Sur un centre qui doit être partout (mai 1958)at
Capitale de▶ l’Europe
Voilà qui accroche. Si ce n’est ◀de▶ vedettes, ◀de▶ princesses, ◀de▶ jeunesse, parlons ◀d’▶une capitale, le grand public aime ça. L’union ◀de▶ l’Europe, question ◀de▶ vie ou ◀de▶ mort pour toute une civilisation, n’intéresse le Souverain moyen que si quelque anecdote rend la question « concrète » : on veut dire amusante en passant pour l’œil distrait ou fatigué des lecteurs ◀de▶ la presse du soir.
Cependant, ◀d’▶excellents esprits s’enflamment. Coudenhove-Kalergi propose Paris, Salvador de Madariaga lui oppose Vienne. M. Pflimlin défend Strasbourg. Le Luxembourg dit Luxembourg, dans l’espoir ◀de▶ garder la CECA. L’élite niçoise parle ◀de▶ Nice, et tous les Belges veulent Bruxelles.
Et chacun démontre à l’envi que la ville ◀de▶ son choix est un carrefour des peuples, un lieu prédestiné auquel la géographie, la politique, l’histoire, l’économie confèrent une vocation européenne absolument incontestable. Comme ils ont tous raison ! Comme on les approuve tous ! Je le dis sans la moindre ironie, persuadé que l’Europe est un être ◀d’▶esprit dont le centre est partout et la frontière nulle part. Ou si l’on veut parler ◀de▶ sa circonférence (l’aire du rayonnement ◀de▶ sa culture) mettons qu’elle est égale à celle ◀de▶ la planète : littéralement tout englobante.
Cependant, les raisons qu’on invoque sont toutes plus ou moins raisonnables, et voilà leur faiblesse commune. Car si l’on veut que l’Europe unie soit dotée ◀d’▶une capitale, c’est justement pour des raisons « sacrées », comme on va le voir.
Fausses analogies
Si l’on pense automatiquement que l’Europe ◀de▶ demain doit s’ordonner autour ◀d’▶un centre prestigieux, c’est d’abord qu’on transpose le phénomène nation à l’échelle ◀d’▶une Europe continentale qui serait moins unie qu’unifiée. Or c’est précisément l’analogie entre l’Europe et la nation qu’il nous faut refuser ◀d’▶entrée ◀de▶ jeu. Nous voulons une Europe fédérale. Le sacré national, ce culte jacobin dont Hegel et Fichte dirent le dogme après coup, fait ◀de▶ la Capitale un centre universel. Ainsi Paris, centre ◀de▶ tout, en France : la mode en vit, mais les provinces en meurent70. Nous ne mangerons pas ◀de▶ ce sacré‑là.
D’ailleurs, le phénomène est à peu près unique. Ni l’Allemagne, ni l’Italie, ni la Hollande, ni la Suisse, ni l’Espagne, ni même la Grande‑Bretagne n’ont une capitale comparable à Paris pour le prestige et la nocivité. La pratique des foyers multiples triomphe partout ailleurs qu’en France.
On prend alors l’analogie américaine : Washington n’est en somme qu’un complexe ◀de▶ bureaux, ville ◀de▶ nulle part, sans prétentions ◀de▶ métropole ni ◀de▶ monopole économique ou culturel.
Bonn, ou Berne, ou La Haye ne gênent pas les vrais centres ◀de▶ la vie créatrice ◀de▶ leur pays : ce seraient pour l’Europe Luxembourg ou Strasbourg. Mais tout cela sent un peu son xixe , les hôtels démodés, l’absence ◀d’▶aérodromes. C’est Brasilia qui nous donnerait l’équivalent ◀de▶ Washington, D.C., dans notre siècle. Une ville neuve dans un terrain vague, vierge ◀de▶ traditions locales.
