Chapitre XI
Où l’Aventure et la▶ Voie se rejoignent
◀Le▶ dialogue nécessaire et possible
Entre ◀l’▶Orient et ◀l’▶Occident jusqu’à ce siècle, ◀le▶ dialogue a toujours échoué, soit qu’il ait tourné court à peine amorcé, soit qu’il ait aussitôt dégénéré en poussées militaires alternées92, créant autant ◀de▶ malentendus durables qu’elles ne favorisaient ◀d’▶échanges désordonnés.
Alexandre n’a pas rejoint Chandragupta, ◀le▶ grand empereur du Gange. ◀La▶ mission ◀de▶ Plan Carpin a échoué. Jean de Montecorvino est arrivé trop tard au rendez-vous avec ◀le▶ vieux Kubilai Khan, fils ◀d’▶une chrétienne. ◀Les▶ rares ambassades qui parvinrent à circuler entre ◀la▶ Chine et ◀les▶ papes ◀de▶ Rome et ◀d’▶Avignon, par ◀l’▶intermédiaire des princes nestoriens ◀d’▶Asie et des moines franciscains, n’ont abouti qu’à des échanges simplistes ◀de▶ grandioses prétentions dans ◀le▶ vide. Avant ◀le▶ christianisme, ◀l’▶Europe avait subi ◀l’▶invasion répétée et à sens unique des religions du Proche-Orient ; ◀la▶ Grande Déesse, Isis et Sérapis, Mithra, ◀le▶ Soleil invaincu. Puis ◀l’▶Occident chrétien renversa ◀le▶ courant. Il se fit missionnaire en Asie, créa des évêchés dans toute ◀la▶ Chine mongole, au Turkestan et sur ◀les▶ côtes des Indes, pendant un Moyen Âge qui ne savait même pas ◀le▶ nom ◀de▶ ◀l’▶hindouisme, ni du bouddhisme, ni du tao93. Enfin, jésuites et protestants, dans ◀l’▶ère moderne, ont entrepris ◀l’▶évangélisation ◀de▶ ◀l’▶Asie non mahométane, mais ◀le▶ colonialisme et ◀la▶ technique, puis ◀le▶ bolchévisme et ◀le▶ nationalisme ont obtenu des résultats beaucoup plus vastes et spectaculaires, au détriment de ◀la▶ paix des Asiatiques et du prestige moral ◀de▶ ◀l’▶Occident. Ainsi, durant des millénaires ◀d’▶échanges commerciaux et guerriers, ◀d’▶aveugle exploitation ◀de▶ l’un par l’autre, ◀le▶ dialogue des esprits n’a pas eu lieu.
Pourtant, ◀le▶ xixe siècle devait créer ses bases, et ◀le▶ xxe siècle devait éliminer ◀le▶ principal obstacle à son institution. ◀Les▶ études orientales en Occident ne sont devenues systématiques qu’avec ◀le▶ romantisme allemand. Peu après, ◀l’▶influence protestante libérale marquait ◀le▶ « Père de l’Inde moderne », Ram Mohan Roy, fondateur du Brahmo Samaj, dont ◀les▶ disciples, en retour, ont donné ◀de▶ ◀la▶ pensée hindoue ◀la▶ version ◀la▶ plus répandue, sinon ◀la▶ plus exacte, en Occident94. Enfin, ◀l’▶abandon volontaire ou forcé des colonies européennes en Asie vient de supprimer ◀la▶ cause ◀la▶ plus irritante du sentiment ◀d’▶inégalité qui s’opposait à tout dialogue fécond.
En même temps qu’il devient possible, ◀le▶ dialogue apparaît nécessaire. Et j’entends bien un vrai dialogue au niveau des religions et des philosophies, c’est-à-dire au niveau créateur des civilisations et des cultures. Dès lors, que ◀les▶ échanges se multiplient en fait, que ◀l’▶Asie s’industrialise, et que ◀le▶ temps des voyages cesse ◀de▶ nous séparer (nous faisons en un jour ◀d’▶avion un trajet qui prenait deux ans du temps ◀de▶ Plan Carpin et ◀de▶ Marco Polo) il devient urgent ◀de▶ corriger ◀les▶ aberrations résultant ◀de▶ contacts anarchiques dans tous ◀les▶ ordres.
