La▶ découverte du temps ou ◀l’▶aventure occidentale (mars 1957)au
Pourquoi ◀l’▶Europe a-t-elle créé ◀les▶ sciences physiques, conçu ◀l’▶Histoire et découvert ◀la▶ Terre ? D’autres cultures et civilisations ont trouvé mieux peut-être, mais pas cela. Est-il possible ◀d’▶attribuer aux « inventions » ◀les▶ plus typiques ◀de▶ ◀l’▶Occident (◀le▶ concept ◀de▶ personne humaine et ◀le▶ développement ◀de▶ ◀la▶ technique, par exemple) une origine ou une visée communes, révélant un principe ◀de▶ cohérence parmi tant de contradictions ? ◀L’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe n’est pas définissable par un contour géographique, moins encore par un consensus délibéré ◀de▶ tous ses peuples, ou par quelque essence éternelle, comme on ◀l’▶a cru ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ nos nations à partir du xixe siècle. ◀L’▶Europe est une longue aventure, et ◀l’▶esprit ◀d’▶aventure y paraît plus sensible que ◀l’▶objet ◀de▶ ◀la▶ quête n’est clairement connaissable. Pourtant, certaines options fondamentales ont pu conditionner ◀l’▶allure ◀de▶ ◀l’▶odyssée. Ôtez ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, formulé au concile ◀de▶ Nicée, et vous ôtez ◀la▶ condition des sciences physiques et naturelles, qui est ◀la▶ reconnaissance du corps, ◀de▶ ◀la▶ matière, et ◀de▶ ◀la▶ forme du monde en tant que réalités. (◀L’▶Orient ◀les▶ tient pour illusoires.) Ôtez ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ personne, déduite des grandes définitions trinitaires et christologiques, vous avez quelque chose comme ◀l’▶Inde et non ◀l’▶Europe.
◀De▶ cette recherche ◀d’▶un principe ◀de▶ cohérence révélé par ◀la▶ nature même des péripéties ◀de▶ ◀l’▶Aventure, je détache ici ◀le▶ moment ◀de▶ ◀l’▶exploration du temps, mère de l’Histoire.
1. ◀L’▶Occident découvre ◀le▶ Temps
◀De▶ ◀la▶ Genèse mosaïque jusqu’aux débuts du siècle dernier, ◀les▶ Occidentaux n’ont presque pas varié quant à ◀la▶ date ◀de▶ naissance ◀de▶ ◀l’▶humanité. Un professeur ◀de▶ Cambridge, au xviiie siècle, crut pouvoir ◀la▶ préciser : ◀l’▶homme avait été créé en 4004 avant J.-C., ◀le▶ 23 octobre, à 9 heures du matin. ◀Les▶ professeurs ◀d’▶Oxford tenaient pour ◀le▶ 23 mars, même heure et même année. Buffon écrit un peu plus tard : « Depuis ◀la▶ fin des ouvrages ◀de▶ Dieu, c’est-à-dire depuis ◀la▶ création ◀de▶ ◀l’▶homme, il ne s’est écoulé que six ou huit-mille ans. » Cuvier partage ces vues, que Schelling suit encore en plein xixe siècle, et que ◀les▶ catéchismes ne cesseront ◀d’▶enseigner à des générations dont notre enfance a connu ◀les▶ derniers représentants. Cependant, vers 1950, nul ne peut plus douter que ◀l’▶homme existe depuis environ cent-mille ans. Aux toutes dernières nouvelles — qui dira mieux ? — c’est au moins six-cent-mille qu’il conviendrait ◀d’▶admettre.
Centupler brusquement ◀l’▶âge ◀de▶ ◀l’▶humanité peut paraître une révolution considérable. Mais ce n’est guère qu’un détail dénué ◀d’▶intérêt pour peu que ◀l’▶on considère ◀les▶ dimensions du temps décrites par ◀les▶ anciennes cosmologies ◀de▶ ◀l’▶Orient. Pour ◀l’▶Inde, ◀l’▶unité ◀de▶ temps — ◀le▶ Kalpa ou Jour ◀de▶ Brahma — est ◀de▶ quatre-milliards-trois-cent-vingt-millions ◀d’▶années solaires. Or ◀la▶ vie ◀d’▶un Brahma est ◀de▶ cent et huit « années », dont chaque jour et chaque nuit représentent un Kalpa.
Après deux-cent-quarante-neuf-milliards ◀d’▶années, ◀le▶ Brahma meurt, ◀l’▶univers retourne au grand Chaos pour une durée égale, puis un autre Brahma inaugure une ère nouvelle, et ainsi ◀de▶ suite à ◀l’▶infini. Quant au temps de notre humanité : chaque Jour ◀de▶ Brahma se divise en mille éons ◀de▶ quatre-millions-trois-cent-vingt-mille ans chacun, et chaque éon se subdivise en quatre âges ◀de▶ durées décroissantes. Nous vivons aujourd’hui dans le sixième millénaire ◀d’▶un quatrième âge, ou Kaliyuga, lequel a commencé à minuit précise, ◀le▶ 18 février 3102 avant J.-C., et doit se terminer dans 426 941 ans par ◀la▶ destruction du monde et sa reconstruction, qui sera ◀l’▶œuvre ◀de▶ Kalki, dernier avatar ◀de▶ Vishnu.