Avantage : le district fédéral ne dépendrait ◀d’▶aucun État. Désavantage : il serait pour tous « à l’étranger » et l’idée ◀de▶ capitale centralisante aurait tôt fait ◀de▶ la dénaturer. On voudrait y mettre à la fois le Marché commun et l’Université européenne, les députés et les physiciens nucléaires, les bureaucrates et la culture, la cour ◀de▶ justice et la mode.
Or si l’on ne veut penser qu’un « Paris » transposé, qu’on aille donc au vrai, car on n’en fera pas ◀d’▶autre. Mais si l’on veut vraiment un district fédéral à la mesure ◀de▶ l’Europe entière et ◀de▶ son demi‑milliard ◀d’▶habitants, qu’on prenne la Suisse, tout équipée pour cette fonction désignée par sa neutralité traditionnelle. Finalement, si la Suisse refuse au nom de cette même neutralité, qu’on renonce alors à l’improvisation ◀d’▶une capitale ou ◀de▶ quelque district fédéral synthétique ; qu’on fasse l’Europe d’abord, j’entends l’Europe entière et qu’on ne lui cherche pas un centre vide tant qu’on n’a pas ◀de▶ vrais pouvoirs à y loger.
La création ◀de▶ Washington, D.C., ne fut décidée qu’en 1790, trois ans après que la Constitution ait fondé les États‑Unis ; et le gouvernement ne s’y transporta qu’en 1800. Pourquoi veut‑on que le choix ◀de▶ notre capitale précède l’instauration ◀d’▶un État fédéral dont l’aire et le régime sont encore inconnus ? Faut‑il croire qu’on désire seulement les apparences ◀de▶ l’union, sans vouloir en payer le prix ? Ou que l’on s’amuse à discuter la reliure ◀de▶ cette Constitution, qui est seule urgente, mais dont le premier mot n’est pas encore écrit ?
Sur la fondation ◀d’▶une ville
Mais montrer une erreur est sans profit si l’on n’en montre aussi les causes ou la « raison ». Le débat sur la Capitale paraît frivole ; il l’est sans doute au regard des faits. Cependant, il révèle certains besoins ◀de▶ l’âme (au sens ◀de▶ Jung), qu’il s’agit ◀de▶ prendre au sérieux.
Le mythe ◀de▶ Centre appartient au trésor des archétypes ◀de▶ toute humanité, et l’homme moderne autant qu’un autre tend à « réaliser les archétypes » : inconsciemment, il cherche à reproduire au niveau des formes visibles certaines formes sacrées dont l’image est en lui. Les belles analyses ◀de▶ Mircea Eliade, dans son Traité ◀d’▶histoire des religions, nous font saisir comment le symbolisme du Centre régit le choix, ou pour mieux dire la « découverte » des lieux où il convient ◀de▶ bâtir un sanctuaire, une ville, voire une simple maison. Le lieu doit se révéler « Centre du monde », intersection ◀d’▶axes cosmiques, lieu « vivant et réel au suprême degré » en vertu de quelque événement qui le consacre : apparition ◀d’▶un dieu ou ◀d’▶un héros, sacrifice, miracle, massacre, coïncidence extraordinaire ou « hasard » prévu par les rites. Eliade conclut ◀de▶ l’examen ◀d’▶un grand nombre ◀d’▶exemples puisés dans toutes les traditions ◀de▶ la Terre : « Chaque habitation, par le paradoxe ◀de▶ la consécration ◀de▶ l’espace et par le rite ◀de▶ construction, se voit transformée en un centre. De sorte que toutes les maisons — comme tous les temples, les palais, les cités — se trouvent situées en un seul et même point commun, le Centre ◀de▶ l’univers. Il s’agit là, on s’en rend compte, ◀d’▶un espace transcendant, ◀d’▶une tout autre structure que l’espace profane, compatible avec une multiplicité et même avec une infinité ◀de▶ centres. »
Comme tout ce qui tient au sacré, le Centre ainsi déterminé doit satisfaire à deux séries ◀d’▶exigences contradictoires, chacune pouvant être illustrée par une abondance ◀de▶ symboles, ◀de▶ mythes et ◀de▶ rites traditionnels : il doit être accessible à tous ceux qui le désirent, mais entouré ◀d’▶obstacles et ◀d’▶épreuves redoutables. Au niveau de la psychologie et du vocabulaire les plus courants, disons que le Centre a pour double fonction ◀de▶ rassurer et ◀de▶ bluffer. Il doit être ouvert et fermé. Étrange et familier. Attirant et redoutable. En un mot qui dit tout : prestigieux.
