La fin justifie les moyens (9 juin 1957)g
Denis de Rougemont a remporté lundi le prix Ève-Delacroix décerné pour la deuxième fois par un jury étrange, composé à la fois de▶ fonctionnaires français des Arts et Lettres (anciens ministres des Beaux-Arts directeurs, etc.), ◀de▶ militaires (le maréchal Juin), ◀d’▶écrivains (Maurice Genevoix, Marcel Brion, Paul Vialar), ◀de▶ critiques (Robert Kemp) et ◀d’▶une directrice ◀de▶ théâtre (Mary Morgan). Tout ce monde s’est entendu pour trouver dans l’œuvre ◀de▶ Denis de Rougemont un livre qui « exalte le plus clairement les qualités humaines et propose un sens moral au lecteur ». C’est donc sa récente Aventure ◀de▶ l’homme occidental (Albin Michel, éd.) qui est aujourd’hui orné ◀de▶ ce laurier.
Des prix ? me dit Denis de Rougemont, j’en ai manqué beaucoup avant-guerre. Plus ◀d’▶un jury pensait à me donner une palme. Et il y avait toujours, au dernier moment, quelqu’un qui se levait pour déclarer : Mais ce n’est pas possible ? Rougemont ? Un Suisse ? Un étranger ? J’ai donc aujourd’hui ma revanche. Aux photographes qui me mitraillaient ◀de▶ flashes quand je me trouvais aux côtés du maréchal Juin, j’ai pu dire : Vous rendez-vous compte ? Me photographier, moi, auprès du Maréchal ? Moi qui ne suis que lieutenant dans l’armée suisse ? » L’Aventure ◀de▶ l’homme occidental qui paraît simultanément à New York, Londres et Paris est destinée, me dit Denis de Rougemont, à répandre un peu plus les raisons ◀de▶ croire à l’Europe.
On sait que cet historien, ce philosophe s’est, depuis dix ans, consacré à militer pour l’idée ◀de▶ faire l’Europe comme a été faite l’Amérique.
Il suffit, dit-il, ◀de▶ se trouver en Amérique, pour savoir que l’Europe existe, ne serait-ce que dans l’esprit des Américains qui ne veulent pas savoir qu’il y a ici des frontières. L’Italie, la France, l’Espagne, l’Allemagne, la Belgique, la Hollande, la Scandinavie, la Suisse, pour eux, c’est tout un. Et quand on me demande où commence et où finit l’Europe, j’assure que, plutôt que discuter ◀de▶ frontières mouvantes, il vaut mieux se préoccuper ◀de▶ définir la civilisation européenne à travers son histoire et ◀d’▶en mesurer les effets. C’est ce que j’ai tenté dans mon livre et ma conclusion est tout à fait optimiste : on parle en effet ◀de▶ décadence ◀de▶ l’Europe. Mais où voit-on cette décadence ? La planète entière est en train de s’occidentaliser. Personne ne se convertit au mode de vie ◀de▶ l’islam, mais voyez la Chine, voyez l’Inde : ne se mettent-elles pas à l’heure européenne ?
L’Europe dévore les nuits et les jours ◀de▶ Denis de Rougemont. Il ne peut écrire ◀de▶ livres qu’entre onze heures du soir et quatre heures du matin, mais ce régime doit lui convenir puisqu’il annonce deux importants ouvrages : l’un qui établira une sorte ◀de▶ morale ◀de▶ la vocation, c’est-à-dire prouvera que la fin justifie les moyens. À condition que cette fin soit juste et, pour s’opposer à Nietzsche, en considérant que, par exemple, la puissance n’est pas une fin juste. Le second ouvrage essaiera ◀de▶ situer cette morale ◀de▶ la vocation dans la ◀vie▶ sociale.
C’est, dit Rougemont, une question ◀de▶ feux rouges et ◀de▶ feux verts, ◀de▶ contrat pour la commodité générale.
Une morale personnaliste en quelque sorte et l’on se rappelle à ce propos les débuts de Rougemont qui milita avec Emmanuel Mounier pour fonder une nouvelle philosophie ◀de▶ la personne humaine.
Je m’attendais à trouver en Denis de Rougemont un ◀de▶ ces théoriciens et philosophes qui sourient avec une pointe ◀de▶ condescendance devant les ouvrages ◀de▶ fiction, devant la création romanesque. C’était sans songer à l’auteur ◀de▶ ce Nicolas de Flue dont nous n’avons pas encore eu la représentation scénique, nous satisfaisant ◀de▶ la version en oratorio qui a été tirée ◀de▶ cet opéra où Rougemont sut se montrer poète et où Honegger trouva une ◀de▶ ses plus grandes réussites.
Je songe toujours au roman, me confia Denis de Rougemont. J’en ai jadis écrit un que j’ai retiré ◀de▶ justesse des mains ◀de▶ l’éditeur avant qu’il ne soit livré à l’imprimeur. Mais je n’ai pas renoncé. Je prends des notes. Au fait, je considère et rédige comme un poème un livre tel que L’Aventure ◀de▶ l’homme occidental . Le style me paraît aussi important que les idées qu’on veut défendre.