En regard des ordres ◀de▶ grandeur, si prodigieusement différents, attribués par ◀les▶ grandes religions ◀de▶ ◀l’▶Orient et ◀de▶ ◀l’▶Occident au temps cosmique comme au temps des humains, plaçons maintenant ce double fait : ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire est caractéristique ◀de▶ ◀l’▶Occident, et il y tourne même à ◀l’▶obsession si ◀l’▶on en juge par notre siècle, tandis qu’il a toujours manqué aux Orientaux avant qu’ils aient subi notre influence55.
Toute réflexion sur ◀l’▶Aventure occidentale se doit ◀d’▶affronter ce contraste et ◀d’▶essayer ◀de▶ ◀l’▶interpréter. Et, en particulier, toute théorie ◀de▶ ◀l’▶Histoire qui négligerait ◀d’▶en rendre compte ou s’en révélerait incapable apparaîtrait inadéquate à son sujet. On verra mieux pourquoi, par ◀la▶ suite ◀de▶ ce chapitre.
2. Co-naissance de l’Histoire et ◀de▶ ◀la▶ Personne
Un fait quelconque n’est historique au sens exact qu’en vertu de son unicité. S’il pouvait se répéter, revenir comme ◀les▶ saisons, il n’appartiendrait pas à ◀l’▶Histoire, mais au Mythe. De même ◀l’▶individu ne devient une personne que par ◀l’▶unicité que lui confère sa vocation, autrement il est vu comme une répétition, grain ◀de▶ poussière isolé ◀d’▶un univers absurde relevant ◀de▶ ◀la▶ pure statistique, ou cellule transitoire ◀d’▶un corps magique sans fin. Combien ◀d’▶individus sont-ils donc nés et morts depuis qu’il y a des hommes sur cette planète ? Si un démographe génial pouvait nous dire demain que ◀la▶ réponse est « ◀de▶ ◀l’▶ordre ◀de▶ trois-cents-milliards », nous en serions moins étourdis que gênés. Mais ◀d’▶où viendrait notre malaise ? Comment ne pas voir qu’il serait intimement lié, chez ceux qui ◀l’▶éprouveraient, au sens ◀de▶ ◀la▶ personne ?
Presque toutes ◀les▶ cultures et civilisations que nous avons exhumées du passé ◀de▶ ◀la▶ Terre ou qui survivent dans notre siècle ont enseigné des théories du temps, et presque toutes décrivent un temps cyclique. Elles croient aussi à ◀la▶ métempsycose, à ◀l’▶astrologie et aux castes. Tout cela se tient et se relie, tout cela est « religion » au sens premier du terme56 — et ne laisse aucune place à ◀l’▶Histoire, ni davantage à ◀la▶ personne. Seule ◀la▶ religion juive fait exception dans ◀le▶ monde antique. Ses prophètes ont cru que Iahvé intervenait par ◀de▶ libres actions dans ◀l’▶existence terrestre du peuple élu : dès lors, celle-ci ne dépendait plus des astres ni ◀d’▶un cours calculable des temps, mais ◀d’▶une intention personnelle, inscrutable et pourtant manifestée par une suite ◀d’▶événements révélateurs. ◀L’▶incarnation du Christ vint accomplir cette vocation unique du peuple ◀d’▶Israël. Et, certes, ◀l’▶Évangile ignore absolument toute espèce ◀de▶ doctrine ◀de▶ ◀l’▶Histoire : il annonce ◀la▶ Résurrection, qui est victoire sur ◀le▶ temps comme sur ◀la▶ mort. Mais c’est bien à partir de là que ◀les▶ hommes touchés par ◀le▶ message évangélique ont découvert ◀le▶ temps irréversible ◀de▶ ◀l’▶Histoire, et qu’ils ont osé ◀l’▶accepter. ◀La▶ prédication paulinienne, avec son insistance extraordinaire sur ◀l’▶unicité absolue ◀de▶ ◀l’▶Incarnation salvatrice, et cet « une fois pour toutes » qui sert ◀de▶ leitmotiv à ◀l’▶Épître « aux Hébreux » précisément, voilà qui brise ◀la▶ croyance unanime aux retours éternels du temps cyclique. Dans ◀le▶ prolongement du temps dramatique des Prophètes s’ouvre alors ◀le▶ temps du salut : temps ◀de▶ ◀l’▶attente active, ◀de▶ ◀l’▶espérance patiente et ◀de▶ ◀la▶ foi dans un retour unique du Christ glorieux. Et, dans ce temps nouveau, ◀le▶ rôle ◀de▶ chaque personne devient unique et décisif, comme ◀l’▶était sous ◀l’▶Ancienne Alliance ◀le▶ rôle collectif ◀d’▶Israël. ◀Le▶ dialogue ◀de▶ Personne à personne entre Dieu qui appelle et ◀l’▶âme qui répond libère celle-ci des décrets uniformes ◀de▶ ◀la▶ morale et ◀de▶ ◀la▶ tradition sacrée, comme aussi des caprices du hasard insensé, comme enfin ◀de▶ ◀la▶ roue du karma et du vertige ◀de▶ ◀la▶ métempsycose, qui réduisaient toute vie dans ◀le▶ temps et ◀la▶ chair à ◀l’▶insignifiance anonyme ◀d’▶un passage éphémère dans ◀l’▶Illusion.