Sur le centre géométrique ◀de▶ l’humanité
Dans le domaine du sacré tout est sens, mais dans la vie publique ◀de▶ notre temps, on n’ose guère invoquer que des calculs à l’appui des projets que l’on rêve. Les archétypes régissent en réalité nos imaginations et nos désirs ; mais nous voulons trouver dans des faits mesurables les justifications ◀de▶ nos actes et conduites, et quand nous les trouvons par chance, et qu’elles se tiennent, elles jouent alors dans notre âge scientifique le rôle que jouaient les « signes » et les hasards pleins ◀de▶ sens dans les époques mieux averties des choses ◀de▶ l’âme. Illustrons ces deux attitudes devant le problème particulier du choix ◀d’▶un Centre.
Sens. Le Dictionnaire abrégé ◀de▶ la fable nous apprend que Myscille, habitant ◀d’▶Argos, n’ayant pu débrouiller le sens ◀de▶ l’Oracle, qui lui avait dit ◀d’▶aller bâtir une ville là où il trouverait la pluie et le beau temps, il rencontra en Italie une courtisane qui pleurait et, en ce lieu, bâtit la ville ◀de▶ Crotone.
Calcul. Parmi l’infinité des hémisphères que l’on peut tracer sur notre globe, il en est un qui se trouve contenir 90 % des terres libres ◀de▶ glace, 94 % ◀de▶ la population et 98 % ◀de▶ l’activité industrielle du monde. C’est l’hémisphère dont le « pôle » serait choisi légèrement au sud‑est ◀de▶ Nantes. La région ◀de▶ Nantes figure ainsi le centre géométrique ◀de▶ l’univers humain. On lira cela dans la savante étude du Dr J. Parker van Zandt, The Geography of World Air Transport, publiée à New York en 1944. Cependant, le professeur E. G. R. Taylor, dans sa brochure Geography of an Air Age, parue à Londres un an plus tard, estime que le centre ◀de▶ « l’hémisphère principal » serait plus voisin ◀de▶ Berlin, voire, en trichant un peu, ◀de▶ Londres ou ◀de▶ Paris. Il est clair, en tout cas, que le centre du monde tombe quelque part en plein milieu ◀de▶ notre Europe.
Bel exemple ◀de▶ « signe » donné par le calcul ! Heureuse coïncidence du sens et ◀de▶ l’arpentage !
Mon candidat
J’ai dit pourquoi l’Europe doit écarter l’idée ◀d’▶une capitale centralisante, et pourquoi je ne sens pas l’urgence ◀de▶ créer un district fédéral tant que nous restons privés ◀d’▶un État fédéral. Mais supposons maintenant cet État constitué. Le problème ◀d’▶un district européen se repose en termes concrets. On revient à l’idée du Centre ◀de▶ l’hémisphère principal. Mais au sud‑est ◀de▶ Nantes, on ne voit rien, et autour de Berlin, des Russes. On cherche donc, plus près du cœur du continent, une région plus axiale et plus dense… Combinant les motifs géodésiques et la dialectique du sacré avec mon point de vue personnel, j’avance alors un candidat : le pays ◀de▶ Gex, où est Ferney.
Morceau ◀de▶ France détaché vers la Suisse au‑delà ◀de▶ la barrière du Jura, le pays ◀de▶ Gex est caractérisé par un étrange complexe ◀de▶ signes mémorables à l’intersection des grands axes spirituels et physiques ◀de▶ l’Europe.
