Sur l’▶Europe à faire (novembre 1957)ao
En marge d’un débat ◀d’▶intellectuels
On sait que, depuis 1946, ◀les▶ Rencontres internationales ◀de▶ Genève organisent en septembre une décade ◀de▶ débats centrés sur une série ◀de▶ conférences. ◀L’▶Europe et ◀le▶ monde fut cette année ◀le▶ sujet jeté dans ◀la▶ lice pour y être « traité » en dix jours par une centaine ◀d’▶intellectuels, armés pour la plupart de redoutables préjugés.
J’ai pris ◀le▶ temps ◀d’▶aller voir, ◀de▶ temps à autre, ◀les▶ progrès du dépeçage ◀de▶ ce thème pour lequel on aura remarqué que j’éprouve une secrète attirance. Perdu dans ◀la▶ foule anonyme, je suivais ◀les▶ « interventions » très sévèrement réglées des gladiateurs et je devais avoir l’air ◀de▶ souffrir en silence, si j’en crois ◀les▶ regards chargés ◀de▶ compréhension dont me gratifièrent quelques amis entraperçus. Qu’on en juge par ces notes en vrac.
Paul-Henri Spaak, parlant hier soir sur ◀les▶ aspects politiques ◀de▶ ◀l’▶intégration, a convaincu tout le monde sauf ◀les▶ intellectuels, qui ◀l’▶attaquent ce matin sur tous ◀les▶ tons. Direct, adroit, bonhomme, ému quand il ◀le▶ faut, il ◀les▶ domine ◀de▶ loin sur son terrain. Mais à quoi bon ? Leurs objections ne sont fondées que sur un refus ◀de▶ principe, qu’ils se gardent bien ◀d’▶exprimer.
Théâtral et crispé, un communiste français annonce que ◀le▶ Marché commun vient ◀d’▶avoir pour premier effet ◀la▶ dévaluation du franc. On lui répond très sobrement que cette opération n’est pas un crime, mais une nécessité reconnue ◀de▶ longue date, et qu’elle ne dépend pas du Marché à créer, si elle peut faciliter son entrée en vigueur. À qui ◀le▶ point ? Un étudiant m’a dit à ◀la▶ sortie qu’il a trouvé ce communiste « très fort », décidé à « aller au fond des choses », tandis que Spaak serait resté « superficiel ». ◀La▶ jobardise est-elle seulement ◀le▶ fait des jeunes ou du public bourgeois en général ?
Une progressiste, appuyant ◀le▶ communiste, se plaint que ◀l’▶Europe ne se fasse que « par en haut », ce qui n’est pas démocratique.
— C’est vous qui avez tout fait pour empêcher ◀les▶ masses ◀d’▶y participer ! répond Spaak. Tandis qu’André Philip ajoute qu’on qualifie ◀d’▶antidémocratique « toute mesure approuvée par ◀les▶ trois quarts ◀d’▶un peuple, mais refusée par ◀les▶ seuls communistes ».
J’aurais aimé demander qu’on me rappelle ◀la▶ date des libres élections et du mouvement « ◀d’▶en bas » qui ont porté Lénine au pouvoir. Et Kadar, donc ! Mais ◀les▶ interruptions ne sont pas admises, car « on ne fait pas ◀de▶ politique dans cette enceinte ».
◀Le▶ seul qui enfreint ◀la▶ consigne, en condamnant ◀l’▶action des Russes à Budapest, c’est un communiste polonais. J’attendais qu’on ◀le▶ rappelle à ◀l’▶ordre. On a toléré son écart, par libéralisme sans doute, puisqu’après tout c’était un communiste. Certain libéralisme revient en fait à laisser tous ◀les▶ droits aux antilibéraux et à eux seuls, même s’ils défendent ◀les▶ libertés. (Car il peut arriver que ◀la▶ dialectique leur en donne ◀l’▶autorisation.)
Autre incident typique. Spaak dit avec chaleur :
— Je ne crois pas à ◀la▶ guerre et chacun sait qu’aucun ◀de▶ nos pays ne ◀la▶ veut. — Je suis heureux ◀de▶ vous ◀l’▶entendre dire ! interrompt ◀le▶ communiste Pierre Abraham. Et cela signifie : Je ne croyais pas cela ◀de▶ vous, connaissant votre goût pour ◀les▶ carnages massifs. Néanmoins, vous voilà compromis et condamné ◀d’▶avance aux yeux de ◀l’▶opinion si jamais votre Europe fait mine ◀de▶ résister aux libérateurs sibériens.
