Chapitre IX
Les ambivalences du progrès
Une situation de▶ crise
Malgré notre illusion ◀de▶ provinciaux du temps, ◀le▶ xxe siècle n’a guère plus ◀de▶ raisons qu’aucun autre siècle connu ◀de▶ se croire une époque décisive, époque du tout ou rien, du triomphe final ou ◀de▶ ◀la▶ catastrophe sans remède. S’il ◀le▶ croit cependant, c’est qu’il a pris conscience du caractère ambivalent ◀de▶ tout progrès.
◀L’▶Occident poursuit, dans ◀l’▶ensemble, ◀l’▶expérience des démocraties. Il voit naître ◀la▶ science appliquée aux phénomènes sociologiques. Il entrevoit ◀la▶ possibilité ◀de▶ vaincre, au moyen de ◀la▶ technique, ◀la▶ famine endémique et ◀la▶ Nature hostile, et ◀d’▶assurer ◀le▶ confort du genre humain. Mais rien ne permet ◀de▶ préjuger du résultat ◀de▶ ses entreprises, qui peut être aussi bien ce « bonheur » dont parle ◀la▶ Constitution américaine qu’une stupidité collective, une aventure nouvelle ◀de▶ ◀la▶ personne qu’une tyrannie sans précédent. ◀Les▶ oscillations du pendule s’amplifient, voilà qui est certain.
◀Les▶ guerres du siècle ont tué plus ◀d’▶hommes que toutes ◀les▶ autres guerres ◀de▶ notre Histoire, mais ◀l’▶humanité s’est accrue sur un rythme sans précédent. ◀La▶ désunion des nations ◀de▶ ◀l’▶Europe atteint son comble dans ◀l’▶absurde, et leur mouvement ◀d’▶union se précise en même temps. ◀Le▶ christianisme n’a jamais été plus puissamment combattu, soit par ◀l’▶État totalitaire, soit par des conceptions du monde tirées ◀de▶ ◀la▶ Science ; jamais non plus on ne ◀l’▶avait vu mieux purifié ◀de▶ ses confusions millénaires avec ◀l’▶État, avec une classe sociale, ou avec telle notion particulière du cosmos.
Quant aux ambivalences ◀de▶ ◀la▶ science, elles sont liées, nous ◀l’▶avons vu plus haut, à ◀l’▶essence ◀de▶ cette discipline à la fois systématique et jamais achevée, pourvoyeuse ◀de▶ nouvelles superstitions pour ◀les▶ masses mais se nourrissant elle-même ◀d’▶esprit critique et ◀de▶ doute radical, destructrice ◀de▶ vérités accoutumées mais créatrice ◀de▶ certitudes constamment remises en question, typiquement occidentale par son style et sa démarche, mais convaincue ◀de▶ sa valeur universelle.
Enfin nous constatons ◀le▶ rythme accéléré ◀de▶ ◀l’▶application sociale des inventions : il avait fallu au moins deux siècles à ◀la▶ conscience européenne pour digérer ◀les▶ découvertes des astronomes ◀de▶ ◀la▶ Renaissance, plus encore pour que ◀l’▶imprimerie permette un grand marché du livre et du journal, et pour que ◀l’▶instruction publique donne toute leur efficacité aux imprimés ; tandis que nous voyons ◀de▶ nos jours ◀les▶ théories « incompréhensibles » ◀d’▶Einstein aboutir en un quart ◀de▶ siècle à ◀l’▶explosion ◀de▶ ◀la▶ bombe atomique, ◀la▶ découverte des antibiotiques immédiatement utilisée dans ◀le▶ commerce, ◀l’▶invention ◀de▶ ◀la▶ TV changer en une année ◀les▶ conditions ◀d’▶une campagne électorale, et ◀d’▶une manière générale, ◀les▶ travaux ◀les▶ plus abstrus et théoriques des laboratoires ◀de▶ recherches nucléaires devenir aussitôt des centres ◀d’▶attraction pour ◀le▶ capital, ◀l’▶industrie, ◀la▶ spéculation bancaire et ◀la▶ diplomatie des États. Tout cela sans que personne soit encore en mesure ◀de▶ trancher ◀la▶ question confusément posée ◀de▶ savoir dans quel sens, bénéfique ou néfaste, vont se développer ◀les▶ conséquences sociales ◀de▶ ces recherches. Or c’est précisément notre prise de conscience ◀de▶ ◀l’▶ambiguïté essentielle des résultats ◀de▶ ◀la▶ science et ◀de▶ ◀la▶ technique, qui a fomenté ◀la▶ crise ◀de▶ ◀l’▶idée du Progrès.
Évolution n’est plus synonyme ◀de▶ progrès
◀L’▶idée ◀d’▶évolution est une forme ◀de▶ pensée qui affleure avec puissance, en Occident, au début ◀de▶ ◀l’▶ère technique et scientifique. Darwin ◀l’▶applique aux espèces vivantes ; d’autres, un peu plus tard, aux civilisations, aux morales, aux concepts, à ◀l’▶histoire, à toutes ◀les▶ disciplines ◀de▶ ◀la▶ culture. « ◀L’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ peinture ◀de▶ Giotto à Manet », « ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ science ◀de▶ Sumer à nos jours », sont devenues des expressions aussi courantes que « ◀l’▶évolution des espèces animales » ou que ◀l’▶évolution ◀d’▶une maladie, ◀d’▶une individualité, ◀d’▶un régime politique.