Défendu ◀de▶ tous les côtés par des obstacles naturels, montagnes, cols et routes semés ◀d’▶embûches, et par les spectres ricanants ou trop bavards ◀de▶ grands ancêtres européens, il satisfait à la première série ◀de▶ conditions que nous savons requises par le sacré. Il les affirme dès l’abord, tandis que tous ses concurrents, dans l’innocence ◀de▶ l’illusion rationaliste, croient indiqué ◀de▶ vanter seulement la facilité ◀de▶ leur accès, qui se trouve les disqualifier aux yeux des sages et des stratèges.
En revanche, et comme il se doit, le pays ◀de▶ Gex présente des avantages uniques aux yeux du géographe ◀de▶ l’ère nouvelle et ◀de▶ l’historien des mythes ◀de▶ l’âme européenne.
Au nord, la plus haute chaîne du Jura, traversée par le col ◀de▶ la Faucille et la Route Blanche qui va vers l’Italie. Le tunnel du Mont-Blanc, sous le sommet ◀de▶ l’Europe, sera percé d’ici peu, mettant le bassin ◀de▶ Genève à trois heures ◀d’▶auto ◀de▶ Turin. À l’est, Divonne, avec son casino où l’on sacrifie à la Chance. À l’ouest, l’auberge ◀de▶ Thoiry où Stresemann et Briand fraternisèrent dans une première ferveur européenne. Au sud‑ouest, en bordure ◀de▶ frontière, l’aérodrome ◀de▶ Cointrin, croisement des lignes intercontinentales et régionales ; et tout près de là, le Centre européen ◀de▶ la recherche nucléaire, haut lieu ◀de▶ la science. Au sud, les châteaux ◀de▶ Ferney et ◀de▶ Coppet gardent les traces radioactives des plus brillantes constellations ◀d’▶esprits qui influencèrent notre horoscope occidental. Enfin, le lac Léman et la cité internationale ◀de▶ l’Europe. Calvin, Rousseau, Voltaire, Mme de Staël, et la pédagogie nouvelle ont rayonné ◀de▶ là sur toute l’Europe moderne. Et la proximité des principales institutions mondiales, qui effraie certains, me paraît au contraire des plus conformes au génie ◀de▶ notre culture toujours ouverte vers l’universel. En fouillant le sol ◀de▶ ce plateau tout agricole encore, on trouverait les ossements mêlés des Ibères, des Ligures, des Celtes, des Germains, des Romains et des Burgondes : société des nations souterraine.
Paris, Zurich, Milan sont à une heure ◀d’▶avion ; Londres, Bruxelles, La Haye, Bonn, Barcelone et Rome à deux ou trois heures, aujourd’hui. Et s’il faut une armée pour veiller sur la sécurité du district fédéral, n’oublions pas que la vocation plusieurs fois séculaire des troupes suisses fut ◀de▶ défendre les institutions et les symboles ◀d’▶intérêt général européen : l’idée ◀de▶ fédération, dès le Pacte ◀de▶ Grütli, les grands cols du centre des Alpes, la papauté, la SDN, la Croix‑Rouge internationale…
Mais je m’égare. J’étais parti pour vous rappeler que le choix ◀d’▶un lieu privilégié ne relève pas seulement ◀de▶ la géométrie, mais ◀d’▶une science des mythes, des rites et des sites. C’est affaire ◀de▶ pendule autant que ◀de▶ compas, et ◀de▶ poètes autant que ◀d’▶ingénieurs.
J’ai pris l’exemple du pays que j’ai sous les yeux, mais je tiens à sa paix : qu’on n’y vienne pas trop vite avec des bulldozers et des palais préfabriqués. Tant ◀d’▶aventures humaines sont parties ◀d’▶un grand rêve pour aboutir dans les bureaux ! C’est normal, ce n’est pas enchanteur.