Ainsi ◀l’▶Histoire, conscience nouvelle du temps des hommes, est née ◀de▶ ◀la▶ même rupture des grands rythmes cosmiques et des fatalités astrologiques, et ◀de▶ ◀la▶ même victoire sur ◀les▶ étoiles et sur ◀la▶ mort, qui libère et suscite ◀la▶ personne. Ce n’est pas un hasard si le premier auteur ◀d’▶une philosophie ◀de▶ ◀l’▶Histoire — ◀la▶ Civitas Dei — fut aussi le premier auteur ◀d’▶une biographie ◀de▶ sa personne : ◀les▶ Confessions.
3. Du Mythe à ◀l’▶Histoire
Mais il reste à mieux voir comment ◀l’▶homme, délivré des « religions » par ◀la▶ foi, trouve alors ◀le▶ courage exceptionnel ◀d’▶accepter ◀le▶ temps et ◀l’▶Histoire.
Si toutes ◀les▶ religions traditionnelles ont développé des mythes du temps cyclique et ◀de▶ ◀l’▶éternel retour, c’est parce que ◀l’▶homme a peur du temps. Voilà ◀le▶ fait fondamental. Car ◀le▶ temps est lié à ◀la▶ mort comme à ◀la▶ perte des paradis — Eden, âge ◀d’▶or, enfance — vécus ou imaginaires. Et il est lié à ◀la▶ menace toujours instante des catastrophes imprévisibles et arbitraires, des désastres privés et publics et ◀de▶ leur injustice ◀d’▶autant plus scandaleuse qu’elle apparaît « sans précédent », vraiment nouvelle, et donc dénuée ◀de▶ sens. Contre ◀le▶ malheur et son absurdité, ◀l’▶homme n’a ◀d’▶autre recours que ◀d’▶attribuer un sens à ce qu’il subit sans ◀l’▶avoir « mérité ». Au scandale des souffrances et ◀de▶ ◀la▶ mort, il ne répondra point par une révolte vaine, pure démence à ses yeux ◀de▶ Grec ou ◀d’▶Oriental, mais par ◀le▶ rêve immense des religions, transformant ◀le▶ réel insensé en un poème ◀de▶ morts et ◀de▶ résurrections dominées par des rythmes et par des archétypes qui s’accordent à ceux ◀de▶ ◀l’▶âme. Ainsi ◀le▶ rêve universel du temps cyclique et du retour sans fin ◀de▶ toutes ◀les▶ situations dévalorise ◀le▶ temps vécu ◀de▶ ◀la▶ souffrance. Ce n’est plus ◀la▶ souffrance qui est vaine, dès lors qu’elle prend un sens exemplaire dans ◀le▶ Mythe, mais c’est ◀le▶ temps lui-même qui perd sa réalité, puisqu’il n’apporte plus ◀d’▶absolue nouveauté, ni par conséquent ◀de▶ scandale. (◀L’▶homme ◀d’▶aujourd’hui, qui croit qu’il ne croit plus à rien, mime encore ce mouvement ◀de▶ ◀la▶ sagesse mythique, quand il dit pour se rassurer que « ◀l’▶histoire se répète », ou plus familièrement « Plus ça change, plus c’est ◀la▶ même chose. »)
◀L’▶irruption dans ce monde des religions antiques du message ◀de▶ ◀l’▶Incarnation figure donc ◀le▶ Scandale absolu, ◀la▶ nouveauté totale, proprement impensable. Et c’est bien dans ces termes que saint Paul ◀la▶ présente. Que Dieu se soit manifesté comme une Personne ; par un geste sans précédent ; au temps choisi par lui ; « une fois pour toutes » — voici ruiné ◀d’▶un coup tout ◀l’▶édifice mythique des protections ◀de▶ ◀l’▶âme contre ◀le▶ temps ◀de▶ ◀l’▶Histoire. Il s’agit ◀d’▶un vrai fait, non plus ◀d’▶un avatar ni ◀de▶ ◀l’▶épiphanie ◀d’▶un archétype. Cette rupture du Cercle cosmique livre ◀l’▶homme à ◀l’▶imprévisible, c’est-à-dire à ◀la▶ grâce ◀de▶ Dieu, mais aussi à ◀la▶ liberté ; il devient responsable ◀de▶ son temps sur ◀la▶ Terre.