Tout échange est ambivalent. Il peut détruire autant que féconder. ◀L’▶adoption ◀de▶ nos machines et ◀de▶ certaines croyances, déduites ◀de▶ notre science ◀de▶ ◀la▶ matière, peut faire dépérir dans d’autres civilisations ◀le▶ développement normal ◀de▶ leurs sciences spirituelles ou physio-psychologiques. Et cela, au moment même où ◀l’▶Occident commence à soupçonner que ces autres sciences peuvent être « vraies » aussi, et même devenir vitales. ◀L’▶Aventure s’approchant ◀de▶ ◀la▶ Voie, l’une doit intégrer l’autre (mais au prix de sacrifices dont il n’est pas du tout certain qu’ils seraient féconds), ou bien il faut chercher un principe transcendant, dont un C. G. Jung en Europe, ou un Aurobindo en Inde, ont tenté ◀d’▶entrevoir ◀la▶ nature.
Un certain pragmatisme courant m’objecte ici qu’il serait dangereux ◀de▶ vouloir confronter ◀les▶ principes, qu’il est plus sûr et plus facile ◀de▶ prendre pour base ◀d’▶une entente ce que ◀l’▶on nomme « ◀les▶ convergences pratiques », c’est-à-dire concrètement ◀les▶ besoins matériels ◀de▶ ◀l’▶Orient surpeuplé et sous-alimenté. « On ne parle pas ◀de▶ philosophie ou ◀de▶ religion à ceux qui demandent d’abord du pain. Ventre affamé n’a point ◀d’▶oreilles. » Il peut sembler pourtant que ◀le▶ contraire est vrai, que ce sont ◀les▶ repus qui n’écoutent pas, et que ◀l’▶angoisse est mère ◀de▶ ◀la▶ pensée. Si ◀les▶ anciens Hindous, ◀les▶ Sumériens, ◀les▶ Égyptiens et ◀les▶ Romains avaient déclaré en leur temps : « Point ◀de▶ culture tant que des hommes ont faim ! » il n’y aurait pas ◀de▶ civilisation. Nous serions sans moyens techniques ◀de▶ remédier à ◀la▶ famine. Mais il y a plus. Adopter ◀les▶ besoins techniques comme base ◀d’▶entente entre ◀les▶ deux cultures, c’est imposer d’emblée une base occidentale au dialogue que ◀l’▶on souhaite sur pied ◀d’▶égalité, et c’est en quelque sorte piper ◀les▶ dés, au seul profit ◀de▶ ◀l’▶Occident (non du meilleur). ◀L’▶Orient, subitement confronté avec ces résultats partiels ◀de▶ nos valeurs, que représentent ◀la▶ technique et ◀les▶ machines, peut certes y trouver ◀le▶ moyen ◀de▶ nourrir ses populations ; mais il risque aussi ◀d’▶en souffrir plus gravement à d’autres égards. ◀Les▶ maux ◀d’▶une technique étrangère à tous ses systèmes ◀de▶ pensée ◀le▶ trouvent beaucoup plus démuni que ne ◀le▶ fut ◀l’▶Occident devant ces mêmes défis. Nous étions en défense contre beaucoup ◀d’▶abus, et cela en vertu même des conceptions religieuses qui avaient permis ◀l’▶usage normal ◀de▶ ◀la▶ technique. Mais ◀l’▶Orient hindouiste et bouddhiste se voit soumis, par ◀la▶ présence et par ◀la▶ tentation ◀de▶ cette même technique, à un véritable chantage : ou bien ses peuples meurent parce qu’ils s’accroissent trop vite, ou bien ils sont contraints ◀d’▶adopter nos méthodes, et avec elles, mais sans ◀le▶ savoir ni ◀l’▶assumer, un ensemble ◀d’▶options qui ne sont pas orientales. Transcender cette alternative, ruineuse pour ◀l’▶âme ou pour ◀les▶ corps, au choix, n’est pas ◀l’▶affaire des experts commerciaux, ni des hommes politiques, ni même des sociologues. ◀Le▶ dialogue vrai ne saurait donc s’instituer qu’au niveau des options ◀de▶ base, qui sont ◀d’▶ordre métaphysique.
