Europe et culture (1958)k
On peut créer une fédération européenne, et il le faut. Mais on ne peut pas créer une culture européenne et personne ne l’a jamais demandé, pour la simple raison qu’une culture ne se crée pas comme une institution, et qu’au surplus la culture européenne existe. C’est même elle, et elle seule, qui nous permet de▶ parler ◀de▶ l’Europe comme ◀d’▶une unité existante, sur laquelle il devient possible ◀de▶ construire notre union nécessaire.
Ceux qui disent redouter on ne sait qu’elle « uniformisation culturelle » comme conséquence lugubre et fatale ◀de▶ l’union politique, sont parfois en réalité des adversaires politiques ◀de▶ cette union et le sort ◀de▶ la culture leur importe très peu ; mais ils sont plus souvent les innocentes victimes ◀d’▶une illusion scolaire : ils ont retenu ◀de▶ leurs manuels que l’Europe se divise en autant ◀de▶ cultures qu’elle a ◀de▶ nations, celles-ci correspondant d’ailleurs aux langues, aux coutumes folkloriques, et aux frontières naturelles (chaînes ◀de▶ montagnes ou rivières). On ne perdra pas son temps à expliquer que tout est faux dans ces notions, hélas ! courantes, mais qu’aucune science digne du nom ne cautionne plus19.
Le seul problème sérieux qui doit nous occuper est le suivant : étant donné qu’il faut unir l’Europe pour les motifs que nous indique clairement la conjoncture mondiale du xxe siècle, la culture des Européens peut-elle contribuer à cette union, ou bien lui fait-elle obstacle ?
Je pense qu’il faut répondre oui aux deux questions. Et ce paradoxe apparent définit assez bien le rôle que doit aujourd’hui s’assigner toute institution culturelle soucieuse des destins ◀de▶ l’Europe.
D’une part, une telle institution devra montrer que l’Europe est d’abord une culture, qu’elle doit à sa culture ◀d’▶avoir dominé le monde, qui retourne aujourd’hui contre elle les armes physiques et morales que son génie seul a créées pour le meilleur et pour le pire ; et que cette culture est commune à tous les peuples ◀de▶ l’Europe, puisque leurs nations mêmes en sont nées, non l’inverse.
D’autre part, cette institution devra s’efforcer ◀de▶ réduire les résistances invétérées à notre union, les « blocs psychologiques » créés dans nos esprits par une mauvaise éducation scolaire depuis un siècle, ou résultant ◀de▶ maladies chroniques ◀de▶ notre culture millénaire.
On ne fera pas l’Europe sans sa culture, car ce serait faire l’Europe sans ce qui la définit. Cette culture fonde et manifeste l’unité qui est la vraie base ◀de▶ notre union ; mais d’autre part, elle seule peut expliquer les divisions mortelles qui s’opposent à l’union. On ne fera pas l’Europe en répétant qu’il est indispensable ◀de▶ s’unir : tout le monde le sait ; ni en ratifiant des traités : personne n’y croit. (On attend ◀de▶ voir…) Et certes il fallait dire : unissons-nous ! Certes, il fallait ratifier des traités. Mais voilà qui est fait désormais. La condition nécessaire est acquise non la condition suffisante. Celle-ci ne sera pas donnée par la fatalité, qui joue toujours perdant sur l’homme, mais par l’esprit, et pour parler plus sobrement, par ces quelques actions précises :
1° Réduire les préjugés, nés ◀d’▶une mauvaise éducation qui accrédite l’illusion générale ◀de▶ l’existence première ◀de▶ « cultures nationales » et ◀de▶ « l’éternité » ◀de▶ nos États-nations (formés pour la plupart depuis moins ◀de▶ cent ans…)
2° Informer les élites et les masses, leur montrer le drame ◀de▶ l’Europe, mais aussi le rôle décisif ◀de▶ cette Europe dans les transformations du monde au xxe siècle, sa vocation, et son avenir si elle s’unit.
3° Créer des instruments ◀de▶ coopération pour les différentes branches ◀de▶ la culture, sans tenir compte des frontières nationales quand les problèmes posés débordent les nations.
4° Favoriser le dialogue entre la culture européenne d’une part, et les cultures asiatiques, islamiques, russe et américaine d’autre part : car confrontés avec le Monde, tous les Européens se découvriront frères, et verront mieux leur vocation commune.
