Chapitre X
Le drame occidental
Ce livre n’est sans doute qu’un signe, entre mille autres, de▶ ◀la▶ prise de conscience occidentale qui marquera ◀le▶ xxe siècle.
Comme il arrive toujours, une telle prise de conscience est motivée par un arrêt ◀de▶ ◀l’▶action normale : échec brutal, mise en question soudaine, emprisonnement, confrontation avec ◀la▶ mort. Telle est bien notre situation. (Et je parle surtout pour ◀l’▶Europe, mais ◀les▶ Américains n’ignorent pas que leur santé dépend en partie ◀de▶ ◀la▶ nôtre.) Voici ◀l’▶Europe en crise et désunie, repoussée par ◀les▶ autres continents où elle avait longtemps dominé, enfermée sur son « cap de l’Asie » par ◀le▶ rideau ◀de▶ fer communiste et ◀la▶ révolte ◀de▶ ses colonies, confrontée subitement avec ◀le▶ risque ◀d’▶une décadence définitive, et contrainte à se demander ce qu’elle vaut encore pour ◀le▶ monde. Elle prend alors conscience ◀de▶ ce qu’elle représentait et ◀de▶ ce qu’elle pourrait être encore. Elle découvre sa vocation qu’elle avait si souvent trahie, dès lors qu’elle est mise au défi ◀de▶ s’unir pour revivre ou ◀de▶ descendre aux catacombes ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
Essayons ◀de▶ mesurer ◀l’▶envergure du succès ◀de▶ ◀l’▶Occident dans ◀l’▶ère moderne. Toynbee nous met en garde contre ◀les▶ illusions ◀de▶ ce qu’on pourrait appeler ◀le▶ narcissisme culturel. Mais comment ◀le▶ suivre, lorsqu’il tire ◀de▶ ◀l’▶exemple du monde gréco-romain, des raisons ◀de▶ réfuter ◀la▶ croyance que « nous aurions fait dans ◀le▶ monde, au cours des quelques derniers siècles, quelque chose qui n’a pas ◀de▶ précédent » ? Alexandre n’avait conquis qu’un quart des continents alors connus. S’il a cru que c’était ◀le▶ monde, il s’est trompé. Mais cette erreur ne peut être ◀la▶ nôtre. Qu’a fait ◀l’▶Europe du xve siècle jusqu’à nos jours ? Elle a non seulement rayonné sur ◀la▶ totalité — enfin connue, et par elle seule — ◀de▶ ◀la▶ planète ; elle a non seulement influencé, colonisé ou vassalisé selon ◀les▶ cas, ◀la▶ totalité ◀de▶ ◀l’▶Afrique, des deux Amériques et ◀de▶ ◀l’▶Océanie, et ◀la▶ partie sud ◀de▶ ◀l’▶Asie (à des degrés divers, mais pour ◀le▶ moins égaux à ceux qu’avaient atteints dans leurs empires ◀les▶ Diadoques et ◀les▶ khans mongols), mais encore elle n’a pas cessé ◀de▶ maintenir sur toutes ◀les▶ civilisations différentes ◀de▶ la sienne une supériorité intellectuelle et technique que personne ne lui contestait. Si aujourd’hui ◀les▶ peuples affectés par ses méthodes ◀de▶ pensée, ◀de▶ production matérielle ou ◀d’▶organisation ◀de▶ ◀l’▶État, se rendent politiquement indépendants, j’y vois bien moins ◀le▶ signe ◀d’▶une révolte contre ses méthodes importées, que ◀la▶ preuve décisive ◀de▶ leur succès. ◀Les▶ Grecs et ◀les▶ Romains ne disposaient pas ◀d’▶une marge ◀de▶ supériorité incontestable sur ◀les▶ Hindous et ◀les▶ Chinois. Mais où trouver dans ◀le▶ monde du xxe siècle une autre civilisation qui soit en état ◀de▶ surpasser celle qu’a répandue ◀l’▶Occident ? ◀L’▶URSS et ◀la▶ Chine ne représentent-elles pas des phénomènes ◀d’▶occidentalisation (trop rapide) ◀d’▶une large partie ◀de▶ ◀l’▶humanité, au moins autant qu’un recul politique ◀de▶ ◀l’▶Occident ? Et si ◀l’▶on se tient au plan des religions : ◀le▶ christianisme n’a pas conquis ◀le▶ monde entier, il est même en recul dans ◀l’▶empire communiste, mais il a rayonné — seul dans ◀l’▶Histoire connue, jusqu’à ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀l’▶évangile soviétique — sur tous ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀la▶ Terre, et il garde aussi vive que jamais ◀l’▶ambition ◀de▶ ◀les▶ convertir. Là encore, point ◀de▶ précédent dans ◀la▶ religion ◀de▶ ◀l’▶Empire romain, qui pour autant que je sache, n’a jamais suscité une seule vocation missionnaire.