Difficulté du dialogue
Prenons un exemple précis : celui ◀de▶ ◀l’▶aide technique que ◀l’▶Occident est requis ◀d’▶apporter à ◀l’▶Asie. « Il faut analyser ◀les▶ relations intimes qui existent entre ◀les▶ conditions économiques et ◀les▶ valeurs culturelles », écrit ◀le▶ swami Siddheswarânanda. Et je ◀l’▶approuve ◀d’▶autant plus qu’il justifie ainsi l’une des ambitions ◀de▶ ce livre. Mais il ajoute sans transition : « Lorsque des millions ◀d’▶hommes en Orient n’ont rien à manger, parler ◀d’▶humanisme et ◀de▶ ◀l’▶évolution ◀de▶ ◀l’▶idéal ◀de▶ ◀l’▶homme n’est qu’une caricature ; il faut prendre des mesures efficaces pour liquider ◀l’▶ignorance, ◀la▶ faim et ◀la▶ maladie95. » Cette phrase mérite un examen sérieux.
On nous disait (soit en Orient, soit dans ◀les▶ cercles occidentaux qui aiment à parler ◀de▶ notre décadence) : « Vous avez négligé ◀l’▶Esprit et ◀l’▶Âme, vos valeurs sont matérialistes et vous ne croyez qu’à ◀la▶ technique. » On nous dit aujourd’hui : « Ne venez pas nous parler ◀de▶ vos valeurs humanistes ou spirituelles, quand par millions nous mourons ◀de▶ faim. Sauvez nos corps par vos techniques. » Et certes nous ne ◀le▶ refuserons pas : ce serait contraire à nos valeurs comme à nos absolus chrétiens. Mais nos techniques aussi sont nées ◀de▶ ces valeurs, que vous avez longtemps rejetées. Vous avez préféré ◀l’▶Esprit impersonnel, méprisant ◀la▶ matière et ◀les▶ corps. Cette préférence fondamentale n’est pas sans liens avec ◀les▶ maux physiques dont vous souffrez. Vous exigez maintenant ◀les▶ résultats ◀de▶ nos propres valeurs, que vous jugiez mauvaises, pour vous sauver des résultats ◀de▶ vos croyances que vous tenez encore pour supérieures.
N’y a-t-il pas là quelque injustice profonde ? N’est-il pas temps ◀de▶ reconnaître que nos valeurs n’étaient en somme pas si mauvaises, puisque ◀les▶ résultats qui en découlent logiquement sont seuls capables ◀de▶ guérir des maux permis ou tolérés par votre spiritualité, qui n’était en somme pas si bonne ?
À quoi d’autres swamis, plus orthodoxes (et certainement aussi nombre ◀d’▶Occidentaux) ne manqueraient pas ◀de▶ répondre qu’en effet, ◀l’▶Esprit ne peut être atteint par ce qui atteint ◀les▶ corps, dont ◀les▶ besoins ne sauraient être tenus pour primordiaux. ◀Les▶ vérités ◀de▶ ◀l’▶Orient gardent donc leur plein droit ◀de▶ condamner ◀les▶ erreurs ◀de▶ ◀l’▶Occident. En revanche, ◀l’▶Occident se doit, au nom de ses croyances et dans son plan, ◀de▶ venir en aide aux Orientaux.
Je ne tranche pas ◀la▶ question, mais elle se pose. Il faut ◀l’▶envisager avec franchise, si ◀l’▶on veut un dialogue valable.