Solutions dispersées, besoins communs
Qu’a-t-on fait dans ce sens depuis que la grande question ◀de▶ l’union européenne s’est trouvée posée, au lendemain ◀de▶ la dernière guerre ?
Parallèlement aux mouvements fédéralistes, une série ◀d’▶instituts ◀d’▶études européennes se créent dès 194620. Ils nouent des liens entre eux dès 1950. On en compte aujourd’hui plus ◀d’▶une vingtaine, pour la plupart liés à des universités, ou ◀de▶ rang universitaire.
En 1948, le Congrès ◀de▶ l’Europe, à La Haye, décide la création ◀d’▶un Centre européen de la culture. Celui-ci se fonde à Genève en l950. Nous y reviendrons.
En 1949, un Congrès européen ◀de▶ la culture se réunit à Lausanne, et définit les tâches du Centre européen de la culture, du Collège ◀d’▶Europe (Bruges), ◀d’▶une association des universitaires, et ◀d’▶un Laboratoire européen ◀de▶ recherches nucléaires (fondé en 1953 sous le nom ◀de▶ CERN, à Genève.)
Le Conseil de l’Europe, issu ◀d’▶une résolution du congrès ◀de▶ La Haye, est constitué neuf mois plus tard, et comporte dès le début une direction culturelle, coiffée ◀d’▶un Comité ◀d’▶experts des 16 gouvernements membres. Il élabore et fait ratifier une Convention culturelle européenne, convoque deux tables rondes sur l’héritage commun des Européens, crée des bourses, organise des expositions ◀de▶ peinture, patronne la révision des manuels ◀d’▶histoire, et prépare une série ◀de▶ publications scientifiques.
Une Association des universitaires ◀d’▶Europe et une Association européenne des enseignants se fondent en 1955 et en 1956…
La Journée européenne des écoles propose chaque année des sujets ◀de▶ rédaction sur l’Europe aux élèves des écoles ◀de▶ 7 pays, et donne des prix à 80 d’entre eux, sur plus ◀de▶ 300 000 participants.
Une Fondation européenne ◀de▶ la culture a été créée à Genève en 1954, et opère depuis cette année à Amsterdam.
Enfin, la bibliographie des volumes, thèses, mémoires et numéros spéciaux ◀de▶ revues sur l’Europe et ses problèmes compte déjà, depuis dix ans, plusieurs centaines ◀de▶ titres, parus dans toutes nos langues, sans parler ◀de▶ milliers ◀de▶ brochures.
Cet effort est immense. Est-il trop dispersé pour porter plein effet ? Est-il suffisamment soutenu par les pouvoirs publics et le mécénat privé pour répondre aux défis du temps ? Est-il coordonné à la mesure des besoins ? Aurait-il réussi à s’imposer à la conscience des Européens ?
Hélas ! la somme totale des budgets annuels ◀de▶ toutes les organisations que je viens de citer (à l’exception du CERN en construction) équivaudrait à peine aux possibilités ◀d’▶une des « petites » fondations qui existent par milliers en Amérique du Nord.
Il serait temps que nos États prennent conscience ◀de▶ ces deux vérités primordiales, à savoir :
1° que l’Europe n’a dû sa puissance qu’aux inventions, procédés et systèmes ◀de▶ tous ordres directement issus ◀de▶ sa culture et que, par suite, sans la vitalité ◀de▶ cette culture, elle se réduirait vite à ce qu’elle est sur la carte : 4 % des terres du globe (et très pauvres en matières premières) ;
2° que la culture, en Europe, perdra sa vitalité si les États et les mécènes virtuels du continent s’obstinent à lui refuser même le centième ◀de▶ l’aide que lui accordent chez eux les empires ascendants et réalistes des USA et ◀de▶ l’URSS21.
Le Centre européen de la culture
Sans attendre que ce problème ait reçu la moindre promesse ◀d’▶un début ◀de▶ solution raisonnable, le Centre européen de la culture a décidé dès 1950 ◀de▶ tenter l’aventure ◀d’▶exister. Il existe depuis sept ans. Son exemple peut éclairer. J’essaierai donc ◀de▶ le décrire, très brièvement, pour illustrer les considérations, un peu théoriques, qui précèdent.
La mission générale du CEC est ◀de▶ contribuer à l’union ◀de▶ l’Europe en ralliant les forces vives ◀de▶ la culture dans tous nos peuples, et en leur offrant : un lieu ◀de▶ rencontre, des instruments ◀de▶ coordination, un foyer ◀d’▶études et ◀d’▶initiatives.