C’est donc moins ◀la▶ révolte du monde que ◀les▶ péripéties internes ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale qui ont causé ◀la▶ crise dramatique où nous vivons depuis 1914, et dont ◀le▶ foyer est ◀le▶ lieu même ◀d’▶où partit ◀l’▶Aventure : ◀l’▶Europe.
Choisissant trois symptômes ◀de▶ cette crise — ◀la▶ désunion ◀de▶ ◀l’▶Europe, ◀la▶ condition prolétarienne, et ◀la▶ crise ◀de▶ ◀la▶ démocratie — je tenterai ◀d’▶en donner rapidement ◀le▶ diagnostic et surtout ◀le▶ pronostic.
Désunion ◀de▶ ◀l’▶Europe
Elle résulte du nationalisme qui, propagé dans d’autres peuples, y a pour effet ◀de▶ ◀les▶ unir — contre ◀l’▶Europe. Devant vingt-cinq petites nations qui s’obstinent à se dire « souveraines », mais dont pas une ne peut se défendre seule, voici ◀le▶ bloc soviétique compact, ◀le▶ monde arabe hostile, ◀l’▶Asie qui nous expulse.
Il a fallu qu’elle se sente menacée pour que ◀l’▶Europe, qui avait pourtant découvert tous ◀les▶ continents, en vienne enfin à se découvrir elle-même en tant qu’unité supérieure et antérieure à ses nations. Mais cette prise de conscience, prélude indispensable à tout essai ◀d’▶union sur le plan politique, n’est encore que ◀le▶ fait ◀d’▶élites restreintes, et d’ailleurs curieusement hétérogènes. Quel que soit ◀le▶ succès, prochain ou retardé, ◀de▶ ◀l’▶action pour unir ◀l’▶Europe — il est beaucoup trop tôt pour en juger, après quelques années ◀d’▶efforts mal ordonnés — ce qui m’importe ici, c’est ◀le▶ fait en lui-même qu’une telle action se soit manifestée à tel moment ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Dans une perspective mondiale, deux attitudes bien différentes peuvent être prises devant ◀l’▶Europe actuelle — désunie et battant en retraite.
On peut penser que ◀l’▶Europe a fait son temps et donné ce qu’elle avait à donner au genre humain. (C’est peut-être un peu plus que ce qu’ont fait, dans ◀le▶ même temps, toutes ◀les▶ autres régions additionnées ◀de▶ ◀la▶ planète, mais enfin c’est donné, une fois pour toutes.) On peut penser que ◀le▶ monde entier a reçu ◀les▶ secrets ◀de▶ ses sciences, adopté ses structures politiques, ses valeurs principales et sa technique, et pourra désormais ◀les▶ cultiver sans elle. Et quant au christianisme, il ne lui appartient pas. Elle peut donc disparaître sans bruit du jeu des forces historiques, et ◀le▶ monde n’y perdra pas grand-chose, au contraire : c’est elle qui a causé dans ce siècle ◀les▶ plus affreux bouleversements. Laissons ◀les▶ Amériques, ◀l’▶Asie, demain ◀l’▶Afrique, reprendre ◀le▶ « flambeau ◀de▶ ◀la▶ Civilisation ».
