Sur la▶ prétendue décadence ◀de▶ ◀l’▶Occident (avril 1958)as
◀D’▶où vient ◀l’▶idée ?
Une décadence réelle peut n’être pas sentie ni repérée par ◀le▶ groupe ou ◀l’▶individu qui ◀la▶ subit. Mais ◀l’▶inverse n’est pas moins vrai : ◀l’▶idée ◀de▶ décadence peut être cultivée avec une sombre complaisance à ◀l’▶intérieur ◀d’▶un groupe ou ◀d’▶une culture en plein essor. Elle a toutes chances ◀de▶ se manifester chez ceux qui en sont réduits à commenter leur temps sans y être engagés par un risque immédiat ou par une volonté ◀d’▶action visant à modifier ◀le▶ cours des événements : pessimisme fréquent des philosophes ◀de▶ ◀l’▶histoire ◀d’▶un ensemble humain. Elle naît aussi, probablement, chez celui qui, s’étant risqué, a perdu ou ne croit plus à ◀l’▶enjeu pour lequel il luttait en fanatique : pessimisme du militant ◀d’▶une foi religieuse ou politique brutalement contestée par ◀le▶ succès des autres. Enfin, elle hante une classe qui se sent dépassée par des moyens ◀de▶ puissance qui ◀la▶ déposséderont : pessimisme bourgeois devant ◀la▶ technique. (Mais ◀les▶ classes dirigeantes ◀de▶ ◀l’▶empire soviétique ◀l’▶éprouveront à leur tour demain. Molotov à Oulan-Bator inaugure ce nouveau romantisme.)
◀Le▶ principe est toujours ◀le▶ même : c’est ◀d’▶étendre à ◀l’▶ensemble ◀l’▶échec ◀d’▶une seule partie à quoi ◀l’▶on tenait plus qu’à toute autre, qu’il s’agisse ◀d’▶une culture, ◀d’▶une cause ou ◀d’▶une vie individuelle.
Je ne dis rien des délices clandestines qu’entretient ◀l’▶amateur ◀de▶ crépuscules antiques. Beauté ◀de▶ Paestum enlisée dans ◀les▶ roses et ◀la▶ malaria. Préservons ces réduits pervers.
Tous ◀les▶ siècles ◀de▶ notre histoire ont déploré ◀la▶ décadence universelle et décrit des âges ◀d’▶or nostalgiques. ◀Le▶ xxe siècle étant celui ◀d’▶une accélération sans précédent depuis Tubal-Caïn et Prométhée des conquêtes culturelles ◀de▶ ◀l’▶Occident, il ne pouvait manquer ◀de▶ produire ◀la▶ jérémiade ◀la▶ plus amplement modulée sur nos perspectives prochaines. Sorel, Bergson, Spengler, Valéry et Toynbee et plusieurs centaines d’autres à leur suite nous ◀l’▶ont répété sans relâche : ◀l’▶Occident n’en a plus pour longtemps, ses vieilles vertus sont épuisées, ◀les▶ barbares vont ◀le▶ submerger… et vous ◀l’▶aurez bien mérité.
Ces déplorations polémiques ne sont cependant pas ◀le▶ fait ◀d’▶une société vraiment acculée à ◀la▶ ruine et penchant au bord du chaos. Elles supposent, par leur succès même et du seul fait qu’on ◀les▶ publie, quelques croyances fondamentales inébranlées, quelques vérités dominantes, qu’il est bon ◀de▶ mettre en doute, voire en crise, pour mieux ◀les▶ sentir en soi-même, et pour faire ◀la▶ leçon à ceux qui n’y croient plus, mais qu’on n’oserait pas attaquer si elles étaient mortellement menacées. Ainsi parle ◀le▶ Duc dans Mesure pour mesure : « Il reste à peine assez ◀de▶ vérité vivante pour rendre ◀les▶ sociétés sûres, mais assez ◀de▶ sécurité pour permettre ◀de▶ maudire ◀les▶ relations sociales. C’est sur cette énigme que roule ◀la▶ sagesse du monde. Ces nouvelles sont ◀d’▶assez ancienne date, cependant ce sont des nouvelles ◀de▶ tous ◀les▶ jours. »
◀La▶ crise ◀de▶ ◀l’▶Occident est déjà dans Virgile, ◀le▶ déclin ◀de▶ ◀la▶ foi dans ◀les▶ Pères de l’Église, ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶Histoire dans Augustin, premier philosophe ◀de▶ ◀l’▶Histoire, ◀la▶ décadence ◀de▶ ◀la▶ chevalerie dans ◀les▶ romans qui fondent son prestige. Et combien ◀de▶ passions sont nées à l’instant précis où ◀l’▶on a cru perdu ce que ◀l’▶on découvre aimer.