Fondé sous les auspices du Mouvement européen, le CEC est issu des délibérations du congrès ◀de▶ La Haye (mai 1948). Dès février 1949, un Bureau ◀d’▶études s’ouvrait à Genève, chargé ◀d’▶élaborer le travail ◀de▶ l’institution projetée, et ◀d’▶organiser une « Conférence européenne ◀de▶ la culture ». Celle-ci se réunit à Lausanne en décembre 1949, et formula le programme du CEC L’institution fut inaugurée à Genève le 7 octobre 1950. Elle n’est rattachée à aucune organisation internationale officielle, ni à aucune instance gouvernementale. Constituée en association régie par la loi suisse, elle jouit ◀de▶ la personnalité juridique. Ses ressources sont assurées par des dons et subventions provenant ◀de▶ sources privées ou officielles, par les cotisations ◀de▶ ses membres et par la vente ◀de▶ ses publications.
Le choix des objectifs du CEC est déterminé par deux critères : l’urgence ◀d’▶un problème culturel qui se pose à l’échelle européenne, et ses possibilités ◀de▶ solution pratiques.
Un budget réduit au strict minimum opératif, un personnel volontairement restreint, assez peu de papier, une organisation constamment subordonnée à l’efficacité, tels sont les traits qui distinguent cet organisme privé et européen ◀de▶ la plupart des organisations gouvernementales et internationales existantes.
Les associations créées par le CEC et dont il assume en règle générale le secrétariat, gardent leur autonomie, tout en agissant dans le cadre ◀d’▶un programme commun. Quelles sont donc les grandes lignes ◀de▶ ce programme ?
Laissant ◀de▶ côté des réalisations passées, qui furent entre autres le Congrès ◀de▶ compositeurs et critiques musicaux à Rome, en 1953, le Prix européen ◀de▶ littérature, et l’initiative ◀de▶ la création du CERN, bornons-nous à décrire les trois principaux champs ◀d’▶activité entre lesquels se répartissent les secrétariats du CEC : éducation, information, recherches.
Faire l’Europe, c’est d’abord faire des Européens, et cela signifie d’une part, éduquer dans les nouvelles générations la conscience ◀d’▶une commune appartenance aux formes ◀de▶ pensée et ◀de▶ vie qui définissent notre culture et notre civilisation, au-delà des nations actuelles ; d’autre part, exposer l’état présent ◀de▶ l’Europe, son drame mais aussi ses possibilités ◀d’▶avenir au plan mondial, si elle unit ses forces pendant qu’il en est temps. Le Centre a donc suscité dans plusieurs ◀de▶ nos pays des expériences-pilotes ◀d’▶éducation européenne prenant appui soit sur le corps enseignant ◀d’▶une région donnée, soit sur des foyers ◀de▶ culture populaire en milieu rural ou urbain. Il leur fournit des moyens audiovisuels ◀d’▶enseignement, des publications spéciales, des experts ou moniteurs, et des subventions, réparties selon les directives ◀d’▶un Comité ◀d’▶éducateurs où se trouvent représentés la plupart de nos pays (y compris la Grande-Bretagne et les États scandinaves). Enfin, il les fait bénéficier ◀de▶ ses moyens ◀d’▶information européenne.
Ceux-ci consistent en publications, films et conférences. Le Bulletin du CEC édite chaque année six à huit numéros spéciaux consacrés à des sujets ◀d’▶intérêt européen, et largement diffusés en plusieurs langues. Des plans ◀de▶ causerie , établis en tenant compte des milieux populaires ou des groupes militants auxquels ils s’adressent, permettent ◀de▶ multiplier les exposés documentés donnés dans ◀de▶ petits groupes ◀de▶ travail. Un Service ◀de▶ conférenciers fournit des orateurs aux organisations intéressées par les problèmes européens. Une série, ◀de▶ films documentaires sur l’Europe est en cours ◀de▶ réalisation. Enfin, l’information ◀de▶ la presse est assurée par les Actualités européennes , fascicule mensuel distribué à près de 1500 journaux, qui peuvent reproduire gratuitement les courts articles et les nouvelles culturelles, scientifiques et économiques rédigées par les services du CEC.