Mais on peut penser au contraire que ◀l’▶Europe est ◀la▶ mieux placée pour chercher et trouver ◀les▶ remèdes aux maladies nées sur son sol. Elle a certes inventé ◀la▶ guerre totale, mais aussi conçu ◀le▶ pacifisme, ◀l’▶idée chrétienne ◀de▶ condamner ◀la▶ guerre. Elle a certes créé ◀le▶ nationalisme, mais aussi ◀l’▶idée fédérale ; ◀l’▶individualisme anarchique, mais aussi ◀l’▶esprit des communes, ◀les▶ syndicats et ◀les▶ coopératives. Tout ◀la▶ désigne donc pour fomenter ◀les▶ anticorps immunisant ◀l’▶humanité contre certains virus qu’elle seule a propagés. En se sauvant elle-même par ◀la▶ fédération (pratique bien plus ancienne que son nationalisme), elle peut donner au monde ◀la▶ formule et ◀le▶ modèle ◀d’▶un dépassement fécond du cadre national.
Voilà pourquoi ◀les▶ partisans ◀de▶ ◀l’▶Europe unie sont convaincus qu’ils servent tout ◀l’▶humain, quand ils luttent, chez eux tout d’abord, contre un nationalisme invétéré, fauteur ◀de▶ guerres, pour un monde ouvert aux échanges créateurs ◀de▶ risques féconds. Ils se sentent ◀les▶ vrais héritiers ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale. Ils savent bien qu’une Europe fédérée, reprenant sa place dans ◀l’▶histoire, ne sera pas ◀la▶ suprême solution ni ◀l’▶accomplissement ◀de▶ ◀la▶ Quête. Mais leur effort lui-même témoigne dès maintenant ◀de▶ leur conscience ◀d’▶une vocation occidentale. Et leur lutte pour ◀l’▶Europe qu’ils veulent, contre ◀l’▶Europe qu’ils ne veulent plus et qui se défait, garantit ◀la▶ valeur humaine ◀de▶ leur action. Pareil combat ne peut être perdu — quelle qu’en soit ◀l’▶issue collective — que par celui qui ◀l’▶abandonne.
Sécession du prolétariat
Elle résulte du développement anarchique ◀de▶ ◀l’▶industrie, dans un milieu ◀de▶ civilisation qui multiplie ◀les▶ résistances au plein essor ◀de▶ ◀la▶ technique et à ses résultats libérateurs. Plusieurs millions ◀de▶ travailleurs, dans chacun ◀de▶ nos plus grands pays, vivent une existence comparable (du point de vue du statut social) à celle des parias et coolies : certes moins dure matériellement, mais plus douloureuse moralement, du seul fait que ◀les▶ idéaux et ◀les▶ croyances en vigueur (égalité, progrès, démocratie) font un scandale ◀de▶ leur état, loin de ◀le▶ justifier par quelque dialectique ou par des doctrines fatalistes. Ils vivent dans ◀la▶ laideur, loin de ◀la▶ culture, hors de toute religion ◀le▶ plus souvent, comme en marge de ◀la▶ nation dont ils rendent ◀le▶ régime, si libéral qu’il soit, responsable ◀de▶ leur condition.
