(1973) Articles divers (1970-1973) « « L’Europe ? Une révolution culturelle ! » (15 octobre 1970) » p. 57

« L’Europe ? Une révolution culturelle ! » (15 octobre 1970)i

Ce qui me frappe, Denis de Rougemont, en lisant votre Lettre ouverte aux Européens , c’est qu’à l’inverse du marxisme, vous attribuez à l’idée, à la culture un rôle déterminant, premier dans le devenir social.

L’Europe est, en effet, avant tout pour moi une révolution culturelle. Si vous voulez, je suis maoïste ! La révolution ne peut se faire que par les superstructures, car l’infrastructure est le résultat de nos options morales, spirituelles, religieuses, d’où procèdent des options économiques. C’est exactement le contraire du marxisme. L’homme d’aujourd’hui est aliéné dans le matériel, le quantitatif, qui tend à le déposséder de lui-même. Je me sens assez proche de Maurice Clavel et de son analyse de l’aliénation ; je déplore la vague de marxisme qui déferle sur l’Université française avec cent ans de retard. La bourgeoisie occidentale, qui place l’économique avant tout, a d’ailleurs les mêmes présupposés que Marx ; les vingt dernières années ont dissipé cette illusion et je pense, d’autre part, que ce qui peut entraîner l’économique, ce n’est pas la politique. Celle-ci peut même le freiner, comme l’a démontré de Gaulle ! Les conceptions politiques de ce dernier reposent sur une certaine culture qui l’a marqué et qui postule qu’il n’y a de sérieux que les nations. Deux de mes étudiants, ont fait un travail sur les manuels d’histoire utilisés en France et en Allemagne entre 1900 et 1914. Ils ont relevé les mêmes erreurs, les mêmes préjugés, où l’on décèle l’origine de toutes les idées gaullistes ; le fameux cliché d’une Europe « de Gibraltar à l’Oural » s’y trouve déjà… Or, le monde a changé depuis et de telles conceptions n’ont plus de sens. Tout se passe, dans ces manuels, comme si la nation avait été créée par Dieu ; ce serait par volonté divine que les rois de France ont unifié l’hexagone, alors qu’il s’est agi d’une conquête par la force et la ruse…

Comment avez-vous réagi, au Centre européen de la culture, à une telle situation ?

Nous nous sommes dit : les institutions économiques européennes ne fonctionneront que si le politique le permet et le politique présuppose un changement des esprits, une action au niveau de l’enseignement, où l’on continue à apprendre la géographie et l’histoire par nations. Alors que la seule unité d’étude intelligible est une culture, c’est-à-dire, dans notre cas, l’Europe. Nous avons donc fait un gros effort sur l’éducation, en réunissant dans le comité de la Campagne d’éducation civique européenne, un certain nombre d’associations d’enseignants. Nous avons pu démultiplier notre effort en organisant des stages (5 par année en moyenne), dans des pays différents. Ces stages, qui réunissent une cinquantaine de pédagogues, durent une semaine et comportent des conférences, suivies de débats. Le thème principal est de savoir comment introduire le point de vue européen dans l’enseignement, de créer de futurs citoyens de l’Europe. Actuellement, on a pu établir que la leçon d’instruction civique, sous son aspect traditionnel, est la plus ennuyeuse… Notre intention n’est pas, du reste, d’introduire une heure de plus dans des programmes déjà surchargés, mais de montrer que tout est européen, qu’il ne peut plus y avoir de perspective nationaliste. Les leçons types sont données dans les écoles et les stages doivent élaborer des modèles applicables par toutes les associations membres. Nous avons touché directement 1500 maîtres et une publication nous permet de communiquer de la documentation et des critiques de livres.

Quels sont les thèmes abordés au cours de ces stages ?

L’histoire, l’économie, la géographie, l’instruction civique, l’environnement. Ce dernier thème me paraît fondamental, car c’est l’écologie, de nos jours, qui constitue la véritable politique. Des stages sont consacrés aussi à l’étude des stéréotypes nationaux, dans les manuels ou dans l’esprit des gens. On a pu observer, par exemple, que les clichés des nations les unes sur les autres sont toujours dépréciatifs, sauf un : fort comme un Turc ! Les clichés sur son propre peuple sont, par contre, toujours laudatifs. Par ces stages, nous cherchons à créer un état d’esprit européen chez les maîtres, ce qui permettra d’espérer un changement sérieux en une génération. La Journée de l’Europe, avec les rédactions qui sont faites par les élèves à cette occasion, montre qu’il y a progrès, que l’idée européenne est admise, qu’elle fait son chemin. Des enquêtes récentes, réalisées dans les pays du Marché commun et en Angleterre, ont montré que le 65 % des gens est pour une fédération européenne. Si l’on examine les classes d’âge, on voit que le 75 % des partisans de l’Europe a moins de 35 ans.

