Sur le▶ régime fédéraliste (II) (septembre 1958)av
Tous uniques
◀Le▶ régime du Parti unique n’est pas vraiment ◀le▶ contraire du régime des partis : il en est plutôt ◀l’▶origine, et il en demeure ◀la▶ nostalgie secrète. Car l’un et l’autre sont issus des jacobins, qui fournirent à ◀l’▶histoire occidentale ◀le▶ type même du parti unique. C’est en partant ◀de▶ ◀l’▶État des jacobins que ◀la▶ France numérote ses républiques, et ◀le▶ « réflexe républicain » qu’on invoque en périodes ◀de▶ crise est un réflexe conditionné procédant ◀de▶ ce traumatisme que fut ◀la▶ Terreur jacobine.
Je parle évidemment des partis ◀d’▶opinion ou ◀d’▶idéologie, à ◀la▶ française, non des partis anglais ou américains, dont ◀l’▶origine, ◀les▶ buts et ◀la▶ fonction n’ont rien en commun, sauf ◀le▶ nom, avec ◀les▶ formations qui se partagent ◀le▶ pouvoir dans ◀les▶ démocraties latines.
◀Le▶ fait qu’il y ait beaucoup de partis ne suffit pas à changer leur nature, mais ◀la▶ masque aux yeux de ◀la▶ masse : il ◀l’▶empêche en effet ◀de▶ déployer toutes ses virtualités, qui sont totalitaires. Chaque parti, s’il est né ◀d’▶une idéologie, non ◀d’▶une réalité bien définie et ◀d’▶intérêts bien déclarés, est candidat à ◀la▶ fonction ◀de▶ parti unique, parce qu’il prétend détenir ◀les▶ principes généraux ◀de▶ ◀la▶ vérité politique. ◀Les▶ intérêts transigent mais non ◀les▶ religions, ni ◀les▶ doctrines et idéologies qui sont leurs substituts dans notre monde laïque. Au niveau de ◀l’▶intérêt, ◀la▶ lutte qui s’institue entre ◀l’▶offre et ◀la▶ demande, par exemple, finit toujours par se résoudre dans ◀le▶ compromis concret qu’on nomme un prix. Mais deux religions, deux idéologies, ne se contenteront jamais ◀d’▶une vérité moyenne. C’est tout ou rien. Que ◀la▶ victoire reste indécise, comme il advient neuf fois sur dix, voilà qui relève des circonstances adverses, mais ne saurait affecter ◀la▶ vérité. Qu’il faille composer avec ◀les▶ circonstances est une cruelle et scandaleuse nécessité, à laquelle ◀les▶ partis ne se plieront qu’à la dernière extrémité. C’est dire qu’ils ont horreur ◀de▶ ◀la▶ vraie politique, qui est ◀l’▶art des compromis heureux.
Il en résulte que ◀la▶ différence entre un régime totalitaire et un régime ◀de▶ partis multiples ne tient pas au libéralisme ◀de▶ ces partis, mais seulement à leur impuissance. Cette « garantie des libertés » n’est pas durable, outre qu’elle manque ◀de▶ dignité.
Souvenirs ◀de▶ la Quatrième
◀La▶ politique consistait à préjuger ◀de▶ tout au nom de ◀la▶ doctrine ◀d’▶un parti. On rencontrait chaque jour des gens qui vous disaient : « En tant qu’homme ◀de▶ gauche, je ne puis admettre ceci ou cela », ou au contraire : « Si vous admettez avec moi ceci ou cela, c’est que vous êtes un homme ◀de▶ droite. » Phrases insensées. Car en supposant que ◀l’▶idéologie ◀de▶ tel ou tel parti fût un peu cohérente, ◀le▶ simple fait ◀d’▶appliquer cette idéologie à toute situation nouvelle et imprévue impliquait une erreur systématique, ou pour ◀le▶ moins multipliait ◀les▶ chances ◀d’▶erreur. C’était un refus systématique et proclamé ◀de▶ tenir compte des réalités dans leur nouveauté intrinsèque et par rapport à certains intérêts bien étudiés. Ce que ◀l’▶on appelait alors ◀la▶ politique était donc ◀le▶ contraire ◀de▶ ce que ◀le▶ mot signifie. C’était une sorte ◀d’▶activité abstraite, rhétorique, qui ne trouvait pas dans ◀les▶ réalités autant ◀de▶ problèmes à résoudre (après étude) mais autant ◀de▶ prétextes à « réaffirmer son attachement » à des principes invétérés, à dénoncer ◀les▶ manœuvres ◀d’▶un autre parti sous ◀le▶ nom ◀de▶ « complot » si elles semblaient devoir être efficaces, et à qualifier ◀de▶ « trahison » toute tentative ◀d’▶arrangement praticable, toute décision politique au sens propre. Nul besoin pour ce faire ◀d’▶une analyse sérieuse des objectifs et des méthodes des autres : il suffisait ◀de▶ recourir à un jeu ◀de▶ précédents historiques désignés par ◀de▶ simples dates (6 février, 18 brumaire ou 2 décembre, par exemple), ce langage codé permettant ◀de▶ démasquer ◀l’▶ennemi et ses viles intentions, en vertu d’une règle sacrée sans nul rapport aux situations toujours nouvelles.