Ce serait intolérable si ◀la▶ Révélation n’apportait en même temps ◀la▶ certitude que ◀le▶ temps a été vaincu au matin ◀de▶ Pâques, que ◀l’▶homme ne lui appartient que par ◀la▶ chair (étant au monde mais non du monde) et qu’un terme est promis à ◀l’▶Histoire, encore que nul n’en sache « ◀le▶ jour ni ◀l’▶heure ». Seule donc ◀la▶ négation réalisée du temps permet ◀d’▶assumer ◀le▶ temps dans sa réalité. Sans ◀la▶ Résurrection, ◀l’▶homme n’aurait pas ◀la▶ preuve ◀d’▶une existence qui échappe au temps et à ◀la▶ mort. « Si ◀le▶ Christ n’est pas ressuscité, votre foi est vaine et vous êtes encore dans vos péchés. » Mais cette preuve n’est valable que pour ◀la▶ foi parfaite, et ce recours au Transcendant, non plus au Mythe, contre ◀la▶ dictature du temps, n’est effectif que pour celui qui croit « que Dieu peut tout à tout instant », ainsi que ◀l’▶écrit Kierkegaard.
Or ◀la▶ foi n’est jamais parfaite, et dans ◀l’▶homme converti persiste « ◀le▶ vieil homme ». Son mouvement naturel sera donc ◀de▶ chercher et ◀d’▶inventer contre ◀le▶ temps d’autres défenses. Il essaiera d’abord ◀de▶ mythifier ◀le▶ Christ en niant sa parfaite humanité : c’est ◀l’▶intention commune à toutes ◀les▶ hérésies gnostiques, manichéennes ou docétistes. Plus tard, au Moyen Âge, ◀la▶ théorie des cycles et des rythmes cosmiques ◀de▶ ◀l’▶Histoire sera reprise — contre ◀l’▶esprit des Pères — par ◀les▶ plus grands docteurs occidentaux, tant orthodoxes que semi-hérétiques : Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Dante, Roger Bacon et tous ◀les▶ astrologues, qui vont devenir avec Kepler ◀les▶ astronomes. ◀La▶ conception linéaire du temps et du progrès continu ◀de▶ ◀l’▶Histoire n’est guère soutenue que par un Joachim de Flore, dont ◀les▶ écrits sont condamnés ou falsifiés. Dans ◀la▶ conscience populaire médiévale, comme aujourd’hui encore dans ◀les▶ masses paysannes, ◀l’▶idée ◀d’▶une évolution imprévisible et progressive est généralement éliminée par des représentations archétypiques et mythiques du cours des choses humaines ressenti comme semblable à celui des saisons, ◀de▶ ◀la▶ végétation ou des étoiles. Et peut-être faut-il rattacher à cette même tendance naturelle ◀la▶ propension croissante du Moyen Âge à substituer ◀la▶ tradition, ◀l’▶allégorie mystique et ◀la▶ légende aux faits dont seules ◀les▶ Écritures, fort peu lues en ce temps, attestent ◀l’▶historicité57. Tout ceci nous confirme dans ◀la▶ vue que ◀le▶ Moyen Âge, loin de représenter je ne sais quel « âge ◀d’▶or du christianisme » — comme on ◀l’▶a ressassé depuis ◀les▶ romantiques — fut bien plutôt dans son ensemble une longue réaction ◀de▶ défense contre ◀le▶ ferment ◀de▶ révolution introduit dans ◀le▶ monde par ◀l’▶Évangile. (J’ai dit plus haut que ◀le▶ Moyen Âge fut ◀la▶ période « orientale » ◀de▶ ◀l’▶Europe.)
Touchée en premier lieu par ◀le▶ message chrétien, ◀l’▶humanité occidentale a dû trouver ◀les▶ moyens ◀de▶ ◀l’▶accepter progressivement et ◀d’▶y adapter ses conceptions. Pour les premiers chrétiens, ce qui rend supportable ◀l’▶idée ◀d’▶un temps vidé ◀de▶ rythmes et ◀de▶ mythes, c’est ◀la▶ croyance à ◀la▶ Fin imminente : encore « un peu de temps » et ◀le▶ Christ reviendra. Mais Rome s’écroule, ◀l’▶Église s’installe, et ◀les▶ Barbares se convertissent. Il va falloir trouver ◀les▶ moyens ◀de▶ penser cette durée non prévue, désormais indéniable. Saint Augustin résout ◀le▶ paradoxe en un dualisme à peine voilé : il y a ◀l’▶Histoire ◀de▶ Dieu et celle des hommes, et si la première intervient dans la seconde par des actes libres, elle n’y détermine pas une loi ◀d’▶évolution. ◀Le▶ Moyen Âge ira beaucoup plus loin, non pas dans ◀le▶ sens du risque, mais dans celui des normes. C’est une vision réduite et limitée ◀de▶ ◀l’▶Histoire qui lui permet ◀de▶ rendre un rythme à sa durée. ◀L’▶apparition du Christ ne marque plus pour lui ◀le▶ commencement du temps ◀de▶ ◀la▶ Fin, mais ◀le▶ « milieu des temps », symbole archétypique. ◀Les▶ temps sont rétrécis à quelques millénaires dont ◀la▶ chronologie restera symbolique jusqu’aux abords ◀de▶ ◀la▶ Renaissance. Et dès lors elle ira se précisant, mais dans ◀le▶ même cadre indiscuté (◀d’▶où ◀les▶ excès qu’on signalait plus haut). Elle ne sera vraiment bouleversée qu’à ◀la▶ fin du xixe siècle.