Un autre exemple peut faire sentir ◀les▶ difficultés inhérentes à ◀la▶ confrontation des grandes doctrines orientales et occidentales : je ◀le▶ nommerai ◀le▶ paradoxe ◀de▶ ◀l’▶unité. ◀La▶ conception occidentale ◀de▶ ◀l’▶unité est essentiellement exclusive, tandis que ◀l’▶orientale est inclusive. ◀L’▶unité invoquée par ◀les▶ épîtres pauliniennes était synonyme ◀de▶ ◀l’▶Amour, ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ partis hostiles et ◀d’▶oppositions fanatiques ; mais elle est devenue dans ◀l’▶Église, dès ◀le▶ temps des conciles, et sans nul doute par contamination ◀de▶ ◀l’▶ambition impériale (byzantine autant que romaine), synonyme ◀d’▶uniformité autoritairement établie. ◀D’▶où ◀l’▶hostilité passionnée à l’égard de ceux qui diffèrent sur des points ◀de▶ doctrine ou ◀de▶ dogme, ◀l’▶opposition rigide aux autres formes ◀de▶ religion, et ◀l’▶impitoyable exclusion des hérésies. En fait, ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Église s’est créé à coups ◀d’▶anathèmes. Si ◀l’▶on regarde ◀de▶ près ◀l’▶Enchiridion du P. Denzinger, recueil des articles ◀de▶ foi et décisions des conciles et des papes, on vérifie très vite que ◀la▶ tradition dogmatique prospère et s’enrichit principalement à ◀la▶ faveur des hérésies : leurs condamnations successives constituant ◀les▶ stratifications (et non pas ◀l’▶évolution) ◀de▶ ◀l’▶orthodoxie. Celle-ci tend à devenir de plus en plus comme ◀le▶ négatif des doctrines (ou opinions particulières) qu’elle a déclarées anathèmes. En revanche, ◀les▶ upanishads adoptent et favorisent une attitude inverse : ◀l’▶acceptation ◀de▶ toutes ◀les▶ formes ◀d’▶adoration que peut imaginer ◀l’▶homme devant Dieu. Tous ◀les▶ chemins mènent à Dieu, dit en somme ◀la▶ Bhagavad-Gita96. Tous ◀les▶ chemins doivent mener à Rome d’abord, dit ◀l’▶Église catholique. Et ◀les▶ réformateurs ne seront pas moins exclusifs, encore qu’ils simplifient ◀le▶ système ◀de▶ références et qu’ils excluent ◀les▶ critères ◀d’▶exclusion réputés non évangéliques, mais c’est pour rendre encore plus absolus ceux qu’ils maintiennent ou restaurent. Cependant, ◀la▶ tolérance védantique a conduit ◀l’▶Inde à ◀la▶ résignation, tandis que ◀l’▶unitarisme autoritaire ◀de▶ ◀l’▶Occident a provoqué des tensions créatrices, renforçant ◀les▶ diversités et favorisant pratiquement ◀les▶ libres choix ◀de▶ ◀la▶ personne. Il s’agit donc ◀de▶ comparer deux systèmes ◀de▶ conventions ◀de▶ base, l’un tolérant et inclusif, l’autre unitaire mais créateur ◀de▶ diversités dynamiques.
En regard de ces difficultés, dont je n’ai donné que deux exemples, certaines convergences se dessinent. ◀La▶ preuve ◀de▶ « réalité » par ◀la▶ matière est en train d’être dépassée en Occident, tandis que ◀la▶ cosmogonie traditionnelle des Hindous gagne en vraisemblance « scientifique » du point de vue des Occidentaux. Et ◀la▶ psychologie ◀de▶ ◀l’▶inconscient inaugurée par Freud et développée par Jung, rejoint ◀l’▶expérience des yogis, dérivée ◀d’▶une physiologie non point matérialiste mais « mystique ».
