Sur la▶ neutralité européenne (mars 1957)af
Pourquoi ◀l’▶on en parle
◀La▶ neutralité est une idée neuve en Europe. Elle semblait jusqu’ici réservée à ◀la▶ Suisse. Et voici qu’on en parle même en France. Que se passe-t-il donc ?
Dans ◀la▶ confusion générale, qui est celle où s’élaborent habituellement ◀les▶ notions vagues et puissantes, comme « neutralité » ou « Europe », essayons ◀de▶ repérer, à défaut de motifs clairs, quelques complexes ◀de▶ passions et ◀d’▶intérêts, ◀de▶ phobies et ◀de▶ raisonnements, qui sont peut-être à ◀l’▶origine du courant que je crois sentir vers ◀la▶ neutralité européenne.
Il y a d’abord ◀le▶ sentiment ◀de▶ notre impuissance, né ◀de▶ ◀la▶ crise ◀de▶ Suez et des votes à ◀l’▶ONU. ◀La▶ conjonction USA-URSS, si brève qu’elle ait été, et comme accidentelle, a suffi pour nous faire entrevoir un péril jusqu’alors inconcevable : celui ◀d’▶une paix conclue sur notre dos, au prix de nos libertés, ◀de▶ notre indépendance et ◀de▶ notre rôle dans ◀l’▶histoire. ◀L’▶idée ◀de▶ neutralité résulte ici ◀de▶ ◀la▶ conscience ◀de▶ notre faiblesse, du désir ◀de▶ rester nous-mêmes, et ◀d’▶un obscur besoin ◀de▶ revanche : — Vous nous avez laissés tomber ? Bien. Faites sans nous !…
Il y a ◀la▶ crise du neutralisme, provoquée par ◀le▶ drame ◀de▶ Budapest. Qu’est-ce, en somme, que ◀le▶ neutralisme ? ◀Le▶ contraire, à peu près, ◀de▶ ce qu’il dit être. Une certaine manière ◀de▶ choisir entre ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA, comme si ◀l’▶Europe n’existait pas. (Ou ne devait pas exister.) En effet, refuser ◀de▶ choisir entre un ennemi ◀de▶ ◀l’▶Europe et un allié ◀de▶ ◀l’▶Europe, mais refuser en même temps ◀de▶ faire ◀l’▶Europe par crainte de déplaire aux Soviets et ◀de▶ plaire aux Américains, voilà qui revient en fait à supprimer ◀l’▶Europe en tant que facteur indépendant, donc à choisir ◀la▶ politique ◀de▶ ◀l’▶URSS. Celle-ci s’étant déshonorée, sans que ◀les▶ États-Unis s’honorent ◀d’▶autant, une vraie neutralité devient concevable, aux yeux des rescapés du neutralisme.
Il y a enfin quelques motifs locaux, accidentels ou régionaux. Beaucoup ◀d’▶Allemands de l’Ouest vous disent (mais peu ◀le▶ croient) que ◀la▶ neutralisation ◀de▶ leur pays faciliterait sa réunion avec ◀les▶ provinces occupées. Beaucoup de Suisses et ◀de▶ Suédois s’imaginent que leur neutralité ◀les▶ protégerait encore contre ◀les▶ Russes. Enfin, ◀l’▶on a cru voir dans ◀le▶ geste ◀de▶ Nagy, proclamant (sans succès d’ailleurs) ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀la▶ Hongrie, ◀l’▶indication ◀d’▶une attitude qui serait commune aux actuels États satellites dès ◀l’▶instant ◀de▶ leur libération. Ces arguments ne manquent pas ◀d’▶être invoqués par ceux qui trouvent dans ◀la▶ neutralité un alibi décent ◀de▶ « ◀l’▶apaisement » mal famé.
Plus obscur, ou peut-être refoulé, un motif ◀d’▶un autre ordre hésite à se définir : c’est celui ◀de▶ certains « Européistes » qui se demandent si ◀l’▶union nécessaire n’exigera pas un jour pour se réaliser, c’est-à-dire pour rallier d’un seul coup toutes ◀les▶ forces encore hésitantes, ◀l’▶abandon ◀de▶ ◀l’▶alliance atlantique…
Tels sont, sans doute, ◀les▶ faits récents, et ◀les▶ réactions à ces faits, qui expliquent pourquoi ◀l’▶idée se répand ◀d’▶une neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais ceux qui en parlent sont ◀les▶ mêmes qui me disaient hier encore : « Qu’est-ce que ◀l’▶Europe ? » À mon tour ◀de▶ leur demander ce qu’ils entendent par neutralité.
Divers abus dans ◀la▶ notion ◀de▶ neutralité
J’ai dit plus haut pourquoi ◀le▶ neutralisme est littéralement un mensonge. (Ses partisans, d’ailleurs, ◀le▶ savent aussi bien que moi.) Laissons donc ces mystères ◀de▶ ◀la▶ mauvaise conscience, et voyons ◀le▶ cas illustre ◀d’▶une « conscience », le Premier ministre Nehru.
