Sur la▶ neutralité européenne (fin) (mai 1957)ah
Tout ce qui précède64 a consisté, en somme, dans une approche sans parti pris, dans une mise à ◀l’▶épreuve variée, pour ◀la▶ mieux établir enfin dans sa simplicité massive, ◀d’▶une évidence : ◀l’▶Europe ne pourra se dire neutre, un jour à venir, que si d’abord elle a fait son union, ce qui implique : que ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est ◀l’▶aient librement rejointe, qu’elle soit capable ◀de▶ défendre et ◀d’▶affirmer son indépendance politique à ◀l’▶échelle planétaire, seule valable aujourd’hui, — bref, qu’elle soit devenue le Troisième Roi sur ◀l’▶échiquier du monde occidental.
Chemin faisant, j’ai signalé que cette neutralité européenne — comme toute neutralité moralement acceptable — se devrait et devrait au monde ◀d’▶être doublement limitée dans sa nature et ses motivations. Elle serait strictement militaire, non pas morale, ni même économique. Elle signifierait strictement ◀le▶ refus des Européens ◀d’▶être utilisés ou « donnés » comme des pions ou des pièces secondaires, dans ◀la▶ partie jouée par ◀les▶ deux autres Rois.
Quelques coups à prévoir
Supposons ◀l’▶union faite et ◀la▶ neutralité non seulement déclarée mais garantie, essayons maintenant quelques coups assez simples, sans plus de sentiment que ◀l’▶amateur ◀d’▶échecs n’en attache aux figures ◀de▶ ses problèmes.
1. Si ◀les▶ États-Unis et ◀l’▶URSS restent en position ◀de▶ double pat, mutuellement neutralisés comme aujourd’hui, ◀l’▶Europe n’a rien ◀de▶ mieux à faire que ◀de▶ rester neutre elle aussi, toujours prête à prévoir d’ailleurs ◀les▶ déséquilibres éventuels qui pourraient survenir dans d’autres continents, et à se disposer en conséquence.
2. Si ◀la▶ trêve est rompue entre ◀les▶ deux blocs, ◀l’▶Europe n’est pas entraînée automatiquement dans ◀le▶ conflit. Cette certitude diminue à elle seule ◀les▶ chances ◀d’▶éclatement du conflit. Car, sans ◀l’▶appoint européen, ◀les▶ forces demeurent sensiblement égales.
3. Parmi ◀les▶ causes ◀de▶ conflits prévisibles, aujourd’hui, il y a d’abord ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est européen. Devant une Europe désunie et ◀l’▶implicite neutralité américaine à l’égard de ◀la▶ « zone ◀de▶ Yalta », ◀l’▶URSS peut accumuler des succès régionaux, comme ◀l’▶écrasement ◀de▶ ◀la▶ Hongrie. Mais, une fois ◀l’▶Est inclus dans ◀l’▶Union neutre, toute intervention russe chez un ex-satellite devient une violation ◀de▶ notre intégrité garantie par ◀les▶ USA. ◀La▶ coalition atlantique se reforme automatiquement. Elle englobe alors toute ◀l’▶Europe, dont ◀l’▶OTAN n’englobait qu’une moitié. Et ◀l’▶URSS y regarde à deux fois…
4. Si ◀la▶ guerre téléguidée éclate entre ◀les▶ deux blocs pour d’autres motifs, ◀l’▶Europe restant neutre, — ou bien ◀les▶ USA sont rapidement vainqueurs, et alors ◀l’▶Europe est là pour aider une nouvelle Russie à réintégrer ◀la▶ communauté occidentale ; — ou bien, contre toute attente, c’est ◀l’▶URSS qui gagne, non sans avoir reçu des coups très rudes, et alors ◀l’▶Europe perd ◀la▶ face en même temps que ses appuis à ◀l’▶Ouest, mais gagne en force relativement à ◀l’▶Est, du seul fait qu’elle demeure intacte.
5. Si ◀l’▶on entend prévenir ◀l’▶éventualité scandaleuse ◀d’▶une défaite américaine facilitée par ◀la▶ neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe, on décide que chacun des Trois Rois garantit ◀la▶ neutralité des deux autres et se range automatiquement aux côtés ◀de▶ celui qui est attaqué. Ceci produit ◀l’▶arrêt du jeu entre ◀les▶ Trois (paix occidentale) ou ◀l’▶explosion générale en cas ◀d’▶accident (ce qui nous renvoie à ◀l’▶éventualité prévue sous 3).
6. ◀Les▶ Trois Rois ◀de▶ ◀l’▶Occident restant « cloués », ◀le▶ jeu ne s’en poursuit pas moins en Asie, en Afrique et dans ◀le▶ Moyen-Orient. Que devient alors, sur ces théâtres, ◀la▶ faculté ◀de▶ manœuvre ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Elle est évidemment restreinte par ◀la▶ volonté ◀de▶ ne rien faire qui puisse causer ◀l’▶explosion générale en Occident ; mais il en va de même pour ◀les▶ deux autres Rois. D’autre part, ◀les▶ entreprises antieuropéennes au Moyen-Orient ou en Afrique sont refrénées elles aussi par ◀la▶ puissance nouvelle ◀de▶ ◀l’▶Europe unie et par ◀la▶ prudence accrue des Russes et des Américains, liés par ◀la▶ garantie triangulaire.