Relevons ici que ◀la▶ chronologie vertigineuse des hindous ne s’appliquait qu’aux cycles du cosmos : ◀les▶ événements ◀de▶ ◀l’▶Histoire s’y trouvent tellement noyés que personne n’a ◀le▶ souci ◀de▶ ◀les▶ dater. C’est un mouvement exactement contraire qui s’est produit dans ◀l’▶Occident moderne, où, à ◀l’▶inverse ◀de▶ ce qui s’était passé durant ◀l’▶intermède médiéval, ◀l’▶état civil des hommes et des actions humaines n’a cessé ◀de▶ se préciser, tandis que ◀la▶ Fin et ◀le▶ Commencement des temps ne cessaient ◀de▶ s’éloigner dans ◀le▶ vague ◀de▶ ◀l’▶infini. Or ◀le▶ Credo prend soin ◀de▶ préciser ◀la▶ date ◀de▶ ◀la▶ Passion unique : « sous Ponce Pilate », mais il se tait sur celle du Jugement dernier, « car nous ne savons ni ◀le▶ jour ni ◀l’▶heure ». Et c’est pourquoi ◀le▶ progrès ◀de▶ ◀la▶ vision historique, loin de séculariser ◀le▶ christianisme, comme beaucoup ◀le▶ craignent, s’y conforme de plus en plus, à mesure qu’il s’éloigne du mythe.
Il n’en reste pas moins que ◀l’▶extension soudaine des dimensions ◀de▶ ◀l’▶Histoire, telle qu’elle vient de se produire au xxe siècle, provoque une crise profonde ◀de▶ ◀la▶ relation intime et proprement congénitale entre ◀l’▶Histoire et ◀la▶ personne humaine. Ceci pose un problème encore neuf.
4. Être ou non dans ◀l’▶Histoire
Tout ◀d’▶un coup (dans ◀l’▶espace ◀d’▶une quarantaine ◀d’▶années) il se révèle que notre humanité n’a pas derrière elle six-mille ans, mais probablement six-cent-mille. Et que ◀la▶ Terre, avec ses quelque trois ou quatre milliards ◀d’▶années, aurait déjà vécu presque un « jour ◀de▶ Brahma » dans ◀le▶ cosmos actuel. Je dis « cosmos actuel », car ◀de▶ nombreux savants nous parlent déjà ◀d’▶un mouvement ◀de▶ diastole et ◀de▶ systole ◀de▶ ◀l’▶Univers, qui se répéterait à ◀l’▶infini : nous serions dans une phase ◀d’▶expansion. ◀La▶ cosmologie des hindous paraît alors moins éloignée ◀de▶ ◀la▶ vérité que celle du Moyen Âge « chrétien ». Il en résulte une suite ◀de▶ conséquences qui jouent en fait — mais je ne pense pas en droit — contre ◀l’▶idée occidentale ◀de▶ ◀l’▶homme.
◀L’▶importance apparente des collectivités, des civilisations, des périodes et des ères, grandit d’autant qu’à cette échelle multipliée, elles demeurent seules visibles et concevables. ◀L’▶individu, en revanche, disparaît et s’annule. ◀La▶ même raison veut que ◀les▶ « lois ◀de▶ ◀l’▶Histoire », nécessairement déduites ◀d’▶ensembles étendus, négligent ◀l’▶action ◀de▶ ◀la▶ personne et nous inclinent à douter ◀de▶ sa réalité. ◀Le▶ « réel historique », ainsi configuré, devient aussi distant ◀de▶ ◀l’▶homme concret que Brahma ◀d’▶un paria sans voie. Et ◀l’▶Histoire, dans ◀l’▶esprit ◀de▶ nos contemporains, prend ◀la▶ place ◀de▶ ◀la▶ Providence, bien qu’elle n’en revête ni ◀la▶ justice ni ◀la▶ bonté.