◀La▶ bonne foi ◀d’▶un Spaak et ◀d’▶un André Philip, hommes politiques, est ◀d’▶autant plus frappante que ceux qui ◀les▶ attaquent sont des clercs patentés dont on pourrait penser que la première maxime est ◀le▶ respect du vrai. Or un professeur en Sorbonne vient déclarer sarcastiquement que « ◀la▶ petite Europe qu’on nous fabrique est si petite, si minuscule, qu’elle n’a même pas su faire une place à ◀la▶ Suisse ». ◀L’▶étudiant ◀de▶ première année qui commettrait une erreur si grossière se verrait recalé sans merci. Mais ◀la▶ passion ◀de▶ ne pas sauver ◀l’▶Europe est aveuglante. Ce masochisme appelle une étude scientifique. Beau sujet ◀de▶ thèse, dans vingt ans.
Aux intellectuels des Rencontres, obsédés par ◀les▶ seuls « dangers » ◀de▶ toute forme ◀d’▶union qu’on leur offre, j’aurais eu trois questions à poser :
1° ◀L’▶Europe est-elle, oui ou non, menacée dans son ensemble et dans ses positions mondiales par ◀l’▶expansion normale des grands empires, par ◀l’▶hostilité latente du groupe ◀de▶ Bandung, par son déficit en matières premières et en énergie, et par ses propres armes en général, idéologiques et techniques, retournées depuis peu contre elle ? Y a-t-il, oui ou non, un problème ◀de▶ ◀l’▶Europe, posé par ◀le▶ grand jeu des forces mondiales et que nos divisions nous empêchent ◀de▶ résoudre ?
2° S’il y a problème, et si vous refusez ◀les▶ mesures concrètes que ◀les▶ « Européistes » sont en train de réaliser, quelle solution meilleure proposez-vous ?
3° Qu’avez-vous fait jusqu’ici pour ◀l’▶Europe — mises à part vos attaques contre ◀les▶ partisans ◀de▶ son union —, et qu’êtes-vous disposés à faire ?
En résumé : vous n’aimez pas notre Europe, celle pour laquelle nous luttons depuis dix ans. Mais quelle autre Europe voulez-vous ? Et qu’êtes-vous prêts à faire pour elle ? N’êtes-vous pas des Européens ? Si vous souhaitez une Europe soviétique, dites-◀le▶. Si vous préférez une Europe colonisée, dites-◀le▶. Si vous avez une autre idée, défendez-◀la▶.
En marge d’une enquête
I. — « Pourquoi je ne suis pas Européen »
Je me disais, en suivant ◀les▶ Rencontres genevoises, qu’il serait amusant ◀de▶ dresser ◀le▶ catalogue des bonnes et des mauvaises raisons ◀de▶ dire non à ◀l’▶union nécessaire. Ainsi, à ◀la▶ question : « Faut-il unir ◀l’▶Europe ? », on peut répondre :
1. — Non, car seules nos nations existent. Mais depuis quand ? ◀La▶ moitié ◀de▶ ces nations ont moins ◀de▶ cent ans et toutes se proclament éternelles. C’est peu croyable. ◀Les▶ maladies aussi existent bel et bien et ce n’est pas une raison pour refuser ◀les▶ remèdes. Quelle nation ◀de▶ ◀l’▶Europe peut-elle subsister seule ?
2. — Non, car ◀l’▶Europe est bien finie, ◀l’▶avenir est aux USA, à ◀l’▶URSS, à ◀la▶ Chine, à ◀la▶ Lune. — Qu’attendez-vous donc pour y aller ? Et qu’offrent-elles ◀de▶ mieux qui ne soit né chez nous ?
3. — Non, car ◀l’▶Europe unie n’intéresse pas ◀les▶ autres. Ainsi, ◀l’▶industriel prétend qu’elle n’intéresse pas ◀les▶ syndicats, ceux-ci disent que ◀les▶ trusts ◀l’▶utiliseraient ; ◀les▶ intellectuels affirment que ◀la▶ masse ne ◀les▶ suivrait pas, celle-ci veut attendre qu’ils bougent ; ◀la▶ gauche dit que c’est ◀la▶ droite, ◀la▶ droite dit que c’est ◀la▶ gauche qui s’y opposerait, selon ◀les▶ pays. Facteur commun : lâcheté devant ◀l’▶opinion publique et refus hypocrite ◀de▶ ◀la▶ former, ou d’abord ◀de▶ ◀la▶ consulter.
4. — Non, car ◀l’▶Europe ne peut pas se faire sans ◀les▶ Anglais. (Cas particulier du précédent.) Mais ◀les▶ Anglais n’accepteront jamais ◀d’▶entrer dans une Europe qui ne serait pas déjà faite, quitte à se plaindre, alors, qu’on ◀les▶ en a exclus.
5. — Non, car ◀l’▶Europe est coupable : elle a détruit ◀les▶ autres civilisations, c’est donc son tour. Elle est colonialiste, qu’elle soit colonisée ! Elle est matérialiste, vive ◀le▶ yoga ! Elle est chrétienne, vive ◀le▶ matérialisme ! — Facteur commun : ◀le▶ masochisme occidental.