Tous ◀les▶ peuples civilisés ont connu ◀le▶ phénomène des classes vouées à ◀la▶ misère héréditaire. Jamais cependant ◀le▶ prolétariat n’avait été créé aussi directement par ◀le▶ principe même du progrès, ni en contradiction aussi flagrante avec ◀les▶ idéaux ◀d’▶une Société. ◀Le▶ scandale étant apparu avec ◀la▶ même soudaineté que ◀la▶ technique, aux débuts du xixe siècle, il en est résulté que ◀l’▶Europe, la première, en a pris une conscience non point certes unanime, mais particulièrement aiguë chez ◀les▶ meilleurs. Sa religion ◀la▶ préparait moins qu’aucune autre à tolérer ou digérer cette injustice, et même ceux qui n’y croyaient plus conservaient cependant ◀les▶ exigences morales du Décalogue et ◀de▶ ◀l’▶Évangile : un Proudhon puis un Marx ◀le▶ démontrent. ◀D’▶où ◀le▶ mouvement immense, dès ◀le▶ milieu du siècle, vers tout ce qu’englobe ◀le▶ terme ◀de▶ socialisme — du marxisme au syndicalisme et des belles rêveries ◀de▶ Fourier aux systèmes des coopératives. ◀D’▶où ◀l’▶ensemble des lois tendant à protéger ◀les▶ ouvriers contre ◀les▶ excès alternés du travail inhumain et du chômage. ◀D’▶où enfin ◀l’▶idée radicale, mais conforme au génie ◀de▶ ◀l’▶époque technique, ◀d’▶envisager ◀la▶ suppression ◀de▶ ◀la▶ condition prolétarienne.
Il est typique ◀de▶ ◀l’▶Occident qu’une ambition ◀de▶ ce genre y ait été conçue, puis considérée par beaucoup comme à la fois juste et réalisable, et non pas totalement absurde ou sacrilège. Mais il n’existe point d’accord sur ◀la▶ manière ◀de▶ ◀la▶ réaliser. ◀Les▶ uns parient sur ◀la▶ Révolution : ◀l’▶exemple soviétique tendrait à démontrer que cette solution, loin ◀d’▶élever ◀le▶ niveau de vie des prolétaires, y rabaisse ◀l’▶ensemble ◀d’▶un peuple, et que ce progrès à rebours n’est obtenu qu’au prix de ◀l’▶asservissement ◀de▶ tous à quelques chefs, dont neuf sur dix s’avouent bientôt ou traîtres ou incompétents. Une autre école parie sur ◀la▶ technique. Elle a pour elle ◀le▶ seul avenir possible, mais non certain. Car son succès dépend ◀de▶ plusieurs conditions que ◀l’▶Europe est encore bien loin de réaliser. Il exige en effet que ◀l’▶Europe, dans ses couches médiévales populaires, cesse ◀de▶ résister sournoisement au plein emploi du machinisme ; que nos nations renoncent à leur rêve ◀d’▶autarcie, ouvrent leurs frontières étouffantes, et créent ensemble un grand marché commun ; et enfin, et surtout, qu’on décide ◀d’▶instituer un système (dont ◀le▶ nom n’importe pas) qui distribue ◀les▶ bénéfices ◀de▶ ◀la▶ technique, tant en nature qu’en loisirs, au lieu de réinvestir ◀la▶ peine des hommes en vue de profits insensés. Mais ceci nous rejette au problème général ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀l’▶éducation : charisme et chance ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Il est clair que ◀les▶ USA ont résolu ◀les▶ deux premiers problèmes — mais à moindre prix que ◀l’▶Europe, ◀d’▶où moins ◀de▶ valeur exemplaire. Le troisième problème a trouvé un début ◀de▶ solution dans ◀les▶ seuls pays scandinaves. Il demeure ◀la▶ plus grave et urgente question qui se pose à tout ◀l’▶Occident.
◀La▶ condition prolétarienne n’a pas ◀de▶ raison ◀de▶ se perpétuer au-delà du siècle ◀de▶ ◀l’▶électronique et ◀de▶ ◀l’▶énergie nucléaire, si ◀l’▶on ose affronter ◀les▶ risques du loisir, ◀le▶ défi ◀de▶ ◀l’▶ennui, et ◀les▶ vraies ambitions ◀de▶ ◀la▶ démocratie que ◀l’▶on prétend défendre.
