Sur le▶ régime fédéraliste (I) (août 1958)au
◀Le▶ drame français
◀Le▶ mot-clé du débat qui s’instaure sur ◀la▶ nouvelle Constitution est peut-être ◀le▶ mot ◀le▶ plus mal entendu par la plupart des hommes ◀de▶ notre temps, et particulièrement en France : fédéralisme.
Quatre problèmes urgents devraient trouver dans ◀la▶ nouvelle Constitution ◀la▶ formule ◀de▶ leur solution. Deux sont purement internes : ◀le▶ régime des partis et ◀la▶ stabilité ◀de▶ ◀l’▶exécutif. Le troisième porte sur ◀le▶ mode ◀d’▶articulation ou ◀d’▶intégration des territoires ◀d’▶outre-mer et ◀de▶ ◀la▶ métropole : il peut être considéré soit comme interne, soit comme externe. Le quatrième est plus nettement externe : c’est celui ◀de▶ ◀la▶ fonction que ◀l’▶ensemble français doit se mettre en mesure ◀d’▶exercer dans une union européenne. Si différents qu’ils soient en apparence, ◀les▶ quatre grands problèmes ont en commun ceci : qu’ils ne pourraient trouver ◀de▶ solutions tout à la fois durables et compatibles entre elles que dans un système fédéral.
On me demandera pourquoi et je répondrai d’abord que cela se sent avant de s’expliquer, mais qu’il est bien typique qu’on ne ◀le▶ sente pas, dans un pays ◀de▶ traditions louis-quatorziennes et ◀de▶ réflexes jacobins. Voilà ◀le▶ drame français. Et si ◀l’▶on peut deviner que ◀le▶ chef du gouvernement n’est pas sans en avoir conscience, on doute que ◀les▶ auteurs ◀de▶ ◀la▶ Constitution soient animés par un esprit fédéraliste. ◀Le▶ seraient-ils, ils courraient ◀le▶ risque ◀de▶ provoquer lors du référendum ◀de▶ cet automne ◀l’▶opposition massive des passions jacobines rejoignant ◀le▶ fanatisme ◀de▶ ◀l’▶intégration. Gauche et droite s’uniraient pour rejeter au nom de leurs traditions sacrées toute tentative ◀de▶ libérer ◀la▶ République ◀de▶ ce qui ◀la▶ tue, après ◀l’▶avoir fait naître.
Ce n’est pas en quelques semaines qu’on peut espérer modifier dans une mesure utile pareil état d’esprit. Si ◀la▶ Constitution que ◀l’▶on prépare est tant soit peu fédéraliste, c’est-à-dire adaptée aux réalités du siècle, et si elle passe, ce sera que ◀l’▶électeur n’y aura rien vu, dans ◀l’▶ignorance où il est des premiers rudiments ◀de▶ ◀l’▶attitude et ◀de▶ ◀la▶ pratique fédéralistes.
Tout ceci me conduirait à douter ◀de▶ ◀l’▶opportunité ◀de▶ définir cette attitude et cette pratique. Si je m’y essaie toutefois, et une fois de plus, c’est que ◀le▶ plaisir ◀d’▶un écrivain qui ne brigue rien consiste à dire ◀le▶ vrai en temps et hors de temps, dans ◀le▶ secret espoir ◀d’▶être saisi par quelques-uns, qui en feront un jour quelque chose.
Fédération ou confédération ?
À ceux qui ont coutume ◀de▶ poser cette question préalable, et qu’ils croient insidieuse, on peut dire tranquillement que ◀la▶ seule différence entre ◀les▶ deux termes est une syllabe.
Littré définit ◀la▶ confédération comme « ◀l’▶union entre plusieurs États qui tout en gardant une certaine autonomie, s’associent pour former un seul État à l’égard des puissances étrangères ». Et il donne pour exemple « ◀la▶ confédération des États-Unis ». Il définit ensuite ◀la▶ fédération comme « union politique ◀d’▶États », et il donne pour exemple « ◀la▶ fédération américaine ». ◀D’▶où ◀l’▶on conclut qu’une seule et même réalité correspondant aux deux mots, ceux-ci sont équivalents — deux quantités égales à une troisième ◀l’▶étant entre elles — encore que ◀la▶ définition ◀de▶ fédération soit inexacte, puisqu’elle ne mentionne que ◀l’▶union et ne dit rien ◀de▶ ◀l’▶autonomie. Une union qui ne respecterait pas ◀l’▶autonomie des parties constituantes n’aurait pas lieu ◀d’▶être appelée fédération. Ce serait simplement une union.