6. — Non, car ◀l’▶Europe à faire n’est pas celle qu’on nous fait. Car on fait une Europe vaticane, dit ◀la▶ gauche. Car on fait une Europe dirigiste, dit ◀la▶ droite. Car on ne fait pas ◀l’▶Europe, disent ◀les▶ fédéralistes. Et chacun se renfrogne, et ◀le▶ problème subsiste, mais tous ont leur raison ◀de▶ refuser leur concours, comme s’ils n’étaient pas embarqués…
II. — « Pourquoi je suis Européen »
C’est ◀la▶ phylogénie ◀de▶ ◀l’▶européisme que je voudrais indiquer ici : ◀la▶ liste des stades successifs qu’a parcourus ◀l’▶idée fédéraliste. Elle recouvre à peu près ◀la▶ liste des motifs et des méthodes pour faire ◀l’▶Europe qui furent préconisés depuis six ans.
Tous ◀les▶ européistes ont passé par ces stades et beaucoup se sont arrêtés à l’un ou à l’autre. ◀D’▶où trois ou quatre écoles, dont voici ◀les▶ maximes.
1. Il ne faut plus ◀de▶ guerres franco-allemandes. Cette conviction fit les premiers fédéralistes parmi ◀les▶ dirigeants des mouvements ◀de▶ résistance. Elle fut ◀le▶ ressort intime du plan Schuman. Grâce aux institutions qu’elle a fait naître, ◀le▶ problème qu’elle voulait résoudre est dépassé. ◀Le▶ charbon et ◀l’▶acier étant mis en commun, sans parler ◀de▶ ◀l’▶énergie atomique, si ◀les▶ Français et ◀les▶ Allemands décidaient ◀de▶ se battre demain, ils ne pourraient plus ◀le▶ faire qu’à coups de bâton. D’autres raisons ◀d’▶unir ◀l’▶Europe sont apparues, hors ◀d’▶Europe, à ◀l’▶échelle mondiale. Et trois tendances maîtresses se sont diversifiées au cours de ces dernières années.
2. Il faut des institutions techniques. Trop ◀d’▶obstacles psychologiques, traditionnels ou soi-disant économiques, s’opposent à ◀l’▶union nécessaire. Pour ◀les▶ tourner (seule solution pratique), créons des mécanismes irréversibles : ◀la▶ CECA, ◀le▶ Marché commun et ◀l’▶Euratom ; et que ◀les▶ parlements ◀les▶ votent bien vite, sans trop voir ce qui est engagé.
— Oui, mais ◀la▶ France a rejeté ◀la▶ CED, et depuis lors ◀les▶ résistances sont alertées. Comment ◀les▶ vaincre ? ◀Le▶ Marché commun demande douze ans. ◀Le▶ monde ◀les▶ donnera-t-il à ◀l’▶Europe assiégée ?
3. Il faut persuader ◀les▶ esprits et ◀les▶ cœurs, éduquer, former, informer. Car ◀les▶ obstacles sont dans ◀les▶ esprits, ou dans ◀les▶ préjugés sentimentaux inculqués par ◀l’▶École, confirmés par ◀la▶ Presse et cultivés par ◀les▶ intellectuels. ◀L’▶Europe que nous aimons n’est-elle pas avant tout un grand fait ◀de▶ culture, une civilisation ? C’est cela qu’il faut sauver. C’est cela qui ◀la▶ sauvera…
— Oui, mais ◀l’▶œuvre est ◀de▶ longue haleine et ◀le▶ temps presse. Rien ne se fera sans ◀l’▶esprit, mais sera-t-il assez prompt dans son effort pour éveiller ◀les▶ masses ?
4. Il faut créer une force politique. Car ◀la▶ raison, ◀la▶ persuasion et ◀la▶ technique ne sont rien sans ◀la▶ force, qui n’est pas rationnelle. ◀Les▶ parlements peuvent tout, y compris décréter que ◀les▶ États-nations ont fait leur temps. Mais ◀les▶ députés ne bougeront pas sans une pression des masses qui ◀les▶ élisent. Et ◀les▶ institutions européennes seront bloquées par ◀les▶ parlements si ceux-ci ne subissent pas une pression populaire imposant ◀l’▶élection ◀d’▶une Assemblée de l’Europe qui créerait un pouvoir supérieur aux États.
— Voilà qui est sûr encore, mais suffit-il vraiment ◀d’▶avoir bien vu ◀l’▶urgence pour aller vite, et pour en trouver ◀les▶ moyens intellectuels et matériels ?
◀La▶ vérité, c’est que ◀les▶ méthodes technique, éducative et politique ne mèneront à rien l’une sans l’autre.
◀Le▶ grand public pensera que cela va de soi. ◀Les▶ animateurs ◀de▶ chaque branche répondront qu’on ne peut faire tout à la fois. Je voudrais qu’ils se demandent un instant ce qu’on peut faire ◀de▶ sérieux sans fédérer d’abord ◀les▶ efforts nécessaires pour ◀la▶ fédération.