Sur un patriotisme de▶ ◀la▶ terre (mars 1958)ar
Nostalgie ◀de▶ ◀la▶ terre. (Notes ◀de▶ 1953, en avion)
Tristesse, non pas « envahissante » mais au contraire : c’est comme si cet avion entrait en elle. Nous passons au-dessus ◀de▶ régions incertaines entre Moselle et Rhénanie, au crépuscule. ◀Le▶ moteur extérieur à droite, son nez rose à travers ◀l’▶aura sombre ◀de▶ ◀l’▶hélice. ◀L’▶aluminium des ailes luit dans ◀l’▶ombre, sur ◀le▶ fond ◀de▶ ◀la▶ plaine embrumée. Un léger balancement vient de plonger ◀l’▶avant dans ◀l’▶illumination rose orangé des derniers rayons ◀de▶ soleil, et ◀les▶ bords des plaques rivetées sont devenus sang clair, rubis vivant, liquide, ◀d’▶une telle beauté soudain qu’on pourrait en pleurer. Au-dessous, ◀la▶ Terre, proche et amie ; mais tout près de nos têtes, ◀les▶ grands espaces noirs ouvrent ◀les▶ dimensions insensées du cosmos. Ah ! ◀la▶ vraie vie n’est que sur notre Terre ! Et ce qui est « ailleurs » n’a pas encore ◀de▶ sens, mais rend déjà ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶ici-bas étrange. Cinq, mille mètres au-dessous de nous, arbres, maisons, collines, perdent ◀le▶ seul relief où pouvait s’attacher ◀l’▶amour. Notre émotion devant ◀les▶ paysages ◀de▶ ◀la▶ Terre, qu’est-ce que cela peut encore signifier ? C’était ◀l’▶intime accord ◀de▶ ◀l’▶esprit et des formes, des souvenirs et des horizons, du désir et ◀de▶ ses chemins. Survolant en quelques minutes tant de destinées minutieuses qui s’entrecroisent au ras du sol, nous passons lentement dans ◀la▶ nuit des hauteurs, un feu vert, un feu rouge clignotant pour personne dans ◀le▶ crépuscule désertique, point parmi des milliards d’autres points éphémères qui s’animent un instant et s’annulent dans ce recoin perdu ◀de▶ ◀l’▶univers. Tout s’est tu dans notre cabine. Si ◀l’▶avion continuait vers ◀l’▶espace infini ? Tristesse absolue, fin du Sens. Déchirant amour ◀de▶ ◀la▶ Terre !
Dans cent ans
« En 2057, ◀l’▶humanité connaît déjà ◀les▶ merveilles ◀de▶ ◀l’▶âge cosmique. Plusieurs expéditions se sont rendues sur Mars et sur Vénus. ◀Les▶ voyages dans ◀la▶ Lune sont devenus simple routine. ◀De▶ luxueux hôtels y ont été construits, desservis par plusieurs compagnies nationales ◀de▶ voyages interplanétaires. Tous ces lieux ◀de▶ villégiature sont équipés ◀d’▶immenses dômes ◀de▶ verre permettant ◀d’▶admirer ◀le▶ magnifique panorama. ◀Les▶ plans sont faits pour ◀la▶ mise en place ◀d’▶un réseau ◀de▶ transports réguliers entre ◀la▶ Terre et ◀les▶ planètes ◀les▶ plus proches. ◀La▶ Terre sera entourée ◀de▶ toute une famille ◀de▶ satellites artificiels, ◀de▶ toutes tailles, ◀de▶ toutes altitudes et ◀de▶ toutes nationalités, répondant à des besoins différents. Il y aura une série ◀de▶ grandes stations ◀de▶ ◀l’▶espace, habitées en permanence, terminus des lignes ◀de▶ voyages interplanétaires. » (Discours ◀de▶ Dr Werner von Braun aux fêtes du centenaire ◀de▶ ◀la▶ firme Seagram, décembre 1957.)
◀La▶ terre unie
De même que ◀l’▶unité ◀de▶ ◀l’▶Europe est en train d’être faite par ◀l’▶URSS, ◀l’▶Asie, ◀le▶ Moyen-Orient et ◀l’▶Afrique, ◀l’▶union ◀de▶ notre Terre sera faite par Mars et par Vénus : je ◀le▶ prévoyais il y a douze ans69.