Il s’agit au début ◀de▶ ◀l’▶archétype ◀de▶ pensée qui conditionne notre idée du Progrès, au sens que lui donne Condorcet dès 1793. ◀Les▶ deux termes ◀d’▶évolution et ◀de▶ progrès seront synonymes pendant ◀le▶ xixe siècle, et ceci définit ◀l’▶optimisme foncier ◀de▶ ◀la▶ bourgeoisie en plein essor. Mais dès ◀le▶ début du xxe siècle — ◀les▶ Illusions du progrès ◀de▶ Sorel datent ◀de▶ 1905 — on observe une dissociation ◀de▶ ces notions : ◀le▶ Progrès linéaire, continu, partant du chaos primitif pour se diriger sans relâche vers ◀l’▶ordre et ◀la▶ justice totale, devient un objet ◀de▶ croyance rigoureusement invérifiable. Au contraire, dans tous ◀les▶ domaines, collectifs ou individuels, ◀l’▶Évolution devient objet ◀de▶ science à la fois mesurable et formulable en lois. Or, tandis que ◀le▶ Progrès montait nécessairement, la plupart des évolutions que nous essayons ◀de▶ mesurer montrent une courbe ascendante, un sommet, puis une courbe descendante, qui évoque un retour à zéro. Il devient toujours plus difficile ◀de▶ passer ◀de▶ ces cycles ◀de▶ « grandeur et décadence » à ◀l’▶idée ◀d’▶ascension générale et continue qu’impliquait ◀la▶ croyance au Progrès88. ◀Le▶ progrès linéaire était nécessairement une conception optimiste. ◀L’▶évolution laisse place à des vues pessimistes, ◀les▶ suggère, ou peut-être en résulte.
Ainsi se fait jour ◀la▶ notion toute nouvelle ◀d’▶une évolution « trop rapide », par là même propre à contrarier ◀l’▶ascension continue du Progrès. Nous serions par exemple « gagnés ◀de▶ vitesse par ◀la▶ technique », qui dès lors nous asservirait au lieu de nous libérer. ◀De▶ là ◀l’▶idée ◀d’▶une trêve des inventions, proposée par des sages angoissés. Mais cette attitude pessimiste n’est pas moins utopique que celle qui prévalait du temps des enthousiastes ◀d’▶un progrès mécanique et fatal. Car tenter ◀de▶ planifier ◀l’▶invention équivaudrait à ◀la▶ stériliser. Qui peut prévoir ◀les▶ conséquences ◀d’▶une théorie mathématique ? ◀La▶ Bombe atomique est sortie ◀de▶ E = mc2 . Fallait-il empêcher Einstein ◀de▶ faire connaître ses travaux, ou ◀de▶ ◀les▶ poursuivre ? Mais au nom de quel pouvoir ◀de▶ prévision, supérieur à celui ◀de▶ ce grand cerveau si notoirement humanitaire ? Une fois ces travaux faits et publiés, qui pouvait empêcher ◀l’▶Occident menacé ◀d’▶en tirer d’une part ◀la▶ Bombe H, d’autre part (à plus longue échéance il est vrai), ◀les▶ moyens ◀de▶ subvenir aux besoins ◀d’▶énergie ◀d’▶une humanité qui menace ◀de▶ doubler quantitativement dans un délai dont nos petits-fils verront ◀le▶ terme ?
« On ne peut arrêter ◀la▶ marche du Progrès », conclut ◀l’▶homme ◀de▶ ◀la▶ rue, et il se trompe. Car il n’y a pas progrès du simple fait qu’on marche, si c’est vers ◀la▶ mort atomique. Une seule chose m’apparaît irrépressible, en Occident, c’est ◀la▶ passion ◀de▶ ◀la▶ recherche. Or elle joue psychologiquement en faveur de ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès, contre ◀l’▶idée ◀d’▶Évolution, qui est un retour inconscient (par angoisse) aux formes ◀de▶ pensée cycliques.
Pourquoi ◀la▶ recherche ?
◀La▶ civilisation née en Europe a dominé ◀le▶ monde pendant des siècles. Elle est encore, à notre époque, celle qu’on imite partout même quand on ◀la▶ combat. Elle est donc encore ◀la▶ plus forte. Pourtant, si on ◀la▶ compare à d’autres, passées, présentes ou en formation, on s’aperçoit qu’elle s’en distingue par deux grands traits généralement tenus pour des causes ◀de▶ faiblesse : je veux parler ◀d’▶une inquiétude fondamentale et ◀d’▶un désordre permanent.