Si ◀l’▶on répète qu’en dépit du Littré, il faut choisir entre ◀les▶ deux systèmes — l’un étant paraît-il moins fédéral que l’autre et représentant par suite un moindre mal — qu’on me dise alors ce que ◀l’▶on choisit, du système suisse ou ◀de▶ son nom ? ◀La▶ Confédération helvétique est ◀le▶ type même ◀d’▶une authentique fédération, et tous ◀les▶ organes communs à ses vingt-cinq États (dont ◀la▶ souveraineté, notons-◀le▶, est garantie par ◀la▶ Constitution) sont appelés fédéraux.
À vrai dire, ceux qui insistent pour préférer à ◀la▶ fédération (« cette utopie ») une confédération (« plus réaliste ») seraient bien en peine ◀de▶ dire en quoi ce qu’ils veulent diffère ◀d’▶une simple alliance ◀de▶ type classique. ◀La▶ préférence pour ce préfixe malencontreux et superflu trahit ◀l’▶antifédéraliste et ◀le▶ nationaliste invétéré qui essaie ◀de▶ se mettre à ◀la▶ page.
Un système bon pour ◀les▶ sauvages
Mais Littré nous apprend autre chose, sur ce chapitre. Quelque chose qui montre assez bien pourquoi ◀le▶ Français cultivé se méfie du fédéralisme. Voici comment Littré présente ce mot :
Fédéralisme. « Système, doctrine du gouvernement fédératif. ◀Le▶ fédéralisme était une des formes politiques ◀les▶ plus communes employées par ◀les▶ sauvages. Chateaubriand. Pendant ◀la▶ révolution, projet attribué aux girondins ◀de▶ rompre ◀l’▶unité nationale et ◀de▶ transformer ◀la▶ France en une fédération ◀de▶ petits États. »
Aux yeux du Français cultivé et qui tient à savoir ce que parler veut dire, ◀le▶ fédéralisme se réduit à un régime fort bon pour ◀les▶ sauvages, par exemple ◀les▶ Suisses et ◀les▶ Américains, quand ce n’est pas un complot contre ◀la▶ République une et indivisible ◀de▶ Saint-Just, c’est-à-dire contre ◀la▶ patrie, ◀l’▶honneur, ◀la▶ civilisation et ◀la▶ décence élémentaire.
Allez vous étonner ◀de▶ ◀l’▶irréalité des querelles politiques dans ce pays ◀de▶ culture.
Il se trouve aujourd’hui que ◀le▶ fédéralisme représente un effort vers ◀l’▶union ◀de▶ nos peuples, et que c’est ◀le▶ nationalisme qui a pour projet ◀de▶ rompre ◀l’▶unité continentale et ◀de▶ transformer ◀l’▶Europe, jadis reine de la Terre, en une poussière ◀de▶ petits États, d’ailleurs promis par ◀la▶ conjoncture mondiale au sous-développement et à ◀la▶ colonisation.
Ambiguïté ◀de▶ ◀l’▶intégration
Laissons Littré, qui sur ce mot n’a rien ◀d’▶actuel, et voyons ce que ◀l’▶époque entend ou malentend par ◀le▶ terme ◀d’▶intégration, lié ◀de▶ deux manières contradictoires à celui ◀de▶ fédération.
Pour ◀les▶ porte-paroles des Français d’Algérie, ◀l’▶intégration signifie ◀l’▶unification pure et simple, ◀l’▶assimilation totale, légale et décrétée, ◀de▶ ◀l’▶Algérie à ◀la▶ métropole, c’est-à-dire ◀le▶ refus ◀de▶ tenir compte des différences qui existent en fait, ◀le▶ refus ◀de▶ toute solution fédéraliste interne, enfin ◀la▶ croyance à ◀la▶ vertu suffisante ◀de▶ ◀la▶ nation une et indivisible.