Crise ◀de▶ ◀la▶ démocratie
Elle résulte du fait que ◀le▶ régime parlementaire et ◀le▶ suffrage universel s’imposent partout, même en Asie, au moment où ◀les▶ grands problèmes ◀de▶ ◀l’▶État et ◀de▶ ◀l’▶économie échappent précisément à ◀la▶ compréhension des masses électorales et des élites, cependant que ◀les▶ techniciens perdent de plus en plus ◀les▶ vues ◀d’▶ensemble. Quand ◀l’▶art ◀de▶ gouverner devient une science, voter sur ◀la▶ base des partis pour ou contre un projet ◀de▶ réforme sociale, ◀d’▶aménagement financier ou technique, c’est mettre aux voix ◀la▶ loi ◀de▶ Mariotte ou ◀le▶ principe du tiers exclu.
Cette déraison profonde et constitutionnelle ne peut aller qu’en s’aggravant dans ◀les▶ régimes qui essaient ◀de▶ jouer ◀le▶ jeu. (◀Les▶ dictatures trichent carrément.) Il n’y a qu’une chose à dire en sa faveur : c’est que ◀le▶ bon sens public peut parfois suppléer — mettons une fois sur deux, ce n’est pas si mal — à ◀l’▶absence ◀d’▶idéaux directeurs des gouvernants et technocrates, quand il s’agit ◀de▶ mesures dont ◀le▶ mécanisme n’est pas bien compris par ◀la▶ masse mais dont ◀les▶ intentions finales, même inconscientes, sont pressenties. Toutefois, ceci n’est vrai que sous deux conditions. La première étant que ◀l’▶électeur n’ait à juger que ◀de▶ problèmes à sa portée : aménagements locaux, dont il peut vérifier à bref délai ◀le▶ succès ou ◀l’▶échec, et questions tout à fait générales relevant ◀de▶ ◀l’▶opinion, ◀de▶ ◀la▶ conscience ou ◀de▶ ◀la▶ morale, comme désarmer, se fédérer, régler ◀les▶ mœurs, modifier ◀le▶ régime politique. C’est ◀la▶ formule fédéraliste, contraire à ◀l’▶étatisme jacobin, totalitaire et centralisateur. La seconde condition permettant au bon sens ◀de▶ corriger ◀le▶ défaut ◀d’▶informations techniques est moins facile à définir. Il s’agit ◀d’▶une question ◀de▶ confiance — ◀d’▶une confiance librement accordée (non par décision ◀d’▶un parti) soit à un homme soit au régime. Car ◀l’▶homme ou ◀le▶ régime auxquels on fait confiance se sentent responsables et ◀le▶ deviennent. Ce sentiment public et cette réalité existent surtout, semble-t-il dans ◀les▶ pays marqués par ◀la▶ Réforme — nord ◀de▶ ◀l’▶Europe, Suisse, USA — qui se trouvent être en même temps, notons-◀le▶, ◀les▶ pays qui ont subi ◀le▶ moins ◀de▶ révolutions, et qui ont ◀le▶ moins ◀de▶ communistes91. Dans ◀les▶ nations latines, on constate au contraire que ◀l’▶électeur juge moins sur ◀les▶ faits et ◀les▶ hommes que sur ◀la▶ base ◀d’▶à priori traditionnels, et dans un sentiment ◀de▶ méfiance radicale à ◀l’▶endroit des partis adverses et des Pouvoirs. (◀La▶ grande majorité des électeurs français et italiens qui votent régulièrement pour ◀le▶ PC sont simplement des mécontents : ils se prononcent contre ◀le▶ régime en général, comme on est anticlérical une fois pour toutes. Une minorité convaincue vote au contraire pour « ◀le▶ Parti » comme d’autres ◀le▶ font pour ◀l’▶Église.) Tant que ◀l’▶esprit ◀de▶ jugement personnel, risque et santé ◀de▶ ◀la▶ démocratie, ne sera pas franchement cultivé, ◀le▶ communisme (ou ses succédanés fascistes) gardera sa chance en Europe.