◀Les▶ Chinois et ◀les▶ Égyptiens, ◀les▶ Sumériens et ◀les▶ Romains, ◀les▶ Aztèques et ◀les▶ Mayas, avaient créé des ordres stables. Leurs prêtres et leurs princes avaient réponse à tout. Et de même aujourd’hui, ◀la▶ Russie soviétique offre ou impose à ◀l’▶homme des masses plus ◀de▶ sécurité et beaucoup moins ◀de▶ problèmes que nos libres démocraties. (C’est là tout ◀le▶ secret du succès provisoire des régimes dits totalitaires : ils offrent et imposent des certitudes massives.) Nous, au contraire, en Occident, et en Europe bien plus qu’en Amérique, nous souffrons ◀d’▶une espèce ◀d’▶inquiétude essentielle. Nous ne cessons ◀de▶ parler du « désarroi ◀de▶ ◀l’▶époque ». Nous avons ◀l’▶impression ◀de▶ vivre dans un chaos sans cesse croissant, dans un maquis ◀de▶ contradictions morales, intellectuelles et pratiques. ◀D’▶où viennent cette inquiétude fondamentale et ce désordre permanent, que ◀les▶ meilleurs esprits déplorent depuis des siècles ?
Ils ne peuvent être accidentels. Je pense même qu’ils remontent aux sources vives ◀de▶ notre civilisation, et qu’ils en sont inséparables. Je ◀les▶ rattache à nos plus grandes traditions : ◀le▶ christianisme et ◀l’▶esprit scientifique. Notre inquiétude provient ◀de▶ notre foi, et nos incertitudes sont créées par ◀la▶ nature même ◀de▶ nos certitudes. Ce paradoxe s’explique ◀d’▶une manière assez simple.
Prenons ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶homme chrétien. Il peut lire dans ◀les▶ Écritures « qu’il n’y a pas un juste, pas même un seul » et que pourtant il devrait être saint. Il sait que ◀le▶ péché consiste à être séparé ◀de▶ ◀la▶ Vérité vivante, et que tous ◀les▶ hommes sont pécheurs. Il cherche donc. Il cherche à se rapprocher ◀de▶ ◀la▶ Vérité et ◀de▶ ◀la▶ sainteté. Dans cet effort sans fin ni cesse, il est pourtant soutenu par sa foi dans ◀la▶ grâce. Il est donc un inquiet perpétuel, mais qui sait ◀les▶ raisons ◀de▶ son inquiétude ; il sait qu’elle est normale, et non désespérée, puisqu’elle est produite par sa foi, c’est-à-dire par sa certitude.
Prenons ensuite ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶homme scientifique. Celui-ci lit ◀l’▶histoire des sciences. Elle lui fait voir que toutes ◀les▶ « vérités » qu’établissent ◀les▶ écoles successives sont relatives et provisoires, ont été dépassées l’une après l’autre, et que pourtant ◀la▶ raison ◀d’▶être ◀de▶ ◀la▶ Science est ◀de▶ saisir des vérités certaines. Dans cet effort sans fin ni cesse — ici encore — pour s’approcher ◀d’▶un but toujours fuyant, il est soutenu par sa confiance en ◀la▶ raison et ◀l’▶expérience vérifiante. ◀La▶ même exigence ◀de▶ rigueur, qui d’une part, sans relâche, vient remettre en question ◀les▶ certitudes que ◀l’▶on croyait acquises, d’autre part est ◀le▶ gage ◀d’▶un progrès vers ◀le▶ vrai. Ainsi donc, du désordre vers un certain ordre, puis vers un nouveau désordre, puis vers une nouvelle façon plus large ◀de▶ ◀l’▶interpréter, ◀la▶ Science avance.
◀L’▶Oriental pose ici ◀la▶ question ◀de▶ savoir si ◀l’▶Occidental ne préférerait pas ◀la▶ recherche à ◀la▶ pleine possession ◀de▶ ◀la▶ vérité. On serait tenté ◀de▶ répondre qu’il en est bien ainsi, quand on entend ◀les▶ intellectuels libéraux ◀d’▶aujourd’hui adresser aux orthodoxes ◀de▶ toutes observances ◀le▶ reproche, à leurs yeux rédhibitoire, ◀d’▶être des hommes « qui ont cessé ◀de▶ chercher » et « qui se croient ◀les▶ détenteurs ◀de▶ ◀la▶ vérité absolue ». Il serait peut-être erroné ◀d’▶en déduire que ◀l’▶Occidental nie ◀l’▶existence ◀d’▶une vérité en soi : simplement, il se refuse à croire qu’un homme puisse vraiment y accéder. (◀L’▶Hindou ◀le▶ croit.) S’il est tenté ◀de▶ s’en persuader parfois, c’est en présence de certaines grandes figures (ou plutôt hors de leur présence, lorsqu’il ◀les▶ voit ◀de▶ loin dans ◀le▶ temps ou ◀l’▶espace) qu’il nomme des saints. Mais prenons garde que s’il ◀les▶ nomme ainsi, c’est moins pour ◀la▶ valeur en soi ◀de▶ « leur vérité » que parce qu’ils semblent bien ◀l’▶avoir réalisée, vécue, incarnée parfaitement. ◀Les▶ saints rassurent donc davantage quant à ◀la▶ faculté ◀de▶ devenir une personne qu’au sujet de ◀l’▶existence ◀d’▶une vérité totale, également valable pour tous, et qui ne serait plus à découvrir au sens actif et créateur du mot, mais seulement à identifier dans certains états ◀de▶ conscience.