Bossuet, dans ◀l’▶Abrégé ◀de▶ ◀l’▶Histoire ◀de▶ France, nous parle déjà ◀d’▶une Histoire « maîtresse ◀de▶ ◀la▶ vie humaine et ◀de▶ ◀la▶ politique ». Il s’agit ◀de▶ préparer ◀le▶ Dauphin, son élève, à sa future tâche ◀de▶ roi. Cette Histoire pourvoyeuse ◀d’▶exemples et ◀de▶ leçons n’a ◀d’▶autre autorité que celle ◀d’▶un précepteur. Ses « lois » ne sont encore que celles ◀de▶ ◀la▶ morale, et sa réalité celle ◀d’▶un discours. Mais ◀l’▶Histoire aujourd’hui n’est plus un conte, elle se distingue absolument ◀de▶ son récit. Elle ne concerne plus ◀le▶ passé, ni ses « leçons », qu’on pourrait aussi bien ignorer. Elle est tout autre chose : ◀le▶ devenir présent. Elle est plus vraie que nous, qui ne faisons que ◀l’▶habiter pour un atome ◀de▶ temps insignifiant. Elle est devenue ◀le▶ cours ◀de▶ ◀la▶ réalité, où ce qu’il y a de plus réel, c’est ◀le▶ cours même. Et comme ce mouvement pur « doit » être dépourvu ◀d’▶origine et ◀de▶ but connaissable, on ne peut savoir son sens, mais seulement ◀l’▶épouser, et ◀l’▶on ne peut ◀le▶ penser qu’en s’y abandonnant. Ce qui se place dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire en reçoit ◀l’▶attribut ◀d’▶exister. Ce qui résiste au sens est « mystification » aux yeux des théoriciens et polémistes, « sabotage » aux yeux des pouvoirs. En présence d’une doctrine politique ou sociale, ◀de▶ ◀l’▶action ◀d’▶un pays ou ◀de▶ ◀l’▶option ◀d’▶un homme, il n’est donc plus question ◀de▶ demander si c’est « vrai ». C’est « dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire », ou ce n’est rien qui vaille…
Suis-je dans ◀l’▶Histoire ? Es-tu dans ◀l’▶Histoire ? Sont-ils dans ◀l’▶Histoire ? ainsi conjugue une bonne partie ◀de▶ ◀l’▶intelligentsia occidentale du xxe siècle. Comme il est clair qu’on ne peut pas « être » dans ◀l’▶Histoire rédigée par ◀les▶ historiens, on voit qu’il s’agit ◀d’▶autre chose : non ◀de▶ mémoire mais ◀d’▶attitude actuelle, et non ◀d’▶une discipline ◀de▶ ◀l’▶intellect mais bien ◀d’▶une conception ◀de▶ ◀l’▶Existence.
Cette Histoire absolutisée, qui n’est plus connaissance des actes du passé, mais flux irrésistible entraînant à la fois ceux qui lui cèdent et ceux qui lui résistent — peut-on ◀la▶ distinguer encore du temps lui-même ? N’est-elle pas simplement une manière ◀de▶ ◀le▶ penser qui ◀le▶ ferme à toute transcendance, et qui du même coup nous enferme et nous interdit tout recours ? « Au monde comme n’étant pas du monde », disait saint Paul. Mais ◀l’▶Histoire absolue veut que ◀l’▶homme tout entier soit uniquement du monde : elle ◀le▶ coupe ◀de▶ ◀l’▶esprit. Ce faisant, elle nie ◀la▶ personne, car ◀la▶ personne se fonde dans ce qui juge ◀le▶ temps, ◀le▶ détruit et ◀le▶ renouvelle. Et, si ◀l’▶on rêve un monde coupé du transcendant, on évacue du même mouvement désespéré toute justification ◀de▶ ◀l’▶action personnelle.
Rien ◀d’▶étonnant si ◀l’▶homme, dès qu’il croit cette Histoire, se découvre impuissant devant elle et en elle : rien n’est plus répandu que ce sentiment anxieux dans ◀l’▶intelligentsia comme dans ◀les▶ masses modernes, et c’est sur lui que ◀les▶ dictatures totalitaires fondent leur pouvoir. ◀Le▶ droit ◀d’▶opposition se justifiait, en effet, par ◀la▶ seule conviction que ◀la▶ vocation ◀d’▶un homme peut être plus vraie que ◀la▶ règle — ◀d’▶où ◀les▶ martyrs des premiers temps du christianisme. Si, au contraire, ◀le▶ « sens » appartient à ◀l’▶Histoire, et ◀l’▶Histoire au César du moment, ◀la▶ police politique du César détient seule ◀le▶ vrai sens ◀de▶ nos vies. Nul scrupule ◀de▶ conscience ou sursaut ◀de▶ belle âme ne saurait écarter cette conséquence, sans doute pénible, mais normale.
5. ◀Le▶ refus moderne du temps
Cette description rapide ◀d’▶une attitude nouvelle et ◀d’▶un état ◀de▶ conscience profondément typique ◀de▶ ◀l’▶Occident au xxe siècle me semble incontestable en tant que diagnostic. Mais comment ◀la▶ situer dans ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀l’▶Aventure occidentale ? Est-elle ◀le▶ signe annonciateur ◀d’▶une fin lugubre, ou seulement ◀d’▶une crise ◀de▶ croissance ?
On a vu que ◀la▶ croyance à ◀l’▶Histoire absolue, ce produit ◀de▶ remplacement ◀de▶ ◀la▶ Providence, a pour effet normal ◀d’▶éliminer ◀la▶ croyance à ◀l’▶action personnelle. ◀La▶ personne est agent ◀de▶ liberté. Cette Histoire nous conduit au fatalisme. Comment ◀l’▶Histoire et ◀la▶ personne ont-elles pu devenir exclusives l’une ◀de▶ l’autre, alors qu’elles sont nées en même temps ◀d’▶un même acte libérateur ?