Au plan européen, ◀l’▶intégration signifie ◀le▶ contraire exactement, c’est-à-dire ◀la▶ reconnaissance ◀d’▶une vaste communauté ◀d’▶intérêts qui ne sauraient plus être assurés par ◀les▶ seules entités nationales, ◀la▶ volonté ◀de▶ tenir compte des faits qui commandent à la fois ◀l’▶union ◀de▶ nos pays et ◀le▶ respect ◀de▶ leurs différences, donc ◀l’▶adhésion ◀de▶ ◀la▶ France à une formule fédéraliste ◀d’▶union continentale.
Ici, ◀la▶ contradiction n’est pas seulement dans ◀les▶ mots. Il s’agit ◀de▶ deux attitudes ◀d’▶esprit inconciliables, dictant des solutions concrètes radicalement incompatibles.
On ne peut vouloir à la fois ◀l’▶absolu national et ◀la▶ fédération supranationale. On ne peut vouloir à la fois ◀l’▶intégration ◀de▶ ◀l’▶Algérie à ◀la▶ France et ◀l’▶intégration ◀de▶ ◀la▶ France à ◀l’▶Europe. Car cela supposerait qu’on est tantôt nationaliste, tantôt fédéraliste. Qu’on vit tantôt dans ◀le▶ xixe siècle, tantôt dans ◀le▶ xxe . Que 2 et 2 font 4 ou 22 selon ◀les▶ jours. Que ◀la▶ schizophrénie est une sagesse. Et que ◀les▶ colonels sont des économistes.
Je déplore ◀d’▶avoir l’air ◀de▶ jongler avec ◀les▶ mots et ◀les▶ concepts, quand je cherche au contraire à mieux fixer leur sens, mais il paraît clair que ◀la▶ seule solution qui soit commune aux deux problèmes, celui ◀de▶ ◀l’▶Algérie et celui ◀de▶ ◀l’▶Europe, n’est autre que ◀la▶ solution du fédéralisme intégral.
Cette expression désigne une doctrine réaliste. Elle affirme que celui qui ne peut pas ◀le▶ moins ne peut pas ◀le▶ plus. Elle constate que ◀l’▶attitude nationaliste unitaire à ◀l’▶intérieur des frontières ◀d’▶un État est incompatible avec ◀l’▶attitude fédéraliste à ◀l’▶extérieur. Elle observe que ◀les▶ nations obsédées par ◀le▶ problème ◀de▶ leur unité collaborent mal avec ◀les▶ autres : qu’une nation-bloc, rigide et intégriste, s’intègre mal dans un ensemble fédéral conditionné par sa souplesse. Elle propose donc ◀le▶ fédéralisme interne comme condition inéluctable ◀d’▶un fédéralisme externe, supranational.
Si nos deux sous ◀de▶ raison ne sont pas finis, c’est ◀de▶ cela qu’il nous faut parler et disputer, car ce que ◀le▶ monde entier attend ◀de▶ nous, ce n’est pas une résolution ◀de▶ ◀la▶ fraction radicale valoisienne « réunie en Comité Cadillac » — ô ◀les▶ grands jours ◀de▶ ◀la▶ IIIe et ◀de▶ ◀la▶ IVe République ! — mais ◀l’▶antidote que ◀l’▶Europe peut trouver au virus du nationalisme, cause ◀de▶ sa décadence et cause ◀de▶ ◀la▶ révolte qui dresse contre elle ◀le▶ monde entier. ◀La▶ doctrine officielle ◀d’▶Alger est ◀la▶ cause même des troubles qu’elle prétend arrêter.
Je n’ai pas encore parlé du statut des partis, ◀de▶ ◀la▶ stabilité ◀de▶ ◀l’▶exécutif et ◀de▶ leur rapport intime avec ◀l’▶antinomie fondamentale ◀de▶ notre siècle : celle du régime fédéraliste et du régime totalitaire. Ce sera pour ◀le▶ mois prochain.