◀Les▶ objectifs ◀de▶ ◀la▶ recherche occidentale apparaissent ainsi plus modestes que ceux des religions orientales ou des régimes totalitaires, offrant ou imposant leurs Vérités indiscutables et englobantes. Mais c’est ◀le▶ principe même ◀d’▶insuffisance, ◀d’▶inquiétude et parfois ◀de▶ désordre que suppose ◀la▶ recherche jamais finie, qui a permis, en même temps que ◀l’▶idée du Progrès, certains progrès qui ne sont pas illusoires. J’en donnerai deux exemples précis.
◀Les▶ religions orientales ont fourni ◀de▶ tout temps des recettes ◀d’▶immortalité89, dont on ne sache pas qu’aucune ait jamais réussi. ◀L’▶Occident, lui, s’est contenté ◀de▶ mettre en pratique ◀les▶ modestes recettes ◀d’▶une hygiène scientifique qui a fait plus que doubler, depuis cent ans, ◀l’▶âge moyen des Occidentaux. Et ce sont les premières applications ◀de▶ cette hygiène absolument profane qui rendent compte du subit accroissement des populations orientales.
Mon deuxième exemple comporte une définition simplifiée ◀de▶ ◀la▶ démocratie occidentale : ce serait ◀la▶ suppression légale des castes et ◀de▶ ◀l’▶esclavage organisé. Condamné en tant qu’institution sacrée par saint Paul et les premiers chrétiens, rendu pratiquement inutile par certaines inventions techniques, mais encore justifié par saint Thomas d’Aquin, ◀l’▶esclavage ne fut rétabli qu’en 1452 par une bulle du pape Calixte III autorisant Henri le Navigateur à vendre ◀les▶ Noirs africains « découverts » par ses Portugais. Colomb, un demi-siècle plus tard, essaie ◀de▶ vendre ◀les▶ indigènes ◀de▶ Haïti, mais se voit fortement combattu par ◀les▶ rois catholiques et par ◀les▶ grands théologiens ◀de▶ ◀l’▶époque. En 1537 enfin, Paul III interdit sous peine ◀d’▶excommunication ◀la▶ mise en esclavage des Indiens ◀d’▶Amérique. ◀D’▶où ◀l’▶on saute à ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀l’▶Amérique du Nord jusqu’à ◀la▶ guerre ◀de▶ Sécession. Mais qui oserait dire que ◀le▶ problème ait été complètement résolu, puisque ◀les▶ libéraux et ◀les▶ chrétiens aux USA trouvent encore aujourd’hui matière à protester contre ◀la▶ coutume des sudistes, par ailleurs dénoncée en Europe et en Asie — avec une véhémence suspecte — par tous ceux qui admirent ◀les▶ Soviets. Or déjà ces derniers ont rétabli ◀l’▶usage, sur une base « scientifique » et « marxiste ». Vingt millions ◀de▶ camarades-esclaves travaillent à ◀l’▶édification ◀de▶ ◀l’▶équivalent « progressiste » des Pyramides ! Il reste qu’au cœur du monde occidental, ◀l’▶esclavage n’est plus qu’un souvenir, puisque ◀la▶ condition prolétarienne, qui en fut ◀l’▶image moderne à notre honte, y pourrait être supprimée dans peu de temps par ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀la▶ technique. Une conclusion s’impose au vu ◀de▶ ce résumé : c’est que ◀le▶ système des castes et ◀de▶ ◀l’▶esclavage est ◀le▶ système normal des sociétés qui pensent avoir et représenter ◀la▶ Vérité. Chrétien conséquent, ou sceptique, ◀l’▶Occidental n’est pas dans ce cas.
Buts occidentaux du progrès
◀L’▶intérêt ◀de▶ ◀l’▶Histoire pour ◀l’▶Occident, c’est ◀le▶ Progrès. Mais quel est ◀l’▶intérêt du Progrès ? C’est qu’il y ait plus ◀de▶ sens dans nos vies personnelles : plus ◀de▶ joie à avoir ce qu’on a, à être ce qu’on est, à faire ce que ◀l’▶on veut, à aimer ce que ◀l’▶on aime, donc plus ◀de▶ liberté. Liberté pour tous, il va de soi, mais cela n’a ◀de▶ sens concret que pour chacun. ◀L’▶unité ◀de▶ mesure, ou mieux : ◀l’▶organe ◀de▶ sensibilité à ◀la▶ liberté véritable, restant ◀le▶ moi distinct, ou ◀la▶ personne.
Certes, on peut assigner d’autres fins au Progrès, et nos élites européennes ne s’en privent pas. Mais elles font preuve des plus étranges inconséquences dans ◀les▶ jugements politiques qu’elles en tirent au nom de préférences tout à fait subjectives et généralement inavouées.