Quant au département des Recherches, il a déjà organisé deux importants Séminaires, l’un sur l’avenir économique ◀d’▶une Europe sans frontières intérieures l’autre sur les conséquences pour la culture, l’éducation et les loisirs ◀de▶ la nouvelle révolution technique que symbolise le terme ◀d’▶automation. En outre, le CEC élabore actuellement trois plans nouveaux : création ◀d’▶un Institut technologique ◀de▶ formation européenne, pour les ingénieurs ; convocation ◀d’▶une Conférence « Afrique du Nord-Europe » ; organisation ◀d’▶un Dialogue Asie-Europe.
Parallèlement l’Association des instituts ◀d’▶études européennes , qui groupe 19 instituts ◀de▶ niveau universitaire, et l’Association européenne des festivals ◀de▶ musique , qui groupe 21 grands festivals, poursuivent la coordination ◀de▶ leurs programmes et ◀de▶ leurs publications, grâce à leurs secrétariats assurés par le CEC. Cependant que l’Association européenne des enseignants et celle des universitaires ◀d’▶Europe proposent au CEC une forme « fédéraliste » ◀d’▶affiliation, sauvegardant l’autonomie des trois institutions tout en assurant leur plus étroite coopération.
Perspectives
Contrairement à une opinion fort répandue, mais superficielle, la multiplicité des initiatives européennes dans le domaine très vaste que l’adjectif « culturel » peut servir à désigner (sinon à définir) n’est pas un mal en soi, bien au contraire. Cette multiplicité traduit les diversités réelles et organiques qui sont l’une des sources ◀de▶ la vitalité et des tensions fécondes ◀de▶ notre culture. Il ne s’agit nullement ◀de▶ les uniformiser. Cependant, il est urgent ◀de▶ leur offrir les moyens pratiques ◀d’▶échanger leurs expériences, ◀de▶ grouper leurs forces en vue de certaines actions communes, et ◀de▶ mettre en pool celles ◀de▶ leurs activités ou ◀de▶ leurs ressources — mais celles-là seules ! — qui semblent bien devoir bénéficier ◀d’▶une intégration plus poussée.
À l’heure où les institutions économiques et politiques ◀de▶ l’Europe naissante proclament leur volonté ◀de▶ concentrer autant que possible leurs services et leurs assemblées, un effort parallèle doit être entrepris dans le domaine ◀de▶ la culture. Coordonner les autonomies, telle doit être à mes yeux la devise, spécifiquement fédéraliste, ◀de▶ cet effort.
Un autre parallèle s’impose, entre la situation politique et la situation culturelle ◀de▶ l’Europe.
Minorisée aux Nations unies, menacée dans ses positions mondiales par des empires qui l’accusent encore ◀de▶ colonialisme, mais la maintiennent en fait sous la pression constante ◀de▶ leur expansion économique ou idéologique, l’Europe reste sans voix pour définir ses intérêts vitaux et affirmer sa vocation dans le monde actuel. Les politiques étrangères menées par ses nations « souveraines » loin de s’additionner pour constituer une politique commune, se contredisent souvent et ne convergent jamais, faute ◀d’▶une institution unique et compétente. L’Europe a donc besoin ◀d’▶un ministère des Affaires étrangères européennes.
Mais de même, dans le plan culturel, les difficultés immenses qui naissent du contact inévitable entre notre civilisation libérale et technique d’une part, et les civilisations diverses ◀de▶ l’Asie, ◀de▶ l’Afrique et du Moyen-Orient d’autre part, appellent des solutions qu’aucun ◀de▶ nos États-nations ne peut élaborer, et moins encore faire accepter à lui tout seul. Ces difficultés sont ◀d’▶ordre culturel (spirituel et sociologique à la fois) bien avant ◀d’▶être politiques. Là encore, l’Europe mise au défi en tant qu’ensemble culturel, reste sans voix. C’est ici la nécessité ◀de▶ relations culturelles européennes qui se fait jour.
Le besoin ◀d’▶une coordination entre nos forces culturelles, et le besoin ◀de▶ représentation commune ◀de▶ ces forces vis-à-vis du reste du monde nous appellent et nous poussent dans le même sens. Rien de plus efficace pour unir nos élites que la confrontation ◀de▶ leurs diversités avec d’autres cultures ou civilisations : vue ◀de▶ l’extérieur, l’Europe forme un tout évident. En retour, nos différentes nations ne pourront engager le dialogue nécessaire avec les autres traditions ◀de▶ culture, que si elles se présentent au nom de l’Europe entière, sûre ◀de▶ sa vocation, donc ouverte à l’avenir.