Chances comparées
En parodiant Lénine, nous pouvons dire que stalinisme égale marxisme plus électricité, plus despotisme byzantin, c’est-à-dire une synthèse ◀de▶ tyrannie à ◀l’▶orientale, ◀de▶ technique à ◀l’▶occidentale, et ◀de▶ principes moraux allégués (tels que justice, civisme, puritanisme, progressisme, etc.) qui dérivent ◀de▶ ◀la▶ tradition chrétienne. Tout cela compose une religion assez complexe pour séduire à la fois ◀les▶ peuples orientaux en pleine misère matérielle, et ◀les▶ Occidentaux en pleine anarchie morale. Cette religion mondiale a-t-elle des chances ◀de▶ remplacer sa grande et seule rivale, ◀le▶ christianisme ?
Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ tactique, ◀les▶ Soviets jouent gagnant. Car au moment précis où ◀le▶ christianisme a renoncé à s’imposer aux âmes par ◀la▶ conquête politique et militaire, ◀le▶ bolchévisme a repris cette vieille méthode (exemples : Chine et satellites européens). Il prend ainsi ◀la▶ succession ◀de▶ ◀l’▶islam, ◀de▶ ◀l’▶autoritarisme catholique, du collectivisme orthodoxe, et ◀de▶ ◀la▶ doctrine des princes luthériens, cuius regio eius religio. Mais simultanément, nous voyons ◀le▶ christianisme — et ◀l’▶Église ◀de▶ Rome elle-même — se délier des pouvoirs temporels pour se conformer ◀d’▶autant mieux à sa mission spirituelle. Au césaropapisme ◀de▶ Moscou, ◀l’▶Occident politique n’oppose guère que des pouvoirs profanes et totalement laïcisés : ses hommes d’État, sauf exception, n’agissent pas en tant que chrétiens, tandis que ◀les▶ hiérarques russes et satellites agissent tout strictement en tant que bolchévistes. ◀D’▶où ◀l’▶énorme avantage tactique ◀de▶ ◀l’▶Église universelle moscovite.
Stratégiquement, ◀le▶ pronostic est différent. ◀Le▶ stalinisme n’apporte pas un message plus libérateur, plus exigeant et apaisant que ◀le▶ christianisme pour ◀l’▶homme et ◀l’▶âme individuelle. Il ne s’accommode pas ◀de▶ ◀l’▶opposition, vie du civisme, ni ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ critique et ◀de▶ libre recherche, vie ◀de▶ ◀la▶ Science, laquelle est à son tour indispensable au progrès ◀de▶ ◀la▶ technique, faute de quoi nulle puissance ne pourra dominer. Enfin, niant toute transcendance, il détend ◀le▶ ressort ◀de▶ ◀l’▶inquiétude créatrice, et prépare un état statique ◀de▶ ◀la▶ culture et ◀de▶ ◀la▶ société.
Mais ◀le▶ christianisme au contraire, si mal pratiqué qu’il demeure, a cependant prouvé depuis vingt siècles sa faculté ◀de▶ produire ou ◀d’▶intégrer ◀les▶ plus grandes nouveautés dans tous ◀les▶ ordres, ◀l’▶art, ◀les▶ sciences, ◀la▶ philosophie — sans renier ses bases évangéliques ; et ◀de▶ durer sans nul changement profond au travers des régimes ◀les▶ plus variés. Il n’a jamais renoncé à être missionnaire, à témoigner auprès de tous ◀les▶ peuples ◀de▶ sa vérité invariable et ◀de▶ son ambition universelle. Il n’a jamais cessé ◀d’▶offrir à tous ◀les▶ hommes, quelle que soit leur race ou leur classe, ou leur degré ◀d’▶évolution, ◀la▶ possibilité ◀de▶ se convertir à lui et ◀de▶ devenir des « hommes nouveaux ». Il doit donc gagner à long terme — bien qu’un tel pronostic soit encore tributaire ◀de▶ nos très courtes vues humaines. (En fait, il a « gagné » dès que ◀l’▶homme y croit, depuis 2000 ans à jamais, pour chacun et pour tous, contre personne.)