Mesures ◀d’▶une décadence
Que dit-on lorsqu’on parle ◀d’▶une culture décadente ? Rien ◀de▶ certain tant qu’elle n’a pas été réduite au silence définitif, recouverte par une « barbarie » durable, ou remplacée par une culture plus haute. Car auparavant, ses périodes dites par certains ◀de▶ décadence peuvent être nommées par ◀l’▶histoire périodes ◀de▶ mue, ◀de▶ crise, ◀de▶ maladie des chiens. ◀La▶ seule vraie décadence est celle qui se termine par une chute sans remontée possible. Qui peut donc savoir aujourd’hui vers quoi transite ◀l’▶Occident ?
Posons quatre critères ◀de▶ décadence ◀d’▶une civilisation ou ◀d’▶une culture : ◀l’▶imitation plus faible ou ◀la▶ répétition vulgarisée prenant ◀le▶ pas sur ◀la▶ création ; ◀la▶ perte du pouvoir ◀de▶ rayonnement, ou au moins ◀la▶ tendance à subir ◀les▶ influences d’autres cultures au lieu de ◀les▶ influencer ; ◀la▶ perte du contact vivant avec ◀les▶ origines et avec ◀les▶ principes générateurs des lois, des mœurs, des arts et des croyances ; enfin, ◀la▶ faiblesse du support matériel (militaire, économique, démographique) faisant présager ◀la▶ perte ◀de▶ ◀l’▶indépendance, suivie ◀de▶ ◀l’▶imposition ◀d’▶un système ◀de▶ valeurs étranger. Regardons alors ◀l’▶Occident.
Il ne cesse ◀de▶ renouveler ses styles et ◀les▶ hypothèses ◀de▶ ses sciences, tout en conservant son passé, et ◀le▶ laboratoire du xxe siècle (par quoi j’entends ◀l’▶ensemble ◀de▶ nos créations) aura mieux enrichi ◀le▶ musée mondial que ◀le▶ xviiie tant vanté.
Perte ◀de▶ rayonnement ? C’est tout ◀le▶ contraire. Car si ◀l’▶Europe n’imite aucune autre culture, même pas ◀le▶ passé ◀de▶ la sienne, nous voyons toute ◀la▶ Terre imiter ses techniques, ses formes ◀de▶ gouvernement, ses arts, ses sciences, et ses manies ◀les▶ plus grotesques. En revanche, voit-on ◀les▶ masses occidentales adopter ◀le▶ tao, ◀l’▶hindouisme, ◀l’▶islam ou ◀la▶ magie des nègres ? ◀L’▶adoption ◀de▶ notre alphabet et du birth control par ◀la▶ Chine a tout de même une autre importance que nos brèves poussées ◀d’▶exotisme.
Perte du contact vivant avec ◀les▶ origines ? Peut-être aux USA, en URSS plus brutalement ; et ce fut ◀le▶ cas en Europe durant ◀la▶ basse époque bourgeoise du matérialisme scientiste. Mais ◀la▶ tendance s’est renversée dès le second tiers ◀de▶ ce siècle, en Europe, puis en Amérique. ◀La▶ renaissance religieuse est combien plus puissante dans nos diverses confessions que ◀les▶ modes littéraires qui occupent tant notre presse. ◀Les▶ auteurs et ◀les▶ peintres que ◀l’▶on cite à l’appui de ◀la▶ « désintégration ◀de▶ nos valeurs » n’exerceront jamais une action comparable en étendue et profondeur à ◀l’▶influence restauratrice ◀d’▶un Maritain ou ◀d’▶un Karl Barth, répercutée dans ◀la▶ pensée, ◀les▶ hiérarchies et ◀les▶ croyances ◀d’▶Églises qui groupent dans ◀le▶ monde entier des centaines ◀de▶ millions ◀de▶ fidèles. Frottez-vous bien ◀les▶ yeux devant cette évidence que vous n’aviez jamais enregistrée.
◀L’▶affaiblissement du support matériel reste ◀le▶ seul motif vraiment sérieux ◀d’▶inquiétude pour ◀l’▶avenir prochain. Déjà ◀le▶ remède est trouvé, c’est ◀l’▶union fédérale ◀de▶ ◀l’▶Europe. Mais ◀les▶ résistances obstinées que provoque son application sont ◀le▶ signe ◀d’▶un mal plus profond. ◀Le▶ grand délire nationaliste qui a provoqué ◀les▶ guerres mondiales n’a pas seulement compromis ou perdu nos positions ◀de▶ puissance politique ; il déprime et combat sournoisement notre volonté ◀de▶ guérir, dans ◀le▶ temps même qu’il excite contre nous ◀les▶ peuples qui ◀l’▶ont « attrapé ». À cause de lui, nous refusons ◀de▶ nous unir, tandis qu’à cause de lui ◀les▶ Arabes se fédèrent. Différents ou contraires selon ◀l’▶âge des nations, tous ses effets tendent à ruiner ◀l’▶Europe, cœur et cerveau, plexus solaire ◀de▶ ◀l’▶Occident.