Lorsque, à ◀la▶ conférence ◀de▶ Colombo, ◀les▶ Cingalais demandèrent que ◀la▶ résolution condamne ◀les▶ menées communistes dans ◀les▶ pays libres ◀d’▶Asie, Nehru dit oui, mais à ◀la▶ condition que fussent également condamnées ◀les▶ menées des anticommunistes — responsables sans doute ◀de▶ ◀la▶ guerre froide. C’était pour se déclarer neutre entre un parti mondial soutenu par un énorme État, et ◀la▶ poignée ◀d’▶intellectuels indiens qui avaient ◀le▶ courage ◀de▶ dénoncer ce parti ; donc neutre entre une armée et un point de vue ; que dis-je, entre ◀la▶ maladie et ◀le▶ diagnostic ! Cette espèce-là ◀de▶ neutralité s’est traduite par ◀les▶ abstentions du délégué ◀de▶ ◀l’▶Inde lors des votes ◀de▶ ◀l’▶ONU sur ◀le▶ retrait des tanks ◀de▶ Budapest. Krishna Menon est resté neutre entre ◀les▶ criminels et ◀les▶ cris ◀de▶ leurs victimes.
On a vu ce jour-là que cette neutralité se réduit à ◀la▶ mauvaise foi. Mais s’agit-il vraiment ◀de▶ neutralité ? Guère plus que ◀de▶ paix dans ◀le▶ cas des Partisans ◀de▶ ◀la▶ Paix.
◀Le▶ neutralisme et ◀la▶ neutralité à ◀la▶ Menon abusent du mot, non ◀de▶ ◀la▶ chose, dont ils se moquent. Il n’en va pas ainsi ◀de▶ ◀la▶ Suisse. Ce pays court ◀le▶ risque ◀d’▶abuser ◀d’▶une neutralité justifiée, et scrupuleusement pratiquée. Il en abuse lorsqu’il oublie ◀les▶ conditions historiques et concrètes ◀de▶ son statut ◀de▶ neutralité, et tend à faire ◀de▶ cette devise ◀d’▶État tout autre chose que n’avaient prévu ses garants : une essence, une vertu ou une loi naturelle, comme indépendante ◀de▶ ◀l’▶Histoire, c’est-à-dire ◀le▶ contraire ◀d’▶une mesure politique.
◀La▶ neutralité suisse date ◀de▶ 1815. ◀Les▶ traités ◀de▶ Vienne et ◀de▶ Paris ◀la▶ reconnaissent, « dans ◀les▶ vrais intérêts ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ». On conçoit qu’elle serve en même temps ◀les▶ intérêts ◀d’▶un État composite, qui risquerait ◀de▶ se disloquer s’il prenait parti dans ◀les▶ luttes opposant des voisins immédiats comme ◀les▶ Suisses sont français, allemands ou italiens par leur langue, leur culture et leurs affinités, ◀la▶ guerre des autres serait leur guerre civile.
Qu’en est-il aujourd’hui ? Tout est changé. ◀La▶ notion ◀d’▶équilibre européen a vécu. ◀Les▶ conflits qui menacent ◀d’▶éclater ne peuvent plus opposer ◀les▶ voisins ◀de▶ ◀la▶ Suisse, mais ◀l’▶Europe tout entière à ce qui n’est pas ◀l’▶Europe. Si ◀la▶ Suisse, prétextant ◀de▶ sa neutralité, refusait ◀de▶ participer non plus aux luttes, mais à ◀l’▶union ◀de▶ ses voisins ; si elle décidait ◀de▶ rester neutre non plus seulement dans ◀le▶ cadre européen ◀de▶ son statut, mais partout et en toute circonstance, ◀d’▶une manière absolue, sans révision possible, ◀la▶ sage devise ◀de▶ sa neutralité, devenue tabou, ◀la▶ conduirait en pleine absurdité : ◀la▶ Suisse se dirait neutre entre ◀l’▶Europe, dont elle est une partie centrale, et ◀les▶ ennemis ◀de▶ ◀l’▶Europe entière ; neutre entre elle-même et ses ennemis ! Refusant ◀de▶ servir ◀les▶ intérêts, elle violerait son statut légal et ◀l’▶esprit même ◀de▶ ses institutions. Au surplus, elle se suiciderait, ◀d’▶une manière à vrai dire inédite : ◀le▶ suicide par sagesse indurée.
◀Le▶ bon usage ◀de▶ ◀la▶ neutralité
Mais ◀l’▶abus n’enlève pas ◀l’▶usage, et ◀le▶ même exemple suisse peut illustrer ◀les▶ conditions concrètes ◀d’▶une vraie neutralité.