Il faudrait comparer nos rêves
Au stade présent ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale, on dirait qu’il n’est plus qu’un seul des rêves constants ◀de▶ ◀l’▶humanité qui ne soit pas théoriquement réalisable : connaître ◀l’▶au-delà ◀de▶ ◀la▶ mort. Mais presque tous ◀les▶ autres : voler dans ◀la▶ hauteur, nager au fond des mers, faire ◀de▶ ◀l’▶or, rajeunir, voyager dans ◀la▶ lune, lire ◀les▶ pensées, tuer ou guérir sans contact… — tout est là, ou peut ◀l’▶être bientôt. Déjà nous volons, transmutons ◀les▶ métaux, dépassons ◀la▶ vitesse du son, prolongeons ◀de▶ deux à trois fois ◀la▶ durée moyenne ◀de▶ ◀la▶ vie, voyons ce qui se passe aux antipodes, parlons avec des invisibles, tuons à grande distance, et dialoguons avec ◀la▶ lune. Déjà nous connaissons ◀les▶ principes théoriques ◀de▶ réalisation ◀de▶ bien d’autres rêves. Il serait surprenant que tel d’entre eux se révèle à jamais utopique, et démontrer qu’il ◀l’▶est représenterait déjà une découverte aussi intéressante que celles qui conduiraient à ◀le▶ réaliser…
En gros et au total, tout se passe comme si nos rêves étaient ◀les▶ gages ◀de▶ nos futures réalités, et représentaient ainsi une sorte ◀de▶ mémoire anticipée des choses à venir ; comme si ◀l’▶homme était en puissance ◀de▶ tout ce qu’il peut imaginer ; comme si ◀la▶ vérité devait devenir un jour ce que nous rêvons qu’elle est, et cela seul. ◀L’▶homme est défini par ses rêves qui, bien plus que ◀l’▶action, façonnent son réel.
Mais quel est ◀le▶ rêve oriental ? Nous voulions contrôler ◀la▶ physis, eux ◀la▶ psyché. Nous avons largement réussi. Mais ce succès nous pose d’autres questions plus vastes : que faire du monde ainsi domestiqué, ◀de▶ ◀l’▶espace, du temps et du loisir conquis ? Nous voulions aussi démontrer ◀l’▶impossibilité ◀de▶ certains phénomènes, ou ◀de▶ certaines conceptions que ◀l’▶Asie tient pour vraies : ◀la▶ magie, ◀le▶ contrôle des sources ◀de▶ ◀la▶ pensée, ◀l’▶idéalité du réel et ◀la▶ réalité des forces transcendantes. Au moment où tout cela se voit remis en question dans ◀la▶ conscience occidentale — ◀la▶ science-fiction en est ◀le▶ signe indubitable — au moment où ◀le▶ danger qui nous guette n’est plus celui ◀d’▶échouer dans notre effort constant, mais au contraire de réussir, et puis après ? — nous interrogeons anxieusement ◀la▶ sagesse différente ◀de▶ ◀l’▶Orient. Aurait-elle réussi dans son domaine — celui que nous avions négligé ? Peut-elle nous protéger contre ◀les▶ conséquences ◀de▶ nos succès vertigineux ? Et nous donner ◀le▶ principe ◀d’▶un équilibre qui nous permettrait peu à peu ◀de▶ nous tourner vers d’autres buts, sans verser dans ◀l’▶hybris ou ◀la▶ démence ?
Je souhaite qu’un Oriental, répondant à ce livre, nous décrive à son tour ◀la▶ Voie comme j’ai tenté ◀de▶ ◀le▶ faire pour ◀l’▶Aventure, et nous montre ◀la▶ cohérence (ou parfois ◀les▶ contradictions) des grandes options ou rêves animateurs ◀de▶ sa moitié ◀de▶ ◀l’▶humanité ; et ◀les▶ réalités vécues qui en sont nées.