Mais, d’abord, est-il sûr que ◀la▶ croyance moderne à ◀l’▶Histoire comme devenir tout-puissant soit ◀le▶ développement normal et ◀la▶ suite obligée ◀de▶ ◀l’▶attitude chrétienne devant ◀le▶ temps ? Notre époque aurait-elle simplement ◀l’▶esprit « plus historique » que toutes ◀les▶ précédentes ? Oui, s’il s’agit du goût ◀de▶ connaître ◀le▶ passé, plus répandu que jamais dans ◀le▶ grand public : Toynbee est best-seller, ◀les▶ revues et ◀la▶ presse nous parlent ◀de▶ Sumer, du paléolithique, des Mayas ou du vase ◀de▶ Vix, ◀les▶ mémoires font fureur, ◀les▶ biographies s’arrachent, et beaucoup n’attendent pas ◀la▶ cinquantaine pour se mettre au passé dans un livre. Mais ◀la▶ réponse est non s’il s’agit ◀de▶ cette Histoire dans ◀le▶ « sens » ◀de▶ laquelle on nous dit qu’il faut « être » ◀de▶ toute nécessité, sous peine de n’être pas. Celle-ci marque un recul devant ◀le▶ risque du temps.
◀La▶ conscience ◀de▶ ◀l’▶Histoire est née ◀de▶ ◀l’▶acceptation ◀d’▶un temps radicalement imprévisible. Et sa fin seule était certaine et serait bonne. Mais encore fallait-il croire à ◀l’▶Apocalypse. D’ici là, nul soutien que ◀la▶ foi. À ce risque du temps, ◀le▶ Moyen Âge résiste par un retour aux conceptions cycliques et par une nette limitation des dimensions du passé et ◀de▶ ◀l’▶avenir : cette espèce ◀de▶ congélation du temps a pour effet ◀d’▶éliminer ◀le▶ devenir. Mais ◀la▶ Renaissance et ◀les▶ siècles suivants découvrent ◀l’▶infini et ◀le▶ réintroduisent dans ◀l’▶imagination et ◀la▶ spéculation, puis dans ◀le▶ calcul mathématique. On ne peut plus limiter ◀l’▶espace ni ◀le▶ temps, et, lorsque au xxe siècle ils se dilatent soudain au-delà ◀de▶ tout ce que notre esprit peut se figurer, ◀l’▶idée ◀d’▶évolution balaie nos repères et nous emporte sans espoir à ◀l’▶aventure. Devant ◀le▶ risque béant, soudain total, ◀l’▶homme qui n’a pas ◀de▶ foi cède au vertige. Sa dernière résistance à ◀l’▶angoisse du temps se manifeste alors par ◀la▶ manière dont il décide ◀d’▶identifier au devenir ◀l’▶être et ◀la▶ vérité elle-même. Solution masochiste, pour un Occidental. ◀L’▶individu trouve ◀le▶ défi trop lourd. Dans un cosmos qui se calcule en centaines ◀de▶ millions ◀d’▶années-lumière, dans cette durée qui va vers ◀l’▶infini, et dans une société où ◀la▶ technique, ◀les▶ « lois économiques », ◀la▶ puissance ◀de▶ ◀l’▶État, ◀les▶ mouvements ◀de▶ masse, etc., échappent à ses prises et ◀l’▶enserrent — « il ne se retrouve plus » et démissionne. Que ◀l’▶Histoire décide à ma place, ◀de▶ toute façon je n’y puis rien. Que ◀le▶ dictateur ou ◀le▶ Parti décrètent ◀le▶ vrai sens ◀de▶ ma vie, ◀de▶ toute façon je ne pourrais plus ◀le▶ distinguer. Je ne suis plus responsable, mais c’est ◀l’▶Évolution, et je n’ai plus ◀d’▶autre choix que ◀de▶ m’en dire ◀l’▶agent.
Cet abandon ◀de▶ ◀l’▶être entier à ◀la▶ Maya, sans plus rêver ◀la▶ délivrance du nirvana, cet enlisement dans ◀la▶ forme du monde, sans espoir ◀de▶ salut individuel58 — je pressens qu’ils trahissent un dépit amoureux au moins autant qu’un fléchissement réel du sens ◀de▶ ◀la▶ personne et ◀de▶ ◀la▶ liberté. Ce n’est pas qu’on n’aime plus être soi librement, ni vraiment qu’on renie ◀la▶ personne : mais on ne croit plus, on n’ose plus croire qu’elle puisse répondre, c’est-à-dire être responsable.
