Sur la▶ neutralité européenne (II) (avril 1957)ag
Une neutralité « helvétique » ?
Ayant écarté sans recours ◀l’▶idée ◀de▶ neutralité morale, ou « neutralisme », comme étant insensée ou ◀de▶ mauvaise foi, voyons si ◀les▶ motifs ◀d’▶une vraie neutralité (donc limitée et contingente, comme celle des Suisses) sont réalisés en Europe, pour ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos nations soi-disant souveraines, et fragilement alliées plutôt qu’unies.
J’avais énuméré quatre ◀de▶ ces motifs, et ◀les▶ rappelle.
1. ◀La▶ cause ou ◀l’▶enjeu des conflits à prévoir n’intéresse pas ◀l’▶intégrité du groupe ◀d’▶États considéré.
Ce n’est pas ◀le▶ cas ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui ne serait pas intégrale sans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est colonisés par ◀l’▶URSS.
2. Une prise ◀de▶ parti militaire dans ◀les▶ conflits à prévoir disloquerait ◀l’▶union existante. ◀Le▶ seul danger sérieux à cet égard, en cas ◀de▶ guerre entre ◀les▶ deux Grands, réside dans ◀l’▶existence des PC en Europe. Mais se déclarer neutres à cause ◀d’▶un tel danger équivaudrait à escompter ◀la▶ trahison des communistes européens, à ◀la▶ rendre ◀d’▶avance payante. Si ◀l’▶on croit que ◀les▶ communistes trahiraient leur nation respective, il faut dissoudre ◀les▶ PC, préventivement. Mais si ◀l’▶on n’y croit pas, ce motif ◀de▶ neutralité ne tient plus.
3. ◀Le▶ groupe ◀d’▶États considéré se réserve un rôle humanitaire, ou ◀d’▶intermédiaire bénévole entre ◀les▶ camps.
C’est exclu dans ◀le▶ cas ◀d’▶une Europe divisée.
4. ◀Le▶ groupe ◀d’▶États, satisfait ◀de▶ son sort, renonce à toute idée ◀de▶ conquête ou ◀d’▶extension, et prétend assurer seul, et sans alliés, sa défense.
Ces conditions ne sauraient être réunies que dans ◀le▶ cas ◀d’▶une Europe vraiment unie, par où j’entends une Europe intégrale incluant ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est, dotée ◀d’▶un pouvoir fédéral, ◀d’▶un Parlement et ◀d’▶une armée.
Une neutralité « à ◀la▶ suisse » n’aurait donc aucun sens avant ◀l’▶union. Elle serait pratiquement impossible sans un Pouvoir qui ◀la▶ déclare et qui ◀l’▶assume, et elle ne saurait donc être considérée comme un objectif souhaitable que par ceux qu’animerait en même temps une ferme volonté ◀d’▶union.
Une tentative ◀de▶ diversion
Il y a deux ou trois ans que ◀l’▶idée fut émise ◀de▶ faire un peu de vide entre ◀les▶ blocs.
Neutralisons ◀les▶ États satellites et ◀l’▶Allemagne (réunifiée), séparons par une zone ◀d’▶un millier ◀de▶ kilomètres ◀les▶ avant-postes actuellement au contact, « désengageons » ◀les▶ forces armées des blocs et ◀le▶ tour sera joué.
Ce fut d’abord ◀l’▶idée ◀d’▶Eden. Un peu étroite. Elle revenait en somme à créer un négatif ◀de▶ ligne Maginot. Burnham ◀l’▶élargit aujourd’hui, et Bevan ◀le▶ rejoint dans ◀L’▶Express. Tout arrive.
Du point de vue militaire, je ne puis juger ◀l’▶idée. Du point de vue ◀de▶ ◀la▶ spéculation politique et journalistique, elle est brillante. Elle fait appel à ◀l’▶empirisme toujours-un-peu-boiteux-mais-réalisateur comme aux profonds calculs machiavéliques, au pacifisme ému par ◀la▶ peur atomique comme à ◀la▶ Realpolitik. Elle peut réussir. Mais elle signifierait alors ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Couper ◀l’▶Europe en tranches pour plaire aux Soviétiques et rassurer peut-être ◀les▶ Américains (tout en gagnant des voix aux élections anglaises) reviendrait en effet à sacrifier ◀l’▶union, que cent autres raisons nous imposent comme ◀la▶ seule solution viable.
« Je n’ai jamais trouvé qu’il y ait ◀la▶ moindre force dans ◀l’▶idée ◀d’▶une Europe unie », déclare Bevan63. Par chance, on ne ◀l’▶a pas attendu. ◀La▶ CECA et ◀le▶ Marché commun se contentent fort bien ◀d’▶exister, même si Bevan persiste à ◀les▶ croire nés ◀de▶ rien.
Que propose ce politicien ? ◀D’▶abandonner ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ diviser selon ◀les▶ craintes et ◀les▶ calculs des autres. Faire ◀de▶ ◀la▶ Grande-Bretagne et ◀de▶ ◀la▶ France isolées des pions sur ◀l’▶échiquier américain, livrer ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est aux entreprises des Russes (ces pays « pourront d’ailleurs rester communistes s’ils ◀le▶ veulent », ajoute-t-il sans rougir au lendemain ◀de▶ Budapest !) voilà ◀le▶ plan du héros ◀de▶ ◀la▶ nouvelle gauche française et ◀de▶ ◀l’▶arrière-garde antieuropéenne. Qui défendra ◀l’▶Europe, réduite aux côtes ◀de▶ ◀l’▶Ouest ? ◀L’▶Amérique, cela va de soi, elle est là pour payer — et ◀l’▶on sait que ◀les▶ bombes H coûtent plus cher que nos divisions réunies — mais alors c’en sera fait ◀de▶ ◀l’▶espoir ◀d’▶une indépendance reconquise. Et qui se laissera convaincre ◀de▶ « désengager » ◀les▶ États satellites et ◀l’▶Allemagne de l’Est ? Nos « progressistes » par antiphrase, sans aucun doute. Quant aux Russes, enchantés ◀de▶ nous voir jouer leur jeu, ils ne seront pas si bêtes que ◀de▶ nous décourager : tout ce qui peut faire obstacle à notre union ◀les▶ sert. Mais on ne peut espérer qu’ils seront assez fous pour laisser nos pays ◀de▶ ◀l’▶Est rejeter ◀le▶ communisme détesté. Or ce n’est pas seulement leur présence militaire qui assure ◀les▶ régimes « populaires » : il n’y a plus ◀de▶ troupes russes en Tchécoslovaquie. Ce qui maintient ◀le▶ système dans ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est, c’est ◀la▶ simple menace ◀d’▶une intervention russe. ◀Les▶ troupes russes peuvent très bien se retirer ◀de▶ Varsovie, ◀de▶ Budapest, ◀de▶ Bucarest et ◀de▶ Leipzig, comme elles se sont déjà retirées ◀de▶ Prague, sûres qu’elles sont ◀de▶ pouvoir y rentrer sitôt que ◀les▶ régimes communistes s’y trouveraient gravement menacés. Selon ◀le▶ plan Bevan, il n’y aurait plus ◀d’▶armées (européenne, américaine ou nationales) pour s’opposer à ces remises au pas. Il n’y aurait que ◀les▶ bombes H américaines. Or il est clair que ces bombes H ne seront jamais utilisées si ◀les▶ Russes interviennent chez ◀les▶ « neutres » ◀de▶ ◀l’▶Est. Quant aux « neutres » ◀de▶ ◀l’▶Ouest, ◀la▶ question ne se pose pas. Imagine-t-on ◀les▶ USA venant « mettre au pas » une France, une Italie passant au communisme ? ◀Le▶ jeu n’est pas égal et ◀les▶ dés sont pipés. ◀L’▶Europe neutralisée, sans union préalable, serait donnée par Bevan aux Russes. De plus, elle serait condamnée au permanent désordre économique entretenu par ses divisions. ◀Le▶ peu de progrès dû à « ◀l’▶idée européenne » (◀la▶ CECA, ◀le▶ Marché commun, ◀l’▶UEO et ◀l’▶OECE) serait immédiatement sacrifié si ◀l’▶Europe était découpée en zone « désengagée » et en zone « atlantique ». Sans ◀l’▶Allemagne, ◀les▶ Six ne sont rien ; sans ◀les▶ Six, ◀l’▶union ne se fera pas.
◀Le▶ vrai problème
Si ◀l’▶on revient au sérieux ◀de▶ ◀la▶ chose, on s’aperçoit que ◀la▶ seule question concrète est ◀l’▶indépendance ◀de▶ ◀l’▶Europe. Car il faut être indépendant pour rester neutre ou pouvoir se déclarer tel. Mais nous ne serons jamais indépendants si nous refusons ◀de▶ nous fédérer.
Ici, deux grandes questions se posent :
1° ◀L’▶union faite, cette neutralité serait-elle « dans ◀les▶ vrais intérêts » ◀de▶ ◀l’▶humanité entière et ◀de▶ ◀l’▶Europe conjointement ?
Une foule ◀de▶ motifs très divers concourent à me faire répondre à la première question par un oui presque sans réserve. Prenons ◀les▶ pays neutres ◀de▶ ◀l’▶Europe ; adhérer à une fédération qui serait neutre aussitôt que faite, n’entraînerait plus pour eux nul changement ◀de▶ statut. ◀Le▶ principal obstacle à ◀l’▶adhésion ◀de▶ ◀la▶ Suisse (plus neutre que ◀la▶ Suède et que ◀l’▶Autriche), disparaîtrait ◀d’▶un coup sans discussion possible. Prenons ◀les▶ pays satellites (qui n’aiment pas qu’on ◀les▶ nomme ainsi, et c’est bon signe !) : ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe entre ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA faciliterait ◀l’▶évolution qu’ils désirent tous vers des formes occidentales ◀de▶ démocratie socialiste, et priverait ◀les▶ Soviets ◀d’▶un ◀de▶ leurs meilleurs prétextes à stopper brutalement ce progrès. Prenons ◀les▶ neutralistes ◀de▶ bonne volonté, ébranlés dans leurs préférences (inavouées mais indiscutables) par ◀la▶ tragédie ◀de▶ Budapest : ils verraient dans une vraie neutralité ◀l’▶occasion ◀de▶ se refaire une vertu sans changer trop visiblement ◀de▶ vocabulaire. Prenons ◀les▶ intellectuels antiaméricains ◀de▶ Paris, ◀d’▶Italie et parfois ◀d’▶Angleterre : une Europe neutre entre ◀le▶ Coca-Cola et ◀les▶ camps ◀de▶ travail forcé leur paraîtrait enfin équilibrée. Prenons ◀les▶ grandes masses populaires : on n’ose dire que ◀l’▶OTAN ◀les▶ passionne, mais ◀l’▶idée ◀d’▶une union directe entre ennemis ◀d’▶hier, pour que ◀les▶ deux « dernières » soient vraiment ◀les▶ dernières, aurait ◀de▶ quoi ◀les▶ émouvoir. Et prenons enfin ◀les▶ jeunes gens : ◀l’▶idée ◀de▶ servir une Europe capable ◀d’▶assurer leur avenir pacifique, mais aussi ◀de▶ leur offrir ◀le▶ grand risque commun ◀de▶ ◀l’▶indépendance reconquise, leur paraîtrait sans doute plus attirante que ◀le▶ service militaire national. (Même s’il est vrai que ◀les▶ jeunes sont facilement dupés, pourra-t-on leur cacher longtemps que nos armées nationales ne paient plus ?)
Reste ma seconde question. Supposons ◀l’▶union faite, ◀d’▶autant plus vite, d’ailleurs, qu’on ◀l’▶aura présentée comme ◀la▶ vraie condition ◀d’▶une neutralité générale. Quelles seront alors ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶Europe et ◀de▶ ◀la▶ paix ? Unie, neutre, et armée, ◀l’▶Europe indépendante deviendrait ◀le▶ plus grand des Grands occidentaux. (Elle compterait en effet plus ◀d’▶habitants que ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA additionnés.)
Nous voici ramenés aux problèmes ◀d’▶une partie ◀d’▶échecs à trois rois. Il s’agit maintenant ◀d’▶en prévoir ◀les▶ principales combinaisons et ouvertures.
(À suivre.)