Sur le▶ vocabulaire politique des Français (novembre 1958)aw
Quand ◀les▶ « masses » ne sont plus ◀la▶ masse. — ◀Les▶ chiffres du référendum me paraissent commander une sérieuse révision du vocabulaire politique, dans ses termes fondamentaux.
Par exemple, on peut accorder ◀le▶ sens traditionnel et un peu vague des mots peuple et démocratie avec ◀les▶ résultats du référendum : il suffit pour cela ◀d’▶admettre que ◀la▶ démocratie, gouvernement du peuple, est en fait ◀le▶ régime choisi par ◀la▶ majorité des électeurs. En revanche, ◀les▶ résultats du référendum étant donnés, si on ◀les▶ déclare contraires à ◀la▶ démocratie, il faut admettre alors que ni ◀le▶ peuple ni ◀la▶ démocratie ne sont ce que ◀l’▶on croyait, que ◀le▶ « vrai » peuple n’est pas valablement représenté par ◀la▶ majorité des électeurs, et que ◀la▶ « vraie » démocratie ne saurait être définie que par ◀les▶ vœux ◀de▶ ◀la▶ minorité et ◀les▶ éditoriaux ◀de▶ ◀L’▶Express. Ce qui est peut-être moins absurde en fait que ne ◀le▶ font croire ◀les▶ étymologies : je n’en jugerai pas dans cette chronique. Je voudrais seulement signaler des difficultés sémantiques et suggérer leur solution. Il y a longtemps que ◀la▶ Logique ◀de▶ Port-Royal m’a convaincu qu’on peut faire dire aux mots tout ce que ◀l’▶on veut, « à condition ◀d’▶en avertir ».
On croyait jusqu’ici que ◀le▶ peuple signifiait ◀l’▶ensemble ◀de▶ ◀la▶ population ◀d’▶un pays, ou ◀l’▶élément « populaire » par contraste avec ◀les▶ « élites » sociales, ou encore « ◀les▶ masses » par opposition aux « deux-cents familles » : dans tous ◀les▶ cas, c’était ◀le▶ grand nombre. ◀L’▶appel au peuple, procédé démocratique par définition, était donc ◀l’▶appel au grand nombre. Mais aujourd’hui, quatre Français sur cinq ayant affirmé leur volonté ◀de▶ passer ◀de▶ la Quatrième à la Cinquième, si ◀l’▶on estime que ce résultat n’exprime pas ◀l’▶opinion du vrai peuple et sonne ◀le▶ glas ◀de▶ ◀la▶ vraie démocratie, c’est qu’on a changé ◀le▶ sens des mots depuis Rousseau, mais non pas ◀d’▶une manière univoque, invariable et clairement déclarée.
Sartre, décrivant ◀la▶ manifestation du 4 septembre, nous montrait « au milieu de ◀la▶ place, ◀le▶ prince ; autour de lui, ◀le▶ chœur des élus ; puis, derrière ◀les▶ barricades et ◀le▶ cordon des flics, très loin, ◀le▶ grondement du peuple qui dit Non. » Voyons ◀les▶ faits. Sans grondement, ◀le▶ peuple a dit Oui. C’est donc qu’il n’était pas ◀le▶ véritable Peuple, celui qui aura toujours raison, et qui ne peut être défini par une trompeuse majorité71. Car ◀le▶ vrai Peuple vote à gauche ◀de▶ Guy Mollet, c’est-à-dire à ◀l’▶est ◀de▶ ◀la▶ gauche. Un paysan, un artisan, un camionneur, un petit commerçant athée ou catholique, un ouvrier même syndiqué n’est pas ◀le▶ Peuple, dès ◀l’▶instant qu’il vote pour de Gaulle : c’est un électeur égaré et même, on ◀le▶ précise, « terrorisé ».