7. ◀La▶ neutralité européenne, qui suppose une stabilisation des rapports entre ◀la▶ dictature soviétique et ◀les▶ démocraties occidentales, tend également à immobiliser ◀les▶ diverses évolutions politiques en cours au Sud-Ouest ◀de▶ ◀l’▶Europe. Reste ◀l’▶Asie : Chine, Inde, Indonésie jouent une autre partie, non moins complexe, et dont il resterait à supputer dans quelle mesure elle peut demeurer indépendante ◀de▶ la première.
En guise de conclusion
Faute ◀de▶ ◀l’▶aide ◀d’▶une machine électronique, j’ai dû simplifier à ◀l’▶extrême ◀la▶ prévision ◀de▶ ces quelques coups élémentaires, et ◀l’▶on voit que mes premiers résultats n’en sont pas moins ◀d’▶une assez grande complexité. Je suis fort loin ◀d’▶être arrivé à ◀la▶ conclusion univoque dont j’avais quelque idée qu’elle pourrait se dégager ◀de▶ ◀l’▶exercice, une fois tirées au clair certaines données ◀de▶ fait et ◀de▶ vocabulaire courant.
Je n’aurais pas mené en vain cette recherche sans prévention, si ◀les▶ difficultés qu’elle a mises en lumière se voyaient au moins reconnues tant par ◀les▶ partisans que par ◀les▶ adversaires à priori ◀d’▶une éventuelle neutralité européenne. Mais il faut craindre que des partis pris ◀d’▶ordre sentimental plus qu’idéologique ne tranchent pratiquement ◀la▶ question non point au terme ◀d’▶une analyse menée plus loin que la mienne ou plus correctement, mais, au contraire, faute de toute analyse des concepts qui se trouvent en jeu neutralisme, neutralité, indépendance et interdépendance…
Essayant ◀de▶ repérer pour ma part ◀les▶ résultantes issues ◀de▶ ce complexe ◀de▶ forces, j’aboutis à peu près à ceci :
a) Une Europe intégrale et fédérée, proclamant sa neutralité en cas ◀de▶ conflit américano-russe, serait un facteur ◀de▶ stabilisation, parce qu’elle contribuerait à prévenir ◀le▶ conflit ; si pourtant ◀la▶ guerre éclatait, ◀l’▶Europe neutre et unie serait en meilleure posture pour se défendre contre ◀l’▶URSS.
b) ◀Le▶ véritable sens du mot neutralité, appliqué à ◀l’▶Europe unie, n’est rien ◀d’▶autre qu’indépendance.
c) Mais cette indépendance n’existerait vraiment que par rapport à ◀l’▶URSS et aux États-Unis. Elle signifierait un refus ◀de▶ se laisser manœuvrer par ces puissances, soit en marge de leur jeu bloqué, soit dans ce jeu s’il devait repartir.
d) ◀L’▶Europe neutre et unie devrait payer ◀le▶ prix ◀d’▶une sécurité garantie : elle perdrait en partie sa liberté ◀de▶ manœuvre dans ◀la▶ politique planétaire au moment où, par son union précisément, elle aurait retrouvé ◀la▶ puissance ◀d’▶en user. Il s’agit là ◀d’▶une situation typique ◀de▶ maxima contradictoires. ◀L’▶optimum serait en vue s’il était reconnu que cette limitation ◀de▶ ◀l’▶esprit ◀d’▶aventure correspond à un moindre mal que toute guerre, « gagnée » ou « perdue ».
On voit donc mal ◀les▶ contre-indications ◀de▶ ◀l’▶idée ◀de▶ neutralité. Mais on n’a supposé qu’un nombre limité ◀d’▶hypothèses et ◀de▶ combinaisons. Tel facteur oublié peut devenir décisif, telle hypothèse se révéler fausse.
Ce qu’en revanche on ne voit pas du tout, c’est ◀l’▶intérêt ◀de▶ jouer avec ◀l’▶idée ◀d’▶une neutralité ◀de▶ ◀l’▶Europe si ◀l’▶on ne veut pas d’abord son union fédérale, incluant ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est, et garantie par ◀les▶ deux blocs.
◀Le▶ meilleur argument qui subsiste en faveur de ◀l’▶idée ◀de▶ neutralité, c’est qu’elle peut, du seul fait qu’on ◀l’▶admette comme liée à ◀l’▶avenir ◀d’▶une union ◀de▶ ◀l’▶Europe, faciliter ◀les▶ voies ◀de▶ cette union en ralliant ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est.