Alors ◀la▶ Terre jouera peut-être dans ◀le▶ système solaire, pour commencer, ◀le▶ rôle joué par ◀la▶ Grèce dans ◀l’▶Empire romain, par ◀l’▶Europe dans ◀le▶ Monde ◀d’▶aujourd’hui. Cette prévision est ◀la▶ plus optimiste. On me dira qu’elle se fonde sur du wishful thinking. Mais si nous ne sommes pas « découverts » par des êtres pensants d’autres planètes avant que nous ◀les▶ ayons visités sur leur globe, il en ira ◀de▶ ◀l’▶aventure des Terriens comme ◀de▶ celle des Européens : celui qui vient d’ailleurs s’assure immédiatement un avantage qu’il gardera longtemps, sinon toujours ; ◀l’▶avantage des trois-cents compagnons ◀de▶ Cortés sur des millions ◀d’▶Aztèques plus fins qu’eux, mais surpris.
◀Le▶ patriotisme terrien va dominer ◀le▶ siècle à venir. On ◀le▶ sent naître et balbutier déjà dans ◀les▶ romans ◀de▶ science-fiction, où ◀la▶ Terre, vue ◀de▶ loin, devient objet ◀d’▶amour, ◀de▶ nostalgie ou ◀de▶ rancune, comme une famille, comme une communauté qui donne seule une saveur et un sens à ◀l’▶existence ◀de▶ ses individus. Comme une patrie.
Ce sentiment ◀d’▶appartenance passionnée se manifeste ◀d’▶ordinaire au moment où ◀l’▶individu s’écarte ◀de▶ son groupe natal, ou ◀le▶ voit attaqué et spolié. Comme ◀la▶ conscience, il naît ◀d’▶une perte, subie ou seulement redoutée ; parfois ◀d’▶un simple éloignement (au double sens ◀de▶ ce mot) ◀d’▶où sa fréquente ambivalence. Chateaubriand, prévoyant ◀la▶ venue ◀d’▶une société universelle, qui ne lui dit rien, conçoit ◀l’▶idée ◀d’▶une fuite hors de ce monde : « Comment trouver place sur une terre agrandie par ◀la▶ puissance ◀d’▶ubiquité, et rétrécie par ◀les▶ petites proportions ◀d’▶un globe souillé partout ? Il ne resterait qu’à demander à ◀la▶ science ◀de▶ changer ◀de▶ planète. »
Dernière pudeur
Notre Europe, dira-t-on, dans cette immense affaire, perd beaucoup de son importance. Oui, mais ◀la▶ découverte du Cosmos n’en sera pas moins son fait, au bout de compte, tout comme ◀le▶ fut ◀la▶ découverte ◀de▶ ◀la▶ Terre et pour ◀les▶ mêmes raisons profondes. Ce sont ses rêves que toute ◀l’▶humanité rejoint par sa technique et grâce à son génie. Il est vrai que ◀la▶ science-fiction prospère surtout en URSS et aux États-Unis, et que ces deux pays nous précéderont sans doute dans ◀la▶ Lune, puis sur Mars et Vénus : ils ont moins ◀de▶ pudeur à rompre certains liens, et cela se comprend. ◀D’▶où leur « avance technique » incontestée. Mais ◀la▶ science est ◀d’▶Europe — Nietzsche ◀l’▶avait fort bien vu — comme tout ce qui ◀la▶ supplie ◀de▶ ne pas lancer trop vite vers ◀d’▶improbables Vénusiens des hommes presque réduits à ce qui n’est pas ◀l’▶Homme.
Utopies, science-fiction, prévisions ◀de▶ savants
◀La▶ faiblesse générale des utopies, c’est qu’elles sont moins riches ◀d’▶avenir que ◀le▶ présent. On peut même dire que ◀l’▶Utopie se définit comme un système sans avenir. Car ainsi que ◀l’▶a bien vu Toynbee, ◀les▶ utopies sont en réalité « des programmes ◀d’▶action déguisés en descriptions sociologiques imaginaires ». Ces programmes, toujours polémiques, cherchent moins à prévoir ◀le▶ possible qu’à ridiculiser en ◀le▶ portant à ◀l’▶absurde ce qu’ils condamnent dans leur époque, ou au contraire à exalter ce qu’ils approuvent, en ◀le▶ faisant triompher dans un Âge ◀d’▶or rêvé. À la première classe appartiennent Swift, Butler, Huxley et Orwell. À la seconde, Thomas More et Bacon, Campanella, Rabelais et H. G. Wells. La plupart sont Anglais, il faudrait voir pourquoi.