Un État ou un groupe ◀d’▶États peut avoir avantage à se déclarer neutre : 1°) s’il juge que ◀la▶ cause ou ◀l’▶enjeu ◀d’▶un conflit existant ou à prévoir n’intéresse pas directement sa souveraineté ou son intégrité territoriale (cas des trois dernières guerres franco-allemandes, en ce qui concernait ◀la▶ Suisse) 2°) s’il juge que des raisons vitales ◀d’▶ordre intérieur lui interdisent ◀de▶ prendre parti militairement (◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀la▶ Suisse se serait disloquée en 1914, par exemple, ◀les▶ Romands tenant pour ◀la▶ France, ◀les▶ Alémaniques pour ◀l’▶Allemagne ; mais non pas en 1939 : tous d’accord contre Hitler) ; 3°) s’il se réserve ◀de▶ jouer en marge du conflit un rôle humanitaire, ou ◀d’▶offrir des possibilités ◀de▶ contacts aux deux parties (Croix-Rouge internationale, échange ◀de▶ prisonniers, négociations secrètes menées en Suisse en 1916-1917 et dès 1942) 4°) enfin, s’il a renoncé à tout esprit ◀de▶ conquête, parce qu’il est satisfait ◀de▶ son sort. Dans ce dernier cas, il se refuse à toute alliance militaire, craignant ◀de▶ se voir entraîné dans ◀le▶ jeu ◀d’▶ambitions étrangères, au détriment de son indépendance. Il doit alors se mettre en mesure ◀d’▶assurer tout seul sa défense.
Au total : une neutralité limitée au plan militaire, combinant ◀les▶ motifs ◀d’▶intérêt propre et ◀de▶ solidarité humaine, et compensant ◀le▶ renoncement définitif à toute agression par ◀la▶ volonté inconditionnelle ◀de▶ se défendre. Quant aux opinions, elles restent libres (en principe). ◀Les▶ échanges économiques se poursuivent dans ◀la▶ mesure du possible avec ◀les▶ deux camps. On échappe, en cas ◀de▶ succès, aux destructions humaines et matérielles ◀de▶ ◀la▶ guerre, mais on dépense en temps ◀de▶ paix 40 % ◀de▶ son budget national pour ◀l’▶entretien ◀d’▶une armée défensive.
Rien ◀de▶ glorieux dans tout cela, peu ◀d’▶idéal, beaucoup de raison pratique et ◀de▶ prudents calculs. On aurait ◀le▶ plus grand tort ◀d’▶y mêler ◀de▶ ◀la▶ morale. Car ◀la▶ neutralité n’est défendable qu’en tant que mesure politique, donc contingente et limitée. En tant qu’attitude générale, elle se situerait à peu près entre ◀l’▶égoïsme cynique et ◀l’▶indifférence ◀de▶ ◀l’▶autruche.
Indépendance et neutralité
◀L’▶idée ◀d’▶étendre à toute ◀l’▶Europe une neutralité « à ◀la▶ Suisse » se nourrit à la fois du désir défaitiste ◀de▶ tirer son épingle du jeu, et ◀d’▶un besoin plus fier ◀d’▶indépendance.
Je ne sais qui a pu écrire que « seul un État neutre est vraiment indépendant »61. Il est clair que ◀l’▶inverse est vrai : seul un État vraiment indépendant pourrait être absolument neutre. Je n’en vois guère que deux qui soient dans ce cas. Quasiment autarciques, plus puissamment armés que ◀l’▶ensemble des autres peuples, ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA pourraient se payer ◀le▶ luxe ◀de▶ se déclarer neutres et ◀de▶ se conduire comme tels. Mais, au fait, ne ◀le▶ sont-il pas ? Ils ◀le▶ sont, non par libre choix, mais parce qu’ils possèdent ◀la▶ Bombe H. Chacun ◀d’▶eux se trouve devant l’autre dans ◀la▶ position qu’on nomme pat, « coup où l’un des joueurs n’ayant que son roi qu’il puisse jouer, et ne ◀l’▶ayant pas en échec, ne peut ◀le▶ jouer sans se mettre en prise ». Littré ajoute, non sans sévérité : « Cette position témoigne chez ◀l’▶adversaire ◀d’▶une si grande maladresse qu’on ◀le▶ regarde comme ayant perdu ◀la▶ partie. » Voilà donc nos deux grands neutralisés, tous deux perdants, faute de pouvoir jouer62. Ce serait fort bien s’ils étaient seuls, s’il n’y avait plus sur ◀l’▶échiquier que ◀les▶ deux rois, dès lors invulnérables l’un à l’autre. Mais en fait il y a d’autres pièces, et quelques pions, moyennes ou petites nations ◀de▶ ◀l’▶Europe ou ◀de▶ ◀l’▶Orient. On peut encore ◀les▶ manœuvrer sans bouger ces rois impossibles, paralysés par leur puissance. Et voilà Suez et Budapest. Et voilà, dans ce jeu carrollien, ◀la▶ révolte grondant chez ◀les▶ pions et chez ◀les▶ fous. Nous ne voulons plus servir au jeu des Grands, disent-ils, ils sont capables ◀de▶ nous laisser prendre par simple peur ◀de▶ s’affronter.
Il faudra réfléchir, pendant ◀les▶ semaines qui viennent, aux suites possibles ou non ◀de▶ ce jeu délirant. Il s’agirait en somme ◀d’▶imaginer ◀les▶ règles ◀d’▶une partie ◀d’▶échecs à trois rois. C’est à quoi nous contraint ◀le▶ problème ◀d’▶une neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe.