L’▶ère des loisirs commence (10 avril 1957)b c
Nous sommes au seuil des temps où ◀la▶ culture va devenir ◀le▶ sérieux de ◀la▶ vie. (Elle ◀l’▶a toujours été, mais cela se verra.) Jusqu’ici, c’était ◀le▶ travail qui occupait ◀l’▶essentiel de nos jours, et dont dépendait notre sort : salaire, nourriture et logement. Si ◀la▶ technique, demain — comme elle ◀le▶ peut — permet à ◀la▶ société d’assurer à très bas prix ces conditions élémentaires, ◀le▶ « temps vide » du loisir1 deviendra ◀le▶ vrai temps de nos existences quotidiennes. ◀La▶ question « Que faire de ma vie ? » ne sera plus réprimée par cette réponse, plusieurs fois millénaire : « ◀La▶ gagner ! » Elle sera subitement mise à nu.
D’ici vingt ou trente ans, selon certains experts, il suffira qu’un tiers de ◀la▶ population (fortement accrue) de ◀la▶ planète donne 4 heures de travail par semaine, pour que tous nos besoins « matériels » soient satisfaits (et bien mieux qu’aujourd’hui) : alimentation et transports, habitation, hygiène, et distractions. Je vois bien ◀l’▶aspect théorique de ces calculs ; qu’ils ne s’appliquent vraiment qu’au type occidental de vie ; qu’ils supposent une distribution socialisée des biens produits en abondance à très bas prix ; que ◀la▶ mise en valeur de ◀l’▶Afrique, de ◀l’▶Asie, des régions polaires offrira de nouvelles « occasions de travail »2 ; et qu’enfin ◀la▶ guerre atomique peut tout compromettre dans ◀l’▶œuf. Mais ◀l’▶œuf est là, portant son germe et notre avenir : cet avenir qu’il nous faut accepter de dévisager hardiment.
On dit : Que feront ◀les▶ masses si vraiment ◀la▶ technique ◀les▶ libère subitement à ce degré-là ? Je n’en sais rien. Savait-on beaucoup mieux, aux environs de 1830, ce qu’allait produire ◀la▶ technique ? Il s’agit cette fois-ci de mieux voir ◀les▶ problèmes, au lieu de ◀les▶ refouler parce qu’ils donnent ◀le▶ vertige.
Je n’entends pas peindre ici quelque utopie qui pourrait amuser nos descendants. Tout peut changer radicalement et d’ici peu, bien moins par suite de facteurs matériels que j’aurais oubliés ou ne saurais prévoir, qu’en vertu de nos libres décisions. (Ce n’est pas ◀l’▶invention de ◀la▶ roue qui compte en soi, mais bien ◀l’▶usage qu’un peuple a décidé d’en faire : chars et wagons en Occident, jouets et ornements chez ◀les▶ Aztèques.) Ce qui est certain, c’est que ◀le▶ progrès technique va faire un saut sans précédent, créant une situation où nos vrais vœux, nos vraies orientations, nos vraies options se manifesteront d’une manière transparente et seront suivis d’effets presque immédiats. Ce sont ces vœux et ces orientations que ◀l’▶on peut essayer d’induire de notre état d’esprit actuel.
◀L’▶exemple des pays nordiques
Libéré du labeur matériel, ◀l’▶Occident se tourne immédiatement vers ◀les▶ voyages, ◀le▶ sport, ◀les▶ jeux, et ◀l’▶érotisme. ◀L’▶expérience des vacances payées nous ◀l’▶a fait voir à une échelle réduite, mais dans un temps trop court pour qu’on distingue ◀la▶ suite. Une expérience un peu plus longue nous est donnée par ◀les▶ populations du cercle arctique (Suède et Norvège), condamnées au loisir pendant six mois d’hiver : elles se tournent vers ◀la▶ culture.
Or, il se trouve précisément que ◀l’▶Occident a décuplé ou centuplé pendant ce siècle ◀les▶ instruments et moyens de culture. On y publie plus de livres que jamais et à vil prix : ◀les▶ bibliothèques et ◀les▶ foyers de culture locaux se généralisent ; toute ◀la▶ peinture mondiale peut venir sur nos murs sous forme de reproductions « à s’y méprendre » ; toute ◀la▶ musique nous vient à domicile par ◀la▶ radio et par ◀le▶ disque ; ◀les▶ conférences, causeries et discussions publiques se tiennent par dizaines de milliers dans nos pays démocratiques ; et ◀l’▶instruction publique est heureusement doublée par des centaines d’ouvrages de vulgarisation qui permettent aux Occidentaux, pour la première fois dans ◀l’▶Histoire, de prendre une vue d’ensemble de leur propre aventure : sentiment de ◀l’▶histoire, découverte du monde, sciences et techniques, politiques, religions3… C’est dire que nous multiplions déjà — comme en vue de lendemains qui auront ◀le▶ temps de chanter — ◀les▶ occasions de mieux comprendre nos vies comme aussi de mécomprendre ◀les▶ chefs-d’œuvre. Quant à ◀la▶ qualité, ou créativité, ou nocivité relative de cette invasion de ◀la▶ culture, nul ne saurait en préjuger : je dis seulement que tout y mène pour ◀le▶ meilleur et pour ◀le▶ pire. C’est dire que tout nous mène vers une ère religieuse.