L’idée européenne joue un grand rôle au niveau de la jeunesse. Ne l’a-t-on pas constaté tout particulièrement lors de Mai 68 ?

Exactement, puisque c’est à ce moment-là qu’est sorti un manifeste dont on n’a pas assez parlé, bien qu’il fût signé par des gens comme Jacques Monod, Kastler, Guy Michaud, et appuyé par la CFDT, qui était alors le plus gauchiste des syndicats. Ce manifeste demandait une fédération européenne fondée sur les réglons et les communes.

Mai 68 a vu reparaître beaucoup d’idées qui avaient déjà été défendues par notre mouvement l’Ordre nouveau. On a aussi retrouvé Proudhon, Bakounine, en particulier la notion proudhonienne de la distribution de l’État. D’autre, part, les mouvements personnalistes des années 1930 mettaient déjà en question le productivisme sans frein et sans mesure humaine ; nous affirmions que ce productivisme traduisait une mentalité commune au capitalisme bourgeois et au stalinisme.

Comment concevez-vous, concrètement, la « révolution européenne » ?

Il faut créer des cadres civiques permettant la participation, mettre en commun ce qui marche mieux si on l’intègre. Le principe de la dimension a été constamment appliqué au CEC ; nous n’avons centralisé que ce qui fonctionnait mieux en étant centralisé. Notre but était, toujours, de servir les parties composantes. Lors de la Campagne d’éducation civique, nous avions un appareil administratif minuscule qui travaillait avec 7 ou 8 grandes organisations et se trouvait en relation quotidienne avec 150 personnes. Nous ne voulons pas coiffer d’autres institutions mais, selon le principe fédéraliste, nous sommes en commun avec elles. Un autre principe me paraît important : il faut fédérer des choses neuves, sinon l’on perd trop de temps. C’est ce que nous avons fait au CEC, où les premières nécessités ressenties ont été de créer un laboratoire européen de recherche nucléaire et d’assurer une organisation coordonnée des festivals. Nous avons désiré aller aussi loin que possible, sans tenir compte des frontières.

Vous avez souvent affirmé qu’il fallait construire l’Europe sur les régions. Une telle conception ne va-t-elle pas compliquer à l’excès les réalités socioéconomiques ?

Il est certain que l’Europe des régions sera très complexe et diversifiée, d’autant plus que les régions culturelles, ethniques, économiques ne se recouperont pas nécessairement. Je pense qu’une telle Europe ne sera possible que par l’intermédiaire des ordinateurs. Il conviendra, d’autre part, de maintenir de petites communautés, lesquelles sont les seules à même de protéger l’individu, de l’amener à se sentir encadré. Les régions nous permettront de revenir à des entités plus petites, de recréer des communautés centrées.

Votre fédéralisme dérive directement du personnalisme. Quels sont, à votre avis, les obstacles à la réalisation de l’Europe ?

Le fédéralisme n’est pas possible dans une seule nation. L’État national constitue donc l’obstacle principal. Je pense que le problème le plus important est celui de l’environnement, car la civilisation commence avec le respect des forêts, comme je l’ai écrit, ce qui va dans le même sens que le respect de l’autre. L’Europe devrait redevenir une sorte de jardin du monde ; c’est la raison pour laquelle nous devons sauver ce qui nous reste de nature et de cellule civique, la commune tout particulièrement. Il faut freiner le gigantisme des villes, pour que l’homme soit intégré à une communauté. Il faut dépasser la fausse solitude de l’homme dans la rue et la fausse solitude de l’homme dans l’habitat.

Après avoir rencontré un esprit aussi éminent, il est assez surprenant de retrouver la réalité des frontières et trois douaniers français d’une consternante médiocrité… L’Europe des esprits n’est pas encore, il s’en faut même de beaucoup, devenue l’Europe réelle. Mais, au-delà des uniformes qui séparent, il nous reste, traçant un chemin de rigueur et d’audace, la voix de Denis de Rougemont.