◀L’▶histoire du monde commence au xxe siècle
Dire que ◀l’▶empire ◀de▶ Che-Huang-Ti dans sa légende était ◀la▶ grande puissance du monde, ce n’est rien dire, puisqu’il n’existait pas alors ◀de▶ monde mesurable et fini. Beaucoup d’autres empires se pensaient ◀le▶ plus grand, dans leur canton ◀de▶ ◀la▶ planète. Mais ◀l’▶Europe la première a rendu ◀l’▶histoire du monde simultanée. Tout d’abord par ◀les▶ grandes découvertes, énumérant ◀les▶ civilisations, puis par ◀l’▶exportation ◀de▶ sa technique. ◀L’▶Amérique et ◀le▶ communisme ont achevé ◀l’▶œuvre sous nos yeux. Désormais, ◀les▶ temps et ◀les▶ rythmes des civilisations et ◀de▶ leurs nations sont destinés à s’accorder : par ◀la▶ guerre bien souvent puisque ◀l’▶homme n’est pas bon, mais vers ◀la▶ paix quand ◀l’▶accord s’établit par ◀l’▶échange des vertus et des vices dans ◀la▶ lutte.
◀Les▶ rythmes ◀de▶ ◀l’▶histoire sont dictés aujourd’hui par deux puissances antagonistes mais qui se ressemblent déjà : ◀l’▶Euramérique et ◀l’▶Eurasie. ◀Le▶ rythme communiste ou ◀le▶ rythme occidental semblent bien devoir s’imposer nécessairement à ◀l’▶Asie mère. Ils ◀la▶ divisent déjà en deux moitiés. Comment ◀les▶ accorder ? Ce serait faire une synthèse ◀de▶ ◀la▶ foi et ◀de▶ ◀l’▶utopie. On peut prévoir que ◀l’▶utopie, échouant longtemps, sera vaincue. Ou bien que ◀l’▶Occident, lassé ◀de▶ sa liberté, ◀le▶ cède un jour à ◀l’▶utopie presque à bout de course… Mais c’est encore juger par nos passions présentes. Il se peut qu’une logique plus générale, régie par ◀la▶ technique et ◀la▶ démographie, modifie prochainement ◀le▶ jeu mondial.
Je me transporte en esprit vers ◀la▶ fin ◀de▶ ce siècle, et je vois que ◀le▶ problème n’est plus du tout capitalisme ou communisme, USA ou URSS. Il y a ◀le▶ camp des pays encore sous-développés, ayant doublé ◀de▶ population, et ◀le▶ camp des pays relativement équilibrés dans leur effort ◀de▶ production. ◀La▶ grande angoisse des années ◀de▶ guerre froide a passé au second plan, ou bien est oubliée. ◀La▶ situation ◀de▶ ◀l’▶URSS (aidée par ◀l’▶Occident ?) s’est améliorée à ce point que ◀les▶ Russes sont désormais dans ◀le▶ camp des haves, confrontés à ◀la▶ Chine, chef du camp des have nots. Tout se ramène alors, en apparences, au dialogue millénaire ◀de▶ ◀l’▶Orient pauvre et populeux mais religieux, et ◀de▶ ◀l’▶Occident profane, riche et minoritaire. Mais déjà ◀les▶ deux termes sont en train de changer. ◀L’▶Occident, découvrant ◀le▶ loisir, se tourne vers ◀les▶ religions et ◀les▶ divertissements ◀de▶ ◀la▶ culture. ◀L’▶Orient, découvrant ◀la▶ technique et ◀les▶ moyens ◀de▶ surmonter sa misère, freine ◀d’▶autant sa fécondité et se met à penser dans nos catégories. ◀L’▶unification relative des deux moitiés ◀de▶ ◀l’▶humanité va-t-elle désormais s’opérer sous ◀le▶ signe, d’ailleurs ambigu, du Progrès technique et social ?