Si ◀le▶ but est ◀l’▶accroissement constant ◀de▶ ◀l’▶autonomie personnelle — que chacun puisse ◀de▶ mieux en mieux réaliser sa vocation, donc être libre — ce but n’étant nullement celui ◀de▶ ◀l’▶URSS, expressément collectiviste, et ◀la▶ praxis pas plus que ◀la▶ theoria des Soviets ne conduisant là, alors ◀l’▶URSS apparaît, objectivement parlant, comme ◀le▶ pays par excellence ◀de▶ ◀l’▶antiprogressisme et ◀de▶ ◀la▶ réaction. (Ses prétextes « dialectiques » ne changeront rien au fait : Marx ◀les▶ eût qualifiés ◀de▶ « mystification ».) Si au contraire ◀le▶ but est ◀l’▶accroissement ◀de▶ ◀la▶ quantité ◀de▶ biens consommables et du pouvoir ◀d’▶achat individuel, ◀le▶ pays ◀le▶ plus progressiste est sans conteste ◀les▶ USA, l’un des plus arriérés restant ◀l’▶URSS après plus ◀de▶ trente ans ◀de▶ travail forcé. Si enfin ◀le▶ but est ◀l’▶accroissement des règlements ◀d’▶État, du pouvoir ◀d’▶une doctrine ◀d’▶État sur ◀les▶ esprits, donc pratiquement ◀de▶ ◀l’▶entropie sociale, ◀l’▶URSS est alors au premier rang, ouvrant ◀la▶ voie. Ce qui a pris ◀le▶ nom ◀de▶ « progressisme » depuis 1945 est donc à ◀l’▶évidence des faits, une antiphrase.
Quand on compare ◀la▶ loi qui interdisait aux juges ◀de▶ prononcer ◀d’▶autre peine que ◀la▶ mort contre ◀les▶ accusés suspects ◀de▶ calvinisme (c’était en France, au xvie siècle) avec ◀la▶ loi autorisant ◀les▶ accusés à ne pas répondre à des questions incriminantes (c’est aux États-Unis, et ◀de▶ nos jours) nul honnête homme ne peut nier que ◀de▶ cette première loi à la deuxième il y ait progrès. Or ◀les▶ intellectuels qui se disent « progressistes » sont violemment hostiles à ◀la▶ nation qui a fait et qui respecte la deuxième loi ; et proclament leur admiration non seulement « dialectique » mais morale pour ◀le▶ gouvernement qui restaure et pratique des lois analogues à la première. Notre « crise du Progrès » vit ◀de▶ telles confusions, si elle est née bien avant, comme on ◀l’▶a vu. Il y aurait pourtant lieu ◀de▶ poser d’autres questions…
Du point de vue des matérialistes conséquents, ◀les▶ USA devraient représenter ◀le▶ vrai progrès, sans discussion. Du point de vue des spiritualistes, ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA sont régressifs, encore que les seconds tolèrent bien des folies, dans ◀l’▶ordre éthique et religieux, que les premiers, ◀les▶ ayant mieux connues jadis, condamnent ◀d’▶autant plus sévèrement. Du point de vue du mythe collectif : ◀le▶ peuple américain croit mieux au sien, mais ◀le▶ mythe des Soviets est mieux cru hors de ◀l’▶URSS. Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ personne enfin : ◀l’▶Europe, en retrait jusqu’ici sur ◀les▶ deux grands empires issus ◀de▶ son complexe, détient seule à mon sens ◀la▶ formule ◀d’▶équilibre. Nous touchons au cœur du problème.
Définition du progrès
Toutes ◀les▶ définitions concrètes du Progrès présentent un caractère commun : elles aboutissent à des antinomies flagrantes aussitôt qu’elles sont appliquées.
Définition par ◀la▶ technique : produire toujours plus ◀de▶ machines. Mais parmi ces machines, il s’en trouve une qui peut causer en peu ◀d’▶instants ◀la▶ mort certaine ◀de▶ notre civilisation.
Définition par ◀la▶ culture : multiplier et populariser ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀la▶ créer et ◀de▶ ◀l’▶assimiler. Mais ◀les▶ plus grands succès quantitatifs allant régulièrement à ◀la▶ pire qualité, ◀le▶ progrès culturel tend à se freiner lui-même, voire à subitement changer ◀de▶ signe pour aller vers ◀l’▶anti-culture.
Définition par ◀la▶ religion : restaurer une commune mesure valable pour ◀l’▶ensemble ◀d’▶une civilisation et garantissant ◀l’▶harmonie ◀de▶ nos moyens actuels et ◀de▶ nos buts derniers. Mais toutes ◀les▶ tentatives faites ◀de▶ nos jours pour imposer un principe ◀d’▶harmonie ont causé ◀le▶ maximum ◀de▶ désordre sanglant et aggravé ◀le▶ chaos mondial. Pourtant, ◀les▶ différents fascismes et ◀le▶ communisme stalinien tentaient ◀de▶ répondre à ◀la▶ demande ◀la▶ plus urgente et générale du siècle : ◀la▶ nostalgie communautaire, ◀l’▶appel à quelque chose qui rende un sens commun à nos actions et à nos rêves, à notre vie, à notre mort… Cette faim toujours frustrée va s’inventer d’autres moyens ◀d’▶être trompée. Mais ◀les▶ grandes hérésies et ◀les▶ gnoses ◀de▶ demain, politiques ou spiritualistes, ont-elles plus ◀de▶ chances que d’autres ◀d’▶éviter ◀le▶ péril des tyrannies totalitaires et des évasions illusoires ?
Ainsi ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès semble contradictoire dès qu’on tente ◀d’▶en mesurer ◀les▶ effets historiques. Il n’en serait pas moins vain ◀d’▶imaginer qu’on puisse ◀l’▶éliminer ou ◀l’▶oublier. Admettons que ◀l’▶Europe, en ◀la▶ formant, ait « infecté » ◀le▶ monde entier : ◀le▶ monde ne s’en guérira plus. À supposer qu’il ◀la▶ refoule un jour, elle renaîtrait irrésistiblement du sentiment ◀de▶ ◀l’▶Histoire qu’on ne peut plus effacer, du mouvement ◀de▶ ◀la▶ Science qu’on ne peut pas achever, et enfin ◀de▶ ◀la▶ Technique, dont ◀l’▶Asie et ◀l’▶Afrique ne paraissent nullement disposées à refuser ◀les▶ dons ambigus. Mais ◀l’▶Europe, responsable ◀de▶ ◀l’▶idée du Progrès, est responsable aussi ◀de▶ sa rectification.
Toutes ◀les▶ « hérésies du Progrès » sont bel et bien nées en Europe, encore qu’elles n’aient vraiment déployé leurs effets que dans ◀les▶ grands espaces humains des Amériques et ◀de▶ ◀l’▶URSS. Là, comme extraites ◀de▶ leur contexte original, elles n’étaient plus mises en échec par trop ◀de▶ coutumes anciennes ou ◀de▶ limitations posées par des excès contraires. Si ◀l’▶Europe ◀d’▶aujourd’hui s’effraye ◀de▶ constater ce que ◀l’▶Amérique a fait ◀de▶ certaines techniques (taylorisme ou psychanalyse), ce que ◀les▶ Soviets ont fait ◀de▶ ◀la▶ croyance en ◀l’▶Histoire, et ce que ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶Orient proche et lointain risquent ◀de▶ faire du nationalisme — j’y vois ◀le▶ signe que ◀l’▶Europe détient encore ◀le▶ sens ◀d’▶un équilibre intime : si ce sens n’était pas blessé, rien ne réagirait ; s’il est blessé et réagit, c’est qu’il existe. J’essaierai donc ◀d’▶en définir ◀la▶ nature et ◀les▶ exigences.
◀Les▶ origines au moins diverses ◀de▶ ◀la▶ culture européenne, et plus encore ◀la▶ doctrine du Dieu-homme, ont fait du paradoxe une forme ◀de▶ pensée fondamentale et normative pour ◀l’▶Occident. Forme ◀de▶ pensée et ◀d’▶amour, car tout amour est à la fois du même et ◀de▶ l’autre, du prochain et ◀de▶ soi, ◀de▶ ◀l’▶homme et ◀de▶ quelque chose ou ◀de▶ Quelqu’un qui transcende ◀l’▶homme : tout amour est paradoxal. Et si ◀l’▶on essaie ◀d’▶échapper à ce paradoxe essentiel, ◀l’▶amour devient seulement prendre ou s’abandonner, impérialisme ou perte ◀de▶ ◀l’▶ego, tyrannie exercée ou passion subie — ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ liberté. Si ◀le▶ génie profond ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est pas cette forme paradoxale ◀d’▶amour actif, ◀l’▶Europe ne mérite plus qu’on ◀la▶ défende contre ◀les▶ forces contraires à sa survie, qu’elle a créées. Mais si elle souffre encore des excès alternés ◀de▶ ses propres erreurs agrandies au-dehors, elle peut puiser dans ce génie secret ◀les▶ formules ◀d’▶un nouvel équilibre vivant.
◀Les▶ paradoxes que ◀l’▶on a vu se multiplier au long ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale90 présentent tous un grand trait commun : ils ne peuvent être surmontés par ◀la▶ réduction ◀d’▶un ◀de▶ leurs termes et ils ne souffrent pas ◀de▶ médiation théorique ; il faut donc ◀les▶ vivre en tension. ◀D’▶où ◀la▶ dialectique permanente ◀de▶ ◀l’▶existence occidentale. ◀D’▶où ◀la▶ recherche, jamais achevée mais créatrice, ◀de▶ formes ◀d’▶équilibre plus amples et plus vivantes mais cependant jamais stabilisées. ◀D’▶où ◀l’▶idée du Progrès, mais aussi, ◀les▶ illusions qu’elle entretient en nous.
Au principe ◀de▶ ces illusions, je vois notre désir, parfaitement naturel, ◀d’▶aboutir à des solutions acquises une fois pour toutes, et « marquant un progrès » comme on dit. C’est possible au niveau de ◀la▶ vie pratique, dans certains domaines circonscrits comme celui ◀de▶ ◀la▶ technique, par exemple. Mais ◀la▶ technique ne cesse pas pour autant ◀d’▶être en tension avec d’autres aspects ◀de▶ notre existence. ◀L’▶illusion serait alors ◀d’▶imaginer un état stable, un arrêt ◀de▶ ◀l’▶Aventure. Cet état ne pourrait être acquis qu’au prix ◀d’▶une répression soit ◀de▶ ◀l’▶essor technique (interdiction des recherches nucléaires, par exemple), soit des bénéfices « bouleversants » qui peuvent en résulter à bref délai (abondance matérielle et loisirs) : dans ◀les▶ deux cas, on essaierait ◀d’▶éliminer ◀les▶ risques inhérents à ◀l’▶Aventure. Et il en va de même pour toutes nos tentatives ◀de▶ résoudre une bonne fois nos tensions sociales ou politiques, culturelles ou religieuses. Nous ne pourrions jamais y parvenir qu’au prix du sacrifice ◀d’▶un des deux termes en présence — c’est ◀la▶ formule ◀de▶ toutes ◀les▶ tyrannies et anarchies — ou bien au prix de leur neutralisation — équivalent ◀d’▶une « mort thermique » des sociétés.
Un second type ◀d’▶illusion naît ◀de▶ notre habitude ◀d’▶appliquer ◀l’▶idée ◀de▶ progrès à des domaines où ce n’est pas ◀l’▶évolution mais ◀l’▶instant et ◀l’▶acte qui comptent. Je donnerai ◀l’▶exemple des arts. S’il est vrai que ◀la▶ relativité ◀d’▶Einstein représente un progrès sur ◀la▶ physique newtonienne, et si ◀le▶ cerveau électronique est un progrès sur ◀l’▶automate ◀de▶ Vaucanson, il n’en résulte pas que la dernière en date ◀de▶ nos modes atonales ou bruiteuses représente un progrès sur Mozart. Car on ne peut « dépasser » Mozart : il se suffit. Il n’est pas une étape transitoire dans une recherche collective jamais finie, mais une œuvre achevée, un acte créateur. L’une des superstitions ◀les▶ plus curieuses ◀de▶ ◀l’▶Occident se révèle là : prisonniers ◀de▶ ◀l’▶Histoire et ◀de▶ ◀la▶ chronologie, nous en sommes arrivés au point ◀de▶ nous figurer que ◀l’▶extrême avant-garde équivaut au progrès. Différer nous paraît en soi supérieur à ressembler à quoi que ce soit, surtout lorsqu’il s’agit ◀de▶ ressembler aux chefs-d’œuvre. C’est se rendre à ◀l’▶excès tributaire ◀de▶ ce que ◀l’▶on déclare « dépassé ». C’est s’interdire ◀d’▶être vraiment ◀de▶ son temps, ◀d’▶être vraiment moderne, comme ◀le▶ furent sans ◀le▶ vouloir tous ◀les▶ siècles et tous ◀les▶ artistes avant nous. Cet avant-gardisme artistique, fondé dans une croyance abusive à ◀l’▶Histoire, est en train d’appauvrir ou ◀de▶ paralyser des milliers ◀de▶ jeunes peintres, poètes et musiciens. « Que peut-on faire après Schönberg et Picasso ? » se demandent-ils avec anxiété. Certes, ◀le▶ goût ◀de▶ différer est l’une des marques permanentes ◀de▶ ◀l’▶Occident : mais il n’est vraiment créateur que s’il traduit spontanément ◀la▶ personne et sa vocation ; il est stérile et caricatural quand il se fait systématique et prétend procéder par exclusion des modèles fournis par ◀l’▶Histoire. Il n’y a pas ◀de▶ progrès dans ◀les▶ arts, qui ne sont pas faits ◀de▶ « courants », mais ◀d’▶œuvres signifiantes. ◀L’▶Orient ◀l’▶a toujours su et devrait nous ◀le▶ rapprendre, au lieu de perdre sa vertu en nous copiant. ◀La▶ mesure du grand art est ◀l’▶amour, non ◀le▶ procédé ◀d’▶expression ; ◀le▶ sublime, non ◀la▶ différence ; ◀l’▶achèvement valable pour tous, non ◀la▶ petite variation provisoirement curieuse… Mais ceci n’est qu’une parenthèse.
Purifiée ◀de▶ ses illusions ◀les▶ plus courantes, on voit maintenant ◀l’▶idée ◀de▶ Progrès se confondre avec celle ◀d’▶un accroissement ◀de▶ sens et ◀d’▶un élargissement du risque humain.
Mais il importe ici ◀d’▶être bien clair quant au sens du mot risque dans cette définition.
◀Le▶ risque dont je parle est dialectique : il consiste en une double possibilité, et il ◀la▶ crée. Il ouvre deux voies divergentes, dont l’une conduit à un danger parfois mortel, l’autre à ◀de▶ nouveaux risques, à ◀de▶ nouveaux défis. ◀Le▶ danger qui apparaît ◀d’▶un côté n’est plus un risque véritable, s’il met un point final au développement humain et ne permet plus ◀de▶ choix à ◀la▶ personne. Dans ce sens, ◀le▶ vrai risque ◀d’▶Ulysse n’est pas ◀le▶ naufrage définitif, mais ◀la▶ poursuite ◀de▶ sa navigation à travers des épreuves renouvelées, alertant des ressources humaines toujours plus nombreuses et profondes. Prenons un exemple brûlant. ◀La▶ bombe H est un « risque » et plus grand que celui ◀de▶ ◀la▶ bombe A ; elle n’est pas un progrès pour autant, et son interdiction dans ◀les▶ deux camps ne saurait être considérée comme un acte réactionnaire. ◀Le▶ progrès suppose au contraire ◀l’▶élimination ◀de▶ tels « risques » parce qu’ils termineraient ◀l’▶Aventure. En revanche, il demande ◀la▶ poursuite des recherches purement scientifiques qui peuvent aboutir aussi bien à ◀la▶ Bombe et à ses effets qu’à ◀l’▶abondance et aux loisirs — lesquels ne manqueront pas ◀d’▶instituer à leur tour d’autres risques plus vastes et significatifs.
À mesure qu’on approche ◀d’▶un sommet, ◀l’▶horizon s’amplifie mais ◀le▶ vertige devient aussi plus fascinant, et ◀la▶ joie surpasse ◀la▶ fatigue mais chaque faux pas devient mortel.
Il y a progrès quand ◀le▶ défi s’élargit, forçant ◀l’▶homme à se poser des questions et à prendre des décisions ◀d’▶une portée toujours plus étendue, ◀d’▶une visée toujours plus englobante, et ◀d’▶un sens toujours plus décisif.
Il y a risque, au sens où je ◀l’▶entends, lorsque ◀l’▶homme se trouve en présence d’options toujours plus signifiantes, exigeant une prise de conscience plus profonde ◀de▶ ses buts derniers. Tout acte créateur, en résolvant ◀les▶ contradictions qui ◀le▶ sous-tendent, ouvre un champ vierge à des conflits nouveaux, appelant eux-mêmes ◀de▶ nouveaux actes ◀d’▶invention, et ainsi ◀de▶ suite.
Je pense en avoir assez dit, par ◀les▶ chapitres qui précèdent, pour qu’on ait reconnu que ◀les▶ marques du Progrès, dans ◀la▶ définition que j’en propose, sont analogues à celles ◀de▶ ◀la▶ personne. ◀Les▶ paradoxes et ◀les▶ tensions, ◀les▶ ambivalences perpétuelles que ◀l’▶on a reconnues dans ◀le▶ cours du Progrès sont nées avec notre notion ◀de▶ ◀la▶ personne, elle-même issue des débats trinitaires au cours desquels se définirent ◀les▶ grandes options génératrices ◀de▶ ◀l’▶Occident.
C’est pourquoi ◀la▶ personne est seule juge, et mesure à la fois, du Progrès. Si ce dernier mérite vraiment son nom et s’il avance, c’est au statut ◀de▶ ◀la▶ personne dans notre société qu’on en jugera.
◀La▶ prise de conscience élargie ◀de▶ ◀l’▶espace et du temps historique, ◀la▶ connaissance approfondie ◀de▶ ◀la▶ matière et du cosmos, et ◀l’▶aventure technique ouvrant ◀les▶ perspectives ◀d’▶une culture généralisée, tout cela sert-il, ou non, nos chances ◀de▶ mieux devenir ◀la▶ personne que nous pourrions être ? ◀La▶ réponse ne saurait dépendre ◀d’▶une enquête. ◀La▶ personne n’est jamais mesurable : elle mesure. Elle n’est donc pas objet ◀de▶ statistiques ; et par définition elle échappera toujours aux calculs des cerveaux électroniques. ◀La▶ personne seule connaît ◀la▶ personne chez autrui, comme seul ◀l’▶amour actif découvre ◀le▶ prochain. Comment mesurer, dans notre monde présent, si ◀le▶ phénomène personnel devient plus fréquent et plus ample — ce serait ◀la▶ seule preuve du Progrès — et si ◀la▶ liberté gagne sur ses ennemis ? À strictement parler, c’est une affaire ◀de▶ foi, ◀de▶ sensibilité au spirituel dans ◀l’▶homme ; et plus généralement, ◀de▶ sympathie humaine. Il faut beaucoup aimer ◀les▶ gens que ◀l’▶on voit vivre pour voir en eux ◀les▶ traces ◀de▶ leur vraie vocation, et sentir ce qui blesse vraiment leur dignité.
Si donc j’affirme ici ma foi dans ◀le▶ Progrès, ce n’est pas au terme logique ◀d’▶une expertise plus ou moins compétente ◀de▶ notre monde comme il va (je n’y ai trouvé partout qu’ambivalence) mais en vertu d’un acte ◀d’▶espérance, dont j’ai tenté, du moins, ◀d’▶écarter ◀les▶ motifs relevant ◀d’▶illusions courantes.
◀L’▶idéal du progrès personnel, ◀de▶ ◀l’▶élargissement ambigu des pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶homme sur lui-même et sur ◀le▶ cosmos où il existe, bien qu’il soit proprement occidental par ses origines historiques, ne m’en paraît pas moins universel par ses exigences ◀les▶ plus pures. À ce titre, il peut être accepté par ◀l’▶Orient. Et je n’en connais point ◀d’▶autre qui ménage mieux nos chances ◀de▶ voir un jour s’unir ◀la▶ Voie et ◀l’▶Aventure.