Derrière ce masochisme, comme toujours, un sadisme. Dans cette abjecte humiliation du moi, ◀l’▶orgueil fou trouve un alibi. ◀L’▶Évolution fatale est en réalité celle que ◀l’▶on voudrait imposer. ◀Les▶ communistes affirment qu’ils sont ◀les▶ instruments du sens inévitable ◀de▶ ◀l’▶Histoire, légitimant ◀la▶ mort ◀de▶ millions ◀de▶ koulaks qui vivaient par hasard en travers. Mais ◀les▶ « lois » révélées par Karl Marx n’ont jamais prévu rien ◀de▶ tel ; elles permettent simplement au Dictateur ◀d’▶accréditer son utopie. Si ◀le▶ sang ◀de▶ ses propres martyrs fut ◀la▶ semence ◀de▶ ◀l’▶Église, c’est ◀le▶ sang des « païens », ◀le▶ sang des autres, qui cimente ◀l’▶édifice ◀de▶ ◀l’▶Usine soviétique et donne ◀la▶ preuve démente ◀de▶ ◀la▶ réalité des utopies au nom desquelles on ◀l’▶a versé. Mais ◀d’▶où vient cette fureur ◀d’▶anticiper ◀l’▶avenir jusqu’à ◀l’▶hypothéquer sur des millions ◀de▶ crimes ? Elle vient de notre angoisse devant ◀le▶ temps. Anticiper ◀l’▶avenir, c’est tenter ◀de▶ se convaincre que ◀le▶ temps ne va pas apporter ◀la▶ négation ◀de▶ ce que je suis, ◀de▶ ce que j’attends, ◀de▶ mes croyances ou ◀de▶ mon incroyance, ou même ◀de▶ ces raisons ◀de▶ désespérer auxquelles je tiens contre ◀le▶ monde et contre Dieu — ◀la▶ négation ◀de▶ moi-même et du sens ◀de▶ ma vie. Anticiper ◀l’▶avenir, c’est le dernier refus ◀de▶ ◀l’▶aventure du temps — ◀la▶ fuite dans ◀l’▶utopie.
Utopies pessimistes, dans ◀les▶ démocraties : Orwell prévoit ◀l’▶instauration prochaine du contrôle des pensées par ◀le▶ Pouvoir. Utopies optimistes chez ◀les▶ totalitaires : ce sont ◀les▶ mêmes, mais ils s’en félicitent. Et ◀les▶ unes comme ◀les▶ autres, redoutées ou voulues, ne se confondent pas seulement dans leur vision précise ◀d’▶un avenir donné pour fatal, mais dans une seule et même démission ◀de▶ ◀la▶ personne, qui désespère ◀de▶ ses pouvoirs ◀d’▶innovation et ◀de▶ toute espèce ◀de▶ recours au transcendant libérateur.
Engendrer ◀l’▶utopie est un mouvement ◀de▶ ◀l’▶âme, sans doute inséparable ◀de▶ ◀l’▶historicité initiée par ◀le▶ christianisme : il suffit que ◀la▶ foi faiblisse, ou que ◀le▶ défi du temps paraisse insurmontable. ◀L’▶utopie est recul devant ◀le▶ temps ouvert, elle refuse ◀d’▶affronter cette situation béante qui fut celle des premiers chrétiens, mais elle en reste tributaire — et c’est pourquoi ◀l’▶Orient ne produit pas ◀d’▶utopies. Concevoir une utopie et agir d’après elle, massacrer pour hâter sa venue bienfaisante, c’est projeter notre angoisse en avant, pour tenter ◀d’▶asservir ◀l’▶imprévu. Bien souvent ◀la▶ recherche historique projette nos désirs en arrière, mais ◀les▶ « leçons du passé » ont rarement justifié d’autres délits que ceux ◀de▶ ◀la▶ routine. ◀L’▶Histoire-devenir, qui est une conjuration du temps, exige des sacrifices sanglants bien plus massifs que n’en rêvèrent jamais ◀les▶ prêtres emplumés du grand dieu Huitzilopochtli.
6. Dilemme
◀La▶ crise ◀de▶ notre sens du temps pose un dilemme. ◀L’▶Occident, succombant au Devenir déifié, va-t-il se mettre hors ◀d’▶état ◀de▶ faire ◀l’▶Histoire ? Ou, surmontant ◀le▶ vertige cosmique et temporel où ◀l’▶a plongé sa science par une mutation brusque, saura-t-il en tirer une liberté nouvelle ? Je céderais à ◀la▶ tentation que j’ai décrite si j’essayais ◀d’▶anticiper sur nos lendemains, et ceux-ci ne seront point marqués par nos hypothèses même exactes, mais par nos choix fondamentaux. Car ◀la▶ question n’est pas ◀de▶ savoir « ce qui arrivera », mais ◀de▶ savoir dès maintenant ce que nous sommes disposés à laisser arriver ou à faire arriver ; ◀la▶ question n’est pas ◀de▶ supputer ◀le▶ sens probable ◀d’▶un devenir fatal, pour nous « ajuster » à ses « lois », mais au contraire ◀d’▶affronter ◀le▶ temps au nom d’un sens qui ne peut s’originer qu’en ◀la▶ personne. Bref, ◀la▶ question n’est pas ◀de▶ deviner ◀l’▶Histoire, mais ◀de▶ ◀la▶ faire. Seules nos options présentes préparent un sens, ménagent ◀d’▶avance une signification aux surprises du temps qui vient à nous. Et ces options n’agiront point par ◀la▶ violence ◀de▶ prises ◀de▶ position calculées dans ◀l’▶abstrait59, mais par cette sorte ◀de▶ fascination qu’exerce sur ◀l’▶avenir encore intact, foisonnant ◀d’▶imprévus réalisables, ◀l’▶attente réalisante ◀d’▶une ferme vocation.