Comment définir l’▶Europe ?
◀Le▶ titre des considérations que je voudrais vous proposer m’a rappelé ◀la▶ mémoire ◀de▶ ◀l’▶écrivain, dont ◀la▶ chaire où je parle ici porte ◀le▶ nom.
Je m’étais chargé, en 1937, ◀de▶ composer pour une revue française un numéro spécial consacré à ◀la▶ Suisse, et j’avais tout naturellement pensé, pour ◀l’▶introduire, à notre grand C. F. Ramuz.
Il m’envoya cette introduction sous ◀la▶ forme ◀d’▶une lettre ouverte qui fit, je ◀l’▶avoue, quelque bruit. Vous verrez aussitôt pourquoi, par ◀les▶ quelques lignes que je vais vous en lire.
Cher Monsieur de Rougemont, c’est une accablante entreprise que ◀d’▶expliquer un peuple, surtout quand il n’existe pas. Nous qui en sommes, nous savons bien que nous ne sommes pas Suisses, mais Neuchâtelois, comme vous, ou Vaudois, comme moi, ou Valaisan, ou Zurichois, c’est-à-dire des ressortissants ◀de▶ petits pays véritables. Non seulement ◀de▶ pays nombreux et variés, mais parlant trois langues, sans compter beaucoup de dialectes et ◀de▶ patois, pratiquant deux confessions religieuses, sans compter beaucoup de sectes. Tous ces petits ensembles constituant des républiques ou cantons, pourvus chacun ◀de▶ son gouvernement particulier et ◀de▶ ses propres écoles. […] En Suisse, il n’y a que ◀les▶ boîtes aux lettres et ◀l’▶uniforme ◀de▶ nos milices qui présentent quelque uniformité. Partout ailleurs nous nous distinguons avec soin ◀les▶ uns des autres. Et ce n’est pas ◀la▶ moindre ironie ◀de▶ notre sort que tant de précautions n’aboutissent qu’à nous faire dire à ◀l’▶étranger : — Tiens, vous êtes Suisse ? Comment se fait-il que vous parliez si bien ◀le▶ français ?
Ramuz concluait que ◀la▶ Suisse n’est qu’une entité politique et militaire, fort utile à ses peuples, il est vrai. Mais il doutait, ou même niait, que cette entité pût avoir une existence ◀d’▶un ordre plus élevé, littéraire, artistique ou spirituel.
Or, tout ce que Ramuz m’écrivait au sujet de ◀la▶ Suisse dont je ◀le▶ priais ◀de▶ parler vaudrait également, ou bien plus, pour ◀l’▶Europe dont je vais vous parler, à cette différence près que ◀l’▶Europe n’est pas même — ou pas encore — une entité politique et militaire. J’imagine donc Ramuz me répétant ce soir avec une amicale ironie : « Cher M. de Rougemont, c’est une accablante entreprise que ◀de▶ vouloir définir une Europe qui n’existe pas. »
Je vais tout de même essayer ◀d’▶affronter cette accablante entreprise. Il y a plus ◀de▶ dix ans que je suis engagé en elle, j’ai donc un certain entraînement. Au surplus, je vois poindre depuis peu quelques très bonnes et très solides raisons ◀de▶ penser que ◀l’▶Europe, même si elle n’existe pas, ou pas davantage que ◀la▶ Suisse selon Ramuz, finira bien par exister au moins autant. Avouons-◀le▶, sans fausse modestie : ce ne serait déjà pas si mal !
Je me propose ◀d’▶examiner quelques-unes des définitions ◀de▶ ◀l’▶Europe qui ont été données jusqu’ici, et ◀d’▶en suggérer une nouvelle. Mais tout d’abord, il nous faudra situer ◀le▶ problème dans sa réalité, c’est-à-dire dans ◀le▶ drame ◀de▶ notre temps.
Quand un interviewer me demande à brûle-pourpoint : « Qu’est-ce que ◀l’▶Europe ? Pouvez-vous me répondre en une phrase ? », j’ai ◀l’▶habitude ◀de▶ dire : « ◀L’▶Europe, c’est quelque chose qu’il nous faut unir. » Définition absolument pragmatique, mais qui a ◀le▶ mérite ◀de▶ ◀la▶ simplicité. Ce qu’on appelle « ◀l’▶idée européenne » est en fait une action créatrice.