◀La▶ technique nous ramène à ◀la▶ religion
Car ◀la▶ culture n’est, en fin de compte, qu’un prisme diffracteur du sentiment religieux dans nos activités dites créatrices, des mathématiques pures à ◀la▶ poterie, et de ◀la▶ métaphysique à ◀la▶ sculpture des meubles. C’est ainsi que ◀la▶ technique, pratiquement, comme ◀la▶ science, nous ramènera demain aux options religieuses. Et je n’imagine pas de drogue assez puissante pour en détourner ◀le▶ genre humain4.
Je sais bien que ◀la▶ vie religieuse ◀la▶ plus intense a signifié longtemps ascèse et renoncement, en Occident comme en Orient. (En fait, elle est surtout — et devrait être — accession à ◀la▶ vérité, et peu importent ◀les▶ moyens.) On voit donc mal, à première vue, comment une ère technique conduirait aux religions. ◀L’▶ascèse était en fait une résistance à ◀la▶ technique sous ses formes primitives, comme ◀la▶ mystique était un mouvement de dépassement ou de retrait en deçà du dogme formulé ; mais l’une et l’autre s’appuyaient sur ◀l’▶objet de leur renoncement et en dépendaient étroitement. ◀L’▶ascèse de demain pourra difficilement prendre ◀la▶ forme d’un retour à ◀la▶ nature — au métier à tisser de Gandhi, par exemple — puisque c’est ◀la▶ technique précisément qui nous permet ce retour en créant du loisir. Et quant à ◀la▶ mystique, elle suppose avant tout ◀la▶ connaissance précise du dogme. ◀Le▶ « mystique à ◀l’▶état sauvage » — selon ◀l’▶expression que Claudel appliquait au cas de Rimbaud — vit simplement sur ◀les▶ reliefs épars du dogme et de ◀la▶ liturgie dans ◀la▶ culture dont il est imprégné. Voilà pourquoi ◀la▶ connaissance des dogmes et des opinions premières de nos religions sera demain la première condition des hérésies et gnoses qui vont paraître : elles ne feraient autrement que répéter de ◀l’▶ancien qui n’a pas disparu sans raison, ou ressusciter des doctrines dont ◀le▶ style créateur a fait son temps5. Et je ne dis pas qu’elles s’en priveront. Mais je vois aussi que ◀la▶ culture répand déjà dans un public naguère totalement ignorant de ce genre de réalités certaines curiosités qui ne s’arrêteront pas là. ◀La▶ télévision, ◀la▶ radio, apportant ◀le▶ monde à domicile, et ◀les▶ spectacles solennels organisés par ◀l’▶art ou par ◀le▶ sport préparent ◀les▶ masses et ◀les▶ individus à des liturgies imprévues. ◀Les▶ religions de « divertissement » — au sens pascalien de ce terme, qui englobe ici ◀les▶ grandes parades totalitaires — en bénéficieront très certainement. Et ◀l’▶on sait, d’autre part, que ◀la▶ passion pour ◀l’▶occulte ne cesse de grandir dans nos villes, occupant rapidement ◀le▶ vide de ◀l’▶âme créé par ◀le▶ matérialisme6.
Beaucoup d’esprits légers s’imaginent ◀l’▶homme comme une sorte de ballon qui ne demande qu’à « s’élever » dès qu’il est délivré des soucis quotidiens. ◀La▶ preuve qu’il n’en est rien, c’est que nos plus grands mystiques ont vécu dans ◀les▶ pires conditions matérielles. ◀La▶ technique ne peut rien faire pour ◀l’▶Esprit, ni ◀le▶ défaut de « confort » n’a rien pu contre lui. Je dis seulement qu’elle va nous jeter dans une époque où ◀les▶ questions religieuses deviendront plus sérieuses que ne ◀le▶ sont aujourd’hui ◀les▶ questions matérielles, ◀les▶ « lois » économiques, ◀les▶ remous de ◀la▶ politique, ◀le▶ cinéma, ou ◀l’▶Art lui-même.
Quant à savoir si cela représentera un progrès ou un risque nouveau, voilà qui nous oblige à reconsidérer ◀le▶ sens et ◀la▶ nature finale du Progrès.