◀Les▶ Français inaugurent un genre nouveau avec Cyrano de Bergerac. Un genre plus poétique ou imaginatif, pataphysique ou scientifique, et généralement optimiste. (C. G. Jung expliquerait aisément ces contradictions apparentes entre ◀le▶ rêve ◀d’▶un peuple et son comportement.) Fontenelle écrit en 1686 : « ◀L’▶art ◀de▶ voler ne fait encore que ◀de▶ naître ; il se perfectionnera, et quelque jour on ira jusqu’à ◀la▶ Lune. » Il prévoit aussi ◀les▶ microbes, quelques sens inconnus ◀de▶ ◀l’▶homme, et Vénus habitée « par une autre famille, dont ◀les▶ visages ont un autre air ». Quant aux habitants ◀de▶ Mercure, « il faut qu’ils soient tous fous à force de vivacité et n’aient pas plus ◀de▶ mémoire que la plupart des nègres ». Mais déjà nous ne sommes plus en Utopie : ◀la▶ prévision se veut scientifique, comme elle ◀le▶ sera chez un Jules Verne, si ◀la▶ psychologie reste à ◀la▶ mode du temps et ne semble pas prévoir un changement ◀de▶ ◀l’▶homme même.
Avec ◀la▶ science-fiction des bons auteurs récents, un Ray Bradbury, un Sturgeon, c’est une métapsychologie qui s’institue, dans ◀la▶ terreur et ◀la▶ pitié. ◀L’▶humanisme n’est plus cette chose molle qu’on obtient en évaporant ◀l’▶essence chrétienne ◀de▶ ◀l’▶Occident, mais bien ◀le▶ simple fait ◀d’▶être homme, mis au défi et dépassé. Ce n’est plus drôle du tout. Il faut faire attention. Car ◀la▶ science a déjà devancé nos poètes.
« Dans cent ans, dit ◀le▶ professeur John Weird, nous pourrons modifier ◀les▶ émotions, ◀les▶ désirs, ◀les▶ pensées ◀de▶ ◀l’▶homme, comme nous ◀le▶ faisons déjà ◀de▶ façon rudimentaire, avec ◀les▶ tranquillisants… ◀Les▶ méthodes ◀d’▶éducation seront radicalement différentes. Elles se fonderont beaucoup moins sur ◀la▶ communication verbale. ◀Le▶ savoir accumulé dans ◀les▶ “banques électroniques” sera peut-être transmis directement au système nerveux par des messages électroniques en code. » Hermann Müller annonce, ◀de▶ son côté, ◀la▶ fabrication des surhommes. On ne voit guère ◀de▶ motifs ◀d’▶en douter.
Appréhension
Dans ◀l’▶univers du xxie siècle, quel sens auront encore nos écrits et nos livres ? Perdront-ils toute espèce ◀d’▶intérêt, tout pouvoir ◀d’▶émotion et toute utilité ?
Il est trop facile ◀de▶ répondre que ◀les▶ modifications introduites par ◀la▶ technique dans ◀le▶ cadre ◀de▶ nos existences n’empêchent nullement ◀la▶ Bible et ◀l’▶Odyssée, ◀la▶ Divine Comédie, Shakespeare et Baudelaire ◀d’▶agir sur nous. Que ◀le▶ héros affronte son destin à pied, en bateau, en carrosse, en avion ou même en fusée, c’est son destin qui nous fascine, c’est sa personne, et ◀le▶ drame qui ◀les▶ met aux prises.
Mais si ◀le▶ siècle qui vient retire à ◀l’▶homme son droit ◀d’▶identité native, ◀le▶ sujet même ◀de▶ tous nos drames s’évanouira. Nos descendants « tranquillisés » et modifiés, ou devenus cent fois plus intelligents, verront-ils autre chose dans nos œuvres que des erreurs maniaques, des fixations bizarres, des sentiments et raisonnements ◀d’▶insectes ? ◀La▶ plasticité accrue des tissus nerveux changera ◀le▶ monde ◀d’▶une manière beaucoup plus radicale que ne ◀l’▶a fait jusqu’ici ◀la▶ technique, car elle changera ◀le▶ mode ◀d’▶appréhension ◀de▶ ◀l’▶existence, ◀de▶ soi, des autres et ◀de▶ ◀l’▶univers : ◀de▶ cela nous sommes certains, mais ◀de▶ cela seul, si par définition nous ne pouvons pas prévoir ce qu’un sens nouveau sentirait.
J’imagine cependant que les premiers livres démodés à coup sûr avant ◀la▶ fin du siècle seront nos ouvrages ◀de▶ science-fiction, et ceux qui se fondent sur nos doctrines sociologiques ; puis ◀les▶ écrits qui expriment notre étonnement devant ◀les▶ nouveautés techniques. Enfin des chroniques comme celle-ci, à moins qu’elles n’amusent nos petits-fils, comme on aime à retrouver dans son journal intime telle page ancienne, touchante, qui prévoyait ◀le▶ pire… Mais s’il est arrivé, c’est toujours autrement.