Il s’ensuit que ◀le▶ vrai Peuple — celui qui gronde — et que ◀les▶ vraies « masses », qui sont une part ◀de▶ ce 20 % dont on ne veut à aucun prix être coupé, sont ◀les▶ électeurs communistes, soutenus dans ◀le▶ cas présent par quelques radicaux et quelques groupes ◀d’▶intellectuels bourgeois. Comme ils sont une minorité, il faut bien en conclure qu’une vraie démocratie, celle du vrai Peuple, ne saurait être gouvernée que par une élite éclairée, sachant mieux que ◀la▶ grande masse amorphe ce que celle-ci doit vouloir pour son bien : ce serait une aristocratie, au sens littéral ◀de▶ ce terme. Pourquoi pas ? Mais il faut en avertir. On préfère mélanger ◀les▶ clichés et ◀les▶ faits, et ◀l’▶on invoque Michelet pour faire passer Lénine.
Sur un terme inutile et incertain. — ◀L’▶usage du mot démocratie dans nos discussions politiques signale presque toujours ◀l’▶apparition ◀de▶ ◀la▶ mauvaise foi. On devrait donc se ◀l’▶interdire, car au fait, il ne sert à rien dès ◀l’▶instant que chacun se déclare démocrate et que seul ◀l’▶adversaire (ou l’autre) ne ◀l’▶est pas, cependant que nulle définition claire et distincte ne peut tenir lieu ◀d’▶étalon et permettre en bonne foi ◀de▶ trancher ◀le▶ débat.
Si ◀la▶ démocratie est ce qu’en dit ◀le▶ Littré, un régime où ◀le▶ peuple exerce ◀la▶ souveraineté, elle n’a jamais été réalisée et ne saurait ◀l’▶être. On a donc tacitement convenu ◀d’▶appeler démocraties ◀les▶ régimes où ◀le▶ peuple, qui ne saurait ◀l’▶exercer, délègue ◀la▶ souveraineté à qui lui plaît. À partir de là, ce qui règne, c’est ◀la▶ confusion sémantique.
On appelle démocratie populaire, par un apparent pléonasme (puisque demos égale populus), tout régime imposé à ◀la▶ nation entière par une infime minorité, pourvu qu’elle ait pris soin ◀de▶ se nommer ◀le▶ « vrai peuple ». Ainsi Khrouchtchev peut déclarer sans rire que ◀le▶ référendum français n’est pas plus populaire qu’il est démocratique.
On parle ◀de▶ plébiscite (du latin plebs, populace ou prolétariat, par contraste avec populus, ◀le▶ peuple entier) quand une majorité trop forte se dégage. C’est un paradoxe étymologique, mais il y a plus. Nonobstant ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ démocratie comme volonté du plus grand nombre, ◀le▶ plébiscite est généralement considéré par ◀les▶ Français comme antidémocratique.
On appelle démocratie formelle (ou réactionnaire) un régime où ◀les▶ droits politiques sont garantis par ◀le▶ libre jeu des partis et ◀de▶ ◀l’▶opposition ; et démocratie réelle (ou progressiste) un régime ◀de▶ parti unique, si toutefois ce parti se dit ◀de▶ gauche et réussit à liquider ◀l’▶opposition. Cependant, ◀le▶ fascisme, qui a tous ◀les▶ caractères ◀d’▶une telle « démocratie réelle », est généralement défini comme ◀le▶ contraire ◀de▶ ◀la▶ démocratie. Ceux qui demandent pourquoi sont traités ◀de▶ fascistes.
Si un peuple décide à une très forte majorité ◀de▶ déléguer sa souveraineté à un seul homme au lieu de 596, on peut dire, dans ce cas, ou bien que ◀la▶ dictature ainsi plébiscitée est démocratique, ou bien que ◀la▶ vraie démocratie n’est pas ◀le▶ régime élu par ◀la▶ majorité, mais au contraire celui que préconise une minorité éclairée. Si cette minorité prenait ◀le▶ pouvoir, quelle serait alors ◀la▶ différence formelle entre ◀les▶ deux régimes ? L’un serait une dictature librement choisie par ◀la▶ majorité, l’autre une dictature imposée par ◀la▶ minorité au nom de ◀la▶ liberté. Tous ◀les▶ deux pourraient se dire démocratiques.
Mais que se passerait-il dans ◀le▶ cas, fort improbable, où ◀l’▶on renoncerait à invoquer ce terme, qui ne signifie plus rien puisqu’on ◀l’▶applique à tout ? On se verrait contraint ◀de▶ définir ◀les▶ oppositions véritables et ◀de▶ remplacer ◀la▶ discussion des mythes hérités du xixe siècle par celle des structures politiques réclamées par ◀le▶ xxe siècle : centralisme uniforme ou fédéralisme, cadre national ou continental, autonomies locales et plans ◀de▶ production, etc. ◀Les▶ grands critères deviendraient, j’imagine, ◀la▶ liberté et ◀l’▶efficacité. ◀Les▶ grands débats seraient entre partisans du confort ou du sens ◀de▶ ◀la▶ vie… On parlerait, en somme, des mêmes choses qu’aujourd’hui, mais ce serait plus clair et moins bête. Simplifiez par « démocratie » ◀les▶ polémiques contemporaines, vous verrez comme tout est plus net !
Sur une phrase insensée. — Jean-Paul Sartre est une belle intelligence. Quand il écrit ◀la▶ phrase suivante : « Il y a cent-cinquante ans que ◀la▶ France est adulte, qu’a-t-elle besoin ◀d’▶un père ? » on se demande sérieusement ce qu’il veut dire.
Croit-il, comme celui qu’il attaque, à une France idéale, personnifiée, différente des Français réels ? C’est peu probable. Croit-il que ◀le▶ corps électoral français a fait preuve ◀d’▶une égale maturité depuis 150 ans, ◀la▶ sagesse des pères se prolongeant dans celle des fils, et ◀le▶ plébiscite ◀de▶ 1852 dans celui ◀de▶ 1958 ? Sûrement non. Penserait-il qu’une nation « adulte » n’a plus besoin ◀d’▶être gouvernée ? On peut ◀l’▶imaginer, mais non pas ◀le▶ vérifier. ◀La▶ France réelle, depuis 150 ans : celle ◀de▶ Napoléon en 1808, ◀de▶ ◀la▶ Restauration et ◀de▶ ◀la▶ Charte, ◀de▶ Gavroche sur ◀les▶ barricades, du prince-président, du Second Empire, ◀de▶ ◀la▶ Commune, des Jules, ◀de▶ Delcassé, ◀de▶ Clemenceau, du Front populaire, ◀de▶ Vichy, des 26 ministères ◀de▶ la Quatrième, et j’en passe, n’apparaît guère dans son ensemble plus « adulte » que ◀la▶ Nouvelle Vague.
◀La▶ phrase citée n’a aucun sens, mais elle n’en est pas moins révélatrice. Politiquement absurde, elle donne ◀la▶ clef ◀d’▶une attitude psychologique intéressante.
◀L’▶image du père. — N’est-il pas remarquable que Sartre, introduisant une longue diatribe contre ◀la▶ monarchie nouvelle, s’en prenne d’abord à ◀la▶ croyance en Dieu ? « Il est normal, écrit-il, qu’un certain nombre ◀de▶ personnes, maltraitées par ◀la▶ vie, aient besoin ◀de▶ croire en Dieu et surtout en Son Incarnation. Combien ◀de▶ femmes solitaires et trahies ont étendu leur ressentiment à ◀l’▶espèce entière : tout ce qui est humain leur fait horreur, elles aiment ◀les▶ chiens et ◀les▶ surhommes. » Si donc ◀les▶ Français veulent un roi, c’est qu’ils cèdent au mirage du « Grand Un », à ◀l’▶attrait du « Gentil Seigneur » auquel on offre « amour et foi en échange ◀de▶ son aide et protection ». Et si Sartre est contre de Gaulle, c’est qu’il est d’abord contre Dieu : de Gaulle et Dieu se confondent avec ◀l’▶image du Père. Voilà ◀l’▶ennemi. Je suis adulte, ou quoi ?