◀La▶ nécessité ◀d’▶unir nos peuples résulte des faits ◀les▶ plus patents et ◀les▶ plus considérables ◀de▶ notre siècle. Je vais vous en énumérer très rapidement, sans aucun commentaire, une dizaine.
Il y a, tout d’abord, ◀la▶ perte ◀de▶ ◀la▶ royauté mondiale qu’exerçait ◀l’▶Europe, sans conteste, sur ◀la▶ planète entière depuis ◀la▶ Renaissance.
Il y a ◀la▶ perte ◀d’▶une grande partie des colonies conquises par ◀les▶ États européens dans ◀les▶ deux Amériques, en Asie et en Afrique.
Il y a ◀la▶ révolte ◀de▶ ◀l’▶Asie contre ◀l’▶Occident tout entier, révolte concrétisée par ◀l’▶assemblée et ◀le▶ manifeste ◀de▶ Bandung.
Et ◀la▶ révolte du monde arabe, du golfe Persique à Tanger, au nom d’un nationalisme d’ailleurs emprunté à nos traditions européennes.
Il y a ◀la▶ fermentation que vous savez ◀de▶ ◀l’▶Afrique noire, dont ◀le▶ sol se trouve détenir quelques-unes ◀de▶ nos plus grandes sources ◀d’▶énergie et ◀de▶ matières premières.
Il y a ◀le▶ déficit énergétique ◀de▶ ◀l’▶Europe qui ◀la▶ met sous ◀la▶ dépendance, notamment au point de vue du pétrole, du Moyen-Orient et des Amériques.
Il y a ◀les▶ transformations techniques considérables qui sont intervenues dans ce siècle, réduisant ◀les▶ distances, abaissant ◀les▶ barrières qui étaient censées nous protéger, exigeant ◀de▶ grands marchés continentaux et des investissements à leur mesure.
Il y a ◀les▶ armes atomiques, qui dominent ◀la▶ politique du siècle, et qui sont trop chères pour chacun ◀de▶ nos trop petits pays.
Il y a enfin ◀l’▶augmentation vertigineuse ◀de▶ ◀la▶ population du monde, beaucoup plus rapide en Asie et en Afrique qu’en Europe même.
Tous ces facteurs convergent, et tous nous dictent une seule et unique solution : ◀la▶ création rapide ◀d’▶une Europe fédérée, sans barrières intérieures, seule capable ◀de▶ tenir son rang ou ◀de▶ ◀le▶ regagner à ◀l’▶échelle mondiale.
Certains disent qu’il est trop tard ; que ◀l’▶URSS et ◀les▶ USA, ces deux colosses qui se sont élevés à ◀l’▶est et à ◀l’▶ouest ◀de▶ ◀l’▶Europe pendant que nous étions en train de nous ruiner nous-mêmes par deux guerres, vont nous écraser définitivement. Cette prétendue constatation, qu’il semble qu’on ait souvent faite depuis une bonne dizaine ◀d’▶années, n’est pas sérieuse ni objective.
J’ai ◀l’▶habitude ◀de▶ poser, au cours de causeries familières devant des auditoires beaucoup plus restreints que le vôtre, ◀la▶ question suivante : « Combien pensez-vous que nous soyons dans cette pauvre petite Europe que ◀l’▶on dit écrasée entre ◀les▶ deux colosses ◀de▶ ◀l’▶Est et ◀de▶ ◀l’▶Ouest ? » On me répond en général que nous devons être au maximum 200 millions, que ◀les▶ Américains doivent être au moins 300 millions et ◀les▶ Russes plus ◀de▶ 400 millions. Un très faible effort ◀d’▶information suffit à corriger ces chiffres : nous sommes, en fait, nous ◀les▶ Européens, à ◀l’▶ouest du rideau ◀de▶ fer, 340 millions. Si nous récupérions ◀les▶ pays satellites, cela ferait un total ◀de▶ 440 millions ◀d’▶habitants, c’est-à-dire deux fois et demie ◀la▶ population des États-Unis d’Amérique et plus ◀de▶ deux fois celle ◀de▶ ◀l’▶URSS. Même si nous laissons ◀de▶ côté ◀les▶ pays ◀de▶ ◀l’▶Est, provisoirement, ce chiffre ◀de▶ 340 millions équivaut presque à ◀l’▶addition des États-Unis et ◀de▶ ◀l’▶URSS.