Cette espèce ◀d’▶idéalisme politique se manifestait parfois ◀d’▶une manière extrême et quasi délirante, lorsqu’on voyait deux ou trois partis naître par scissiparité ◀d’▶un parti plus ancien, non point pour tenter ◀d’▶imposer telle mesure jugée plus opportune, mais à la suite de désaccords sur « ◀la▶ doctrine ». Or, qu’un parti pût naître ◀d’▶un parti, non ◀d’▶une réalité ni ◀d’▶un groupe ◀d’▶intérêts, ni ◀de▶ ◀l’▶apparition ◀d’▶une sérieuse divergence sur ◀la▶ manière ◀de▶ gouverner, voilà qui démontrait que « ◀la▶ vie politique » s’épuisait au niveau du discours, non ◀de▶ ◀l’▶action ; au niveau des réflexes et des tempéraments, des loyautés idéologiques ou des inimitiés personnelles, et non pas au niveau des données objectives ◀de▶ ◀l’▶événement ou ◀de▶ ◀l’▶évolution.
◀Les▶ partis renversaient très souvent ◀le▶ ministère, très rarement ou jamais une politique : c’est que ◀la▶ politique réelle n’existait plus pour eux ; ou si parfois elle insistait durement, elle était ressentie comme une gêne irritante, troublant « ◀le▶ jeu normal » du Parlement ; comme une sorte ◀d’▶aberration.
◀L’▶extrême insoutenable du régime fut atteint ◀le▶ jour où ◀l’▶assemblée prise ◀de▶ panique fit sa plus grande majorité depuis douze ans, pour appuyer ◀le▶ ministère Pflimlin. Elle savait bien que ce ministère ne représentait pas une politique : car dans ce cas elle ◀l’▶eût aussitôt renversé. Elle ne voyait en lui que le dernier refuge contre toute décision proprement politique. Elle fut donc elle-même renversée, en vertu d’une des lois ◀les▶ plus simples ◀de▶ ◀l’▶énergie psychologique : ◀la▶ volonté pratique ◀de▶ ne pas faire quelque chose équivaut pratiquement à ne vouloir aucune chose, à neutraliser tout vouloir, donc à se livrer à la première pression même modérée que ◀l’▶on subit ◀de▶ ◀l’▶extérieur : ce cas est illustré ◀de▶ manière exemplaire par ◀le▶ petit récit ◀de▶ Thomas Mann intitulé Mario et ◀le▶ Magicien.
◀Les▶ partis dans une fédération
Tout cela n’est pas imaginable dans un régime fédéraliste, qui est politique et non politicien. ◀Le▶ Parlement, dans une fédération, tient toute son existence des États membres et ◀de▶ quelques partis représentant des intérêts bien définis. Il n’a donc pas à confronter des opinions connues ◀d’▶avance sur chaque objet ou des doctrines inconciliables par nature, pour imposer à tous ◀la▶ loi du seul parti qui sait faire triompher sa « vérité » ; mais il doit au contraire concilier des réalités fort diverses et qu’il est obligé ◀de▶ respecter, puisque ◀le▶ refus ◀de▶ ◀l’▶uniformité au sein de ◀l’▶union est ◀l’▶essence même du régime. ◀Les▶ partis dans une fédération étant bien moins des partis pris universels que des parties constituantes, il en résulte pour chacun ◀la▶ nécessité biologique ◀de▶ s’adapter au bien du corps dont il est membre.
◀La▶ nation centraliste, « une et indivisible », ouvre une vaste carrière aux idéologies. Elle appelle et suscite des partis à ◀l’▶image ◀de▶ celui qui d’abord ◀l’▶unifia. ◀La▶ tolérance mutuelle entre ◀de▶ tels partis est donc contraire à leur définition : elle est subie parce qu’il ◀le▶ faut, provisoirement, en attendant ◀le▶ jour où ◀l’▶on prendra ◀le▶ pouvoir. Au contraire, dans une fédération, un parti ◀de▶ doctrine générale se verrait condamné à rester faible, manquant ◀de▶ racines dans chaque région, tandis que ◀les▶ partis régionaux savent ◀d’▶instinct qu’ils ne resteront forts qu’autant qu’ils limiteront leur ambition à composer ◀les▶ intérêts locaux qu’ils représentent avec ◀la▶ santé ◀de▶ ◀l’▶ensemble.
C’est donc en vain que ◀l’▶on tentera ◀d’▶imposer ◀la▶ fameuse « discipline civique » aux partis ◀d’▶une nation centralisée, qui n’y voient guère qu’un pis-aller en temps ◀de▶ crise, tandis qu’on n’aura pas à ◀l’▶imposer aux partis ◀d’▶une fédération, qui voient en elle ◀la▶ condition ◀de▶ leur succès.
◀L’▶exécutif exécuté
À Strasbourg, il y a quatre ou cinq ans, j’interrogeais un député français dans ◀les▶ couloirs ◀de▶ ◀l’▶assemblée, pendant que celle-ci tentait ◀de▶ rédiger une constitution pour ◀l’▶Europe.
— Nous sommes arrêtés, me dit-il, par ◀le▶ problème ◀de▶ ◀la▶ stabilité ◀de▶ ◀l’▶exécutif.
— Prenez ◀le▶ Conseil fédéral suisse, lui dis-je, c’est ◀le▶ modèle même ◀de▶ ◀la▶ stabilité.
Et, comme il semblait un peu vague, je lui rappelai que ce collège ◀de▶ sept membres, qui est à la fois ◀le▶ chef de l’État et ◀le▶ cabinet, prépare des lois et ◀les▶ soumet au Parlement mais si ce dernier ◀les▶ refuse, ◀le▶ Conseil ne démissionne pas : il propose simplement des textes modifiés. En cas ◀de▶ conflit prolongé, ◀le▶ peuple tranche par un référendum.
— Que me dites-vous là ? ◀Le▶ Parlement ne pourrait donc pas renverser ◀les▶ ministres élus par lui ?
— Il ne ◀le▶ peut pas davantage que ◀les▶ ministres ne peuvent imposer leurs décrets. Force est donc ◀de▶ s’entendre sur quelque compromis.
— Mais alors, il n’y a plus ◀de▶ politique s’écria ce député consterné.
— Je crains bien, répliquai-je, que votre cri du cœur ne définisse ◀l’▶idée ◀de▶ ◀la▶ politique que ◀l’▶on se fait trop généralement en France.
Et en effet : ◀le▶ grand moment ◀de▶ ◀la▶ vie politique française sous la Troisième et sous la Quatrième, c’était ◀le▶ moment ◀de▶ chute du ministère. Cette conception fort dramatique mais négative ◀de▶ ◀la▶ conduite des affaires ne manquait pas ◀de▶ surprendre ou ◀de▶ scandaliser ◀les▶ étrangers. C’est qu’ils oubliaient ◀l’▶origine, ◀l’▶acte initial et fondateur ◀de▶ la première des Républiques françaises : ◀la▶ mise à mort du roi, ce symbole du Pouvoir.
Acte sacrificiel et bouleversant, dont ◀les▶ parlementaires modernes, héritiers des conventionnels, cherchent à renouveler ◀le▶ grand frisson sacré quand ils renversent un ministère. Mais c’est chaque fois moins excitant, moins efficace, et comme on ne peut forcer ◀la▶ dose ◀de▶ cette drogue sans cesse édulcorée, on essaie ◀de▶ se rattraper en multipliant ◀les▶ piqûres.
Jusqu’au jour où ce « régime » épuisant, se reconnaissant épuisé, s’abandonne au médecin paternel — image du Roi dans ◀l’▶inconscient — qui ◀l’▶envoie ◀d’▶un ton ferme et gentil se détendre ◀les▶ nerfs et se taire pour un temps.
Post-scriptum
À ◀l’▶heure où j’écris, ce 10 août, ◀le▶ débat se déchaîne, comme je ◀l’▶avais prévu dans ma chronique du mois dernier, sur ◀la▶ question ◀de▶ ◀la▶ fédération ou ◀de▶ ◀la▶ confédération. Il semble bien que ◀les▶ nationalistes soient aujourd’hui pour la première formule contre la seconde, quand il s’agit du régime ◀de▶ ◀la▶ France, mais renversent leur position quand il s’agit ◀de▶ ◀l’▶avenir européen. Rien de plus logique, malgré ◀les▶ apparences un peu complexes. Mais ◀l’▶électeur comprendra-t-il ? Je suis bien sûr que non, et cela n’importe guère.
La plupart des constitutions ont été rédigées et adoptées dans ◀la▶ confusion générale, mais ne préjugeaient pas ◀de▶ ◀l’▶avenir du régime. Car ◀la▶ vie politique n’a jamais dépendu des articles et paragraphes. Elle dépend ◀de▶ ◀l’▶angle ◀de▶ vision qu’une élite responsable ou qu’un chef définit. ◀La▶ question du fédéralisme est désormais posée devant ◀le▶ peuple français : que ◀l’▶on soit pour ou contre importe beaucoup moins que ◀le▶ seul fait qu’elle soit posée.