶ larges pans ◀de▶ ◀l’▶histoire enfouie ◀de▶ toutes ◀les▶ races, et celle-ci nous ramène enfin à ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀l’▶homme. Ces enchaînements lointains rattachent ◀l’▶ethnographie et ◀l’▶anthropologie, nées dans ce siècle, aux sources mêmes ◀de▶ ◀l’▶Occident.
On voit maintenant pourquoi ◀l’▶Europe et ◀l’▶Amérique sont devenues ◀le▶ Musée du monde. Leurs collections, leurs bibliothèques, leurs microfilms, recomposent lentement, illustrent et enregistrent ◀la▶ mémoire ◀de▶ ◀l’▶humanité. Et ◀l’▶ensemble des fouilles qu’elles conduisent sur toutes ◀les▶ parties ◀de▶ ◀la▶ Terre, évoque ◀l’▶effort persévérant ◀d’▶un être immense qui essaie ◀de▶ se remémorer son existence. Pourtant, rien ne serait plus faux que ◀d’▶en inférer je ne sais quel vieillissement ◀de▶ ◀l’▶Occident. Restituer ◀le▶ néolithique n’est pas « se tourner vers ◀le▶ passé », car il s’agit encore ◀d’▶exploration. Ce n’est pas fuir ◀le▶ présent mais ◀le▶ remettre en question, et cette vaillance est juvénile. Car un même mouvement ◀de▶ ◀l’▶esprit nous porte à fouiller ◀les▶ déserts ou ◀la▶ jungle du Yucatan, à construire ◀la▶ lentille ◀de▶ Palomar, et à surprendre ◀le▶ comportement ◀d’▶un méson dans ◀le▶ noyau atomique. Un même mouvement ◀de▶ ◀la▶ connaissance exploratrice actualise ces réalités. Qu’il s’applique au passé, au cosmos ou à ◀l’▶atome, nous ◀le▶ ressentons identiquement comme un progrès.
Mais si ◀l’▶on nous demandait vers quoi tend ◀l’▶Aventure, aurions-nous mieux à dire que : « ◀l’▶Inde et ◀le▶ Cathay » ?
Tout homme ◀de▶ peu de foi se rassure par un système, ou fait un Plan. Mais projeter devant soi ◀l’▶utopie calculée, c’est refermer ◀l’▶avenir et ◀le▶ stériliser, c’est tenter ◀d’▶interdire ◀les▶ possibles qui ne seraient pas déjà dans ◀le▶ plan qu’on projette, c’est ainsi condamner ◀le▶ futur à n’être rien de plus que ◀le▶ passé, où ◀l’▶aujourd’hui tombera ce soir. Celui qui tient « ◀les▶ Indes et ◀le▶ Cathay » pour ◀le▶ vrai but ◀de▶ sa recherche, sa chance n’est plus que dans ◀l’▶erreur ou dans ◀l’▶échec.
Quant à ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ foi, nous ◀le▶ trouvons en marche comme Abraham qui partit sans savoir où il allait. S’il nous parle ◀d’▶une Inde aux cités pavées ◀d’▶or, sachons qu’il pense à délivrer Jérusalem, qui est pour lui ◀le▶ centre du monde et ◀l’▶Ithaque ◀de▶ son Odyssée : ◀la▶ patrie du salut, au-delà du temps.