Mais nos valeurs sont-elles universelles ?
Nous exportons avec succès dans ◀le▶ monde entier nos machines, nos structures politiques et sociales, notre hygiène scientifique et nos virus ; mais nous omettons trop souvent ◀d’▶y joindre un mode ◀d’▶emploi circonstancié, et des indications ◀de▶ régime ou ◀de▶ cure. Or nos produits sans nos valeurs créent du chaos, bouleversent ◀les▶ métabolismes culturels, et sont capables ◀de▶ détruire en une année des équilibres séculaires que ◀le▶ colonialisme avait laissés intacts. Voilà bien ◀le▶ problème du siècle planétaire. Il est plus immédiat et mieux déterminé que ◀les▶ spéculations sur notre décadence ; il nous engage et nous provoque, quand celles-ci ne tendaient qu’à nous convaincre ◀de▶ ◀la▶ vanité ◀de▶ toute intervention, en nous livrant à des fatalités imaginaires.
Mais avant ◀d’▶attaquer ce problème, pour se qualifier à ◀le▶ faire, voici ◀l’▶épreuve élémentaire qu’on fera bien ◀de▶ s’imposer. On se demandera si ◀les▶ valeurs occidentales sont réellement universelles, ce qui veut dire : — peuvent-elles être adoptées par tous ◀les▶ peuples, et marquer un progrès pour tout homme ◀d’▶où qu’il vienne qui ◀les▶ prend pour guides ou repères ?
Je fonderais pour ma part une réponse positive sur quelques motifs généraux que je ne puis qu’énumérer ici. Il m’apparaît que ◀l’▶Occident, seul dans ◀le▶ monde du xxe siècle, possède ◀le▶ droit, ◀la▶ volonté et ◀les▶ moyens ◀d’▶étendre à ◀l’▶univers son système ◀de▶ valeurs, sans mériter ◀d’▶être taxé ◀d’▶impérialisme ou ◀d’▶orgueil provincial.
◀Le▶ Droit. — Car ◀l’▶Occident est ◀la▶ seule civilisation connue qui se soit posé la question critique ◀de▶ sa fonction universelle, appuyant du même coup ◀la▶ seule candidature sérieuse à cette fonction. Une civilisation qui se prendrait naïvement pour universelle — comme elles ◀le▶ firent toutes jusqu’ici — prouverait par là qu’elle ne ◀l’▶est pas et qu’elle a très peu de chances ◀de▶ ◀le▶ devenir jamais, puisqu’elle ignore ◀le▶ bien des autres et ne se prépare donc point à ◀l’▶intégrer.
◀La▶ Volonté. — D’une part, ◀le▶ christianisme dès sa naissance se veut salut pour tous et pour chacun. Son idée ◀de▶ ◀la▶ personne en puissance dans tout homme, son idée ◀de▶ ◀l’▶amour du prochain, son antiracisme foncier et son refus du système des castes en font une religion missionnaire par essence. D’autre part, ◀la▶ science née ◀de▶ ◀l’▶Europe se veut exacte en tous lieux et tous temps et fonde mieux que ◀la▶ raison classique cette ambition œcuménique.
◀Les▶ Moyens. — ◀L’▶appareil ◀d’▶exploration, ◀d’▶information et ◀de▶ comparaison élaboré depuis des siècles par ◀l’▶Europe se révèle aujourd’hui capable, virtuellement, ◀de▶ digérer, ◀d’▶intégrer, ◀d’▶adapter et ◀de▶ réinterpréter dans une synthèse ouverte tout ce que ◀l’▶homme d’autres temps et d’autres lieux a pu concevoir et créer.
◀La▶ Vocation. — Une remarque suffira : même ◀les▶ valeurs « révélées » auxquelles se réfèrent ◀les▶ Occidentaux ◀les▶ renvoient à ◀l’▶universel et ◀les▶ ouvrent à ◀l’▶aventure, au lieu de ◀les▶ enfermer dans ◀l’▶apaisante horreur ◀d’▶un Sacré hiératique ou cyclique.
Quelle est l’autre culture ou civilisation qui propose aujourd’hui plus et mieux, avec quelques chances ◀d’▶être crue ? Certes, ◀le▶ communisme offre au monde ◀de▶ Bandung une version grossièrement simplifiée ◀de▶ ce qui précède, mais c’est encore ◀de▶ ◀l’▶Occident, dont il est né, qu’il tire ses prétentions universelles. ◀L’▶indigence absolue ◀de▶ sa spiritualité ◀le▶ rendra vite inapte à ◀les▶ soutenir.