On ne peut comparer deux rêves ◀de▶ cette nature, mais bien leurs effets dans ◀la▶ vie. ◀Le▶ rêve ◀de▶ Colomb a produit ◀l’▶Amérique, celui des alchimistes et savants, ◀la▶ technique. ◀Le▶ rêve des sages ◀de▶ ◀l’▶Est conduit-il au salut, à ◀la▶ paix véritable ◀de▶ ◀l’▶âme ? C’est ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ preuve qui se pose ici.
Confronté à ◀l’▶Orient, ◀l’▶Occident apparaît comme ◀le▶ monde ◀de▶ ◀la▶ preuve par ◀l’▶effet matériel : ◀les▶ miracles d’abord (changer ◀l’▶eau en vin, ou guérir un paralytique) puis ◀les▶ expériences concluantes (◀l’▶avion vole, ◀la▶ bombe éclate au centième ◀de▶ seconde prévu) ; dans ◀les▶ deux cas, ◀l’▶effet probant est ◀de▶ nature tangible ou mesurable. Mais ◀la▶ preuve par ◀l’▶effet spirituel, seule convaincante pour ◀l’▶Oriental en tant que tel, nous semble invérifiable, arbitraire, non probante. En revanche, nos preuves paraissent tautologiques. ◀La▶ Bombe éclate, c’est entendu : on avait tout arrangé pour cela ! Qu’est-ce que cela prouve, sinon ce que nous savions déjà ?
Serrons encore ◀d’▶un peu plus près ◀le▶ malentendu, et ◀la▶ nécessité ◀de▶ ◀le▶ dépasser. Je rappelais que ◀les▶ Orientaux ont multiplié ◀les▶ recettes (psychosomatiques, dirions-nous) ◀d’▶immortalité sur ◀la▶ terre, même lorsqu’ils enseignaient que ◀la▶ vie n’est qu’illusion. Mais aucun ne devint immortel. Nous cherchons plutôt ◀les▶ moyens ◀de▶ gagner du temps, et ◀les▶ trouvons par ◀la▶ technique. Sur quoi ◀le▶ mandarin visitant nos usines : quand vous aurez tout ◀le▶ temps, qu’en ferez-vous ? (Mais lui, s’il devenait immortel ?) ◀Le▶ problème ◀de▶ ◀l’▶emploi du temps libre se posera donc demain, par notre fait, dans ◀la▶ réalité sérieuse et quotidienne. Mais voici ◀le▶ paradoxe concret : ◀les▶ qualités techniques, ◀l’▶attitude utilitariste, ◀l’▶efficience en un mot, qui ont permis au problème ◀de▶ se poser, sont précisément ◀les▶ qualités et attitudes qui prédisposent ◀le▶ moins à ◀l’▶usage fécond du loisir. À ◀l’▶inverse, ◀les▶ valeurs orientales préparent au loisir et ◀le▶ supposent, mais n’ont pu ◀le▶ procurer au grand nombre. Au moment même où ◀l’▶Occident serait en mesure ◀d’▶en instituer ◀les▶ conditions pour tous, il se voit appauvri spirituellement, tandis que ◀l’▶Orient se jette sur nos techniques et en oublie ses valeurs propres, qui seraient celles dont nous aurions ◀le▶ plus grand besoin…
Je vois bien ce qui nous cache encore ◀la▶ pleine réalité ◀de▶ tels problèmes : c’est ◀la▶ misère encore réelle et scandaleuse des prolétaires, ◀les▶ contradictions économiques encore aiguës, ◀les▶ luttes politiques et idéologiques toujours bruyantes au sein du monde occidental. Mais on ne résout jamais un conflit dans son plan : il faut passer au-delà, soit dans ◀le▶ temps et ◀l’▶espace, soit dans ◀les▶ dimensions spirituelles. ◀L’▶au-delà des crises occidentales présentes, je ◀le▶ vois dans ◀la▶ confrontation ◀de▶ notre Aventure — prenant alors conscience ◀d’▶elle-même — et ◀de▶ ◀la▶ Voie traditionnelle, soumise à ◀la▶ question ◀de▶ notre présent vivant, dans une perspective mondiale.