Je ne parle que ◀de▶ chiffres, et non ◀de▶ qualités. Je ne parle même pas ◀de▶ ◀la▶ qualité ◀de▶ nos artistes, ◀de▶ nos architectes, ◀de▶ nos éducateurs et ◀de▶ nos paysans, ◀de▶ ◀la▶ main-d’œuvre industrielle, des artisans, des savants et des philosophes, — dont nous bénéficions pour ◀le▶ moment.
◀Les▶ États-Unis d’Europe seraient donc parfaitement capables par leur masse autant que par leur esprit, par leur sens ◀de▶ ◀l’▶aventure autant que par leurs traditions, ◀de▶ créer dans ◀le▶ monde un facteur ◀d’▶équilibre, un facteur ◀d’▶animation des échanges mondiaux, et, par là même, un facteur ◀de▶ paix.
Cependant, au cours des discussions sur ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe qui se déroulent depuis une dizaine ◀d’▶années, on ne cesse ◀de▶ reposer ces mêmes questions préalables : « Est-ce que ◀l’▶Europe est vraiment une unité ◀de▶ civilisation et ◀de▶ culture ? En d’autres termes, est-ce que ◀l’▶on peut fonder ◀l’▶union politique et économique ◀de▶ ◀l’▶Europe sur une unité plus profonde, humaine, physique et spirituelle, préexistant à cette union ? » Et naturellement, on met en doute cette unité. C’est une des manies intellectuelles ◀les▶ plus répandues dans tous nos pays, que cette façon ◀de▶ mettre en doute ◀l’▶existence même ◀de▶ ◀l’▶Europe comme telle. Tantôt on nous dit : « Nous sommes, en Europe, beaucoup trop différents ◀les▶ uns des autres. Nos nations sont vraiment, par tradition, presque sans commune mesure », un peu dans ◀le▶ sens où Ramuz, dans ◀le▶ passage que je vous ai lu tout à ◀l’▶heure, nous parlait ◀de▶ nos cantons suisses. Tantôt on nous dit au contraire : « ◀Les▶ Européens n’ont, au fond, pas ◀de▶ problèmes spécifiques qui ◀les▶ distinguent du reste ◀de▶ ◀l’▶humanité. Tous ◀les▶ continents se ressemblent et ont aujourd’hui ◀les▶ mêmes problèmes ◀de▶ technique, ◀d’▶organisation sociale, etc. »
Jeu typiquement européen ! À tel point que pendant une table ronde ◀de▶ ◀l’▶Europe, que je présidais à Rome il y a quelques années, agacé par ces objections qui se multipliaient autour du tapis vert, j’ai noté sur un bout ◀de▶ papier ◀la▶ définition suivante : « ◀L’▶Européen ne serait-il pas cet homme étrange, qui se manifeste comme Européen dans ◀la▶ mesure précise où il doute qu’il ◀le▶ soit, et prétend au contraire s’identifier soit avec ◀l’▶homme universel, soit avec ◀l’▶homme ◀d’▶une seule nation du grand complexe européen, dont il révèle ainsi qu’il fait partie par ◀le▶ seul fait qu’il ◀le▶ conteste ? »
Nos intellectuels, nos mandarins, dirai-je, adorent ce genre ◀de▶ jeu. Mais hors ◀d’▶Europe, on ne ◀les▶ comprend pas. Car, vue ◀de▶ loin, ◀l’▶Europe est évidente. Tout ◀le▶ problème consiste à se placer à ◀la▶ bonne distance du phénomène à observer. Vous rappellerai-je ◀l’▶histoire du savant qui voulait étudier ◀l’▶éléphant à ◀l’▶aide ◀d’▶un