À chacun ses complexes et ses débats intimes. Je n’entends parler ici que des projections publiques ◀d’▶une attitude qui échappe à tout jugement moral. C’est ◀la▶ politique œdipienne qui tombe seule sous ◀le▶ coup ◀de▶ ◀la▶ critique. Elle procède ◀d’▶une révolte affective contre toute forme ◀d’▶autorité personnifiée. Devant ◀l’▶image du Père, elle ne peut concevoir que ◀l’▶adoration lâche ou ◀la▶ révolte, ◀l’▶idolâtrie ou ◀l’▶iconoclastie. Elle n’arrive pas à ◀la▶ notion ◀de▶ respect, qui est une attitude réfléchie, librement consentie, tout bien pesé…
« Je ne crois pas en Dieu, insiste Sartre — mais si dans ce plébiscite je devrais choisir entre Lui et ◀le▶ prétendant actuel, je voterais plutôt pour Dieu : il est plus modeste. » Cette phrase bizarre esquisse une distinction — rhétorique ou sincère, je ne sais — entre Dieu et ◀le▶ Général ; mais elle échoue dans un sophisme. En effet, si Sartre préfère Dieu au Général, c’est qu’il peut nier ◀l’▶existence ◀de▶ Dieu, non celle du Général. Or si Dieu n’existe pas, ◀le▶ monarque n’a rien au-dessus ◀de▶ lui qui ◀le▶ juge et limite son pouvoir : il sera donc dictateur absolu. Tout pouvoir, dans un monde sans Dieu, devient fatalement abusif. En fait, de Gaulle étant chrétien, ne saurait être un dictateur à ◀la▶ Staline, seul porteur du Sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire, maître des âmes et des réflexes. En d’autres termes : dans ◀le▶ monde sans Dieu ◀d’▶un Sartre, de Gaulle doit nécessairement apparaître comme ◀le▶ Tyran sans frein ni loi — tandis que dans ◀le▶ monde où Dieu existe, qui est celui du général de Gaulle, ◀la▶ tyrannie totalitaire est impensable. J’entends qu’elle serait condamnée par ◀la▶ Vérité même que ◀le▶ chef veut servir. ◀Les▶ crimes ◀d’▶Hitler et ◀de▶ Staline étaient légitimés, bien au contraire, par ◀la▶ doctrine que proclamaient ces hommes, et que beaucoup de ceux qui ont voté non, aux deux extrêmes, approuvent encore.
Problème particulier ◀d’▶une monarchie française. — Personne ne peut douter que ◀la▶ Ve République soit une forme ◀de▶ monarchie très voisine ◀de▶ ◀l’▶américaine. Comme cette dernière, elle demeure élective, mais elle est encore plus laïque : point ◀de▶ prières publiques ni ◀de▶ serment sur ◀la▶ Bible. Ceci tient à ◀la▶ persistance du complexe anticlérical, survivant aux pouvoirs réels ◀de▶ ◀l’▶Église catholique dans ce pays.
On observe en effet que ◀les▶ monarchies sacrées, fondées sur ◀le▶ rite catholique, ont été renversées dans toute ◀l’▶Europe par un anticléricalisme intransigeant. En revanche, ◀les▶ pays protestants, ignorant ◀le▶ cléricalisme, ont conservé des monarchies incontestées, fort bien admises par leurs fréquentes majorités ◀de▶ gauche. Anglicane et presbytérienne en Grande-Bretagne, calviniste en Hollande, luthérienne dans ◀les▶ trois pays scandinaves, ◀la▶ monarchie paraît s’accommoder ◀d’▶un sens civique qu’on est en droit ◀de▶ dire « adulte » cette fois-ci, et ◀d’▶un socialisme concret, plus poussé que partout ailleurs. (◀La▶ Suisse républicaine est bien moins progressiste à cet égard.) C’est que ◀la▶ royauté, dans ces nations, n’est plus sacrée mais respectable et respectée. Elle ne peut exciter ces fureurs œdipiennes que réveille au cœur ◀d’▶un Français ◀le▶ moindre rappel apparent ◀de▶ tant de Pères distants, orgueilleux et frivoles.
◀Le▶ grand problème qui se pose au général de Gaulle n’est-il pas celui ◀d’▶instaurer dans une France anticléricale et catholique un type ◀de▶ monarchie qui, jusqu’ici, n’a fait ses preuves que chez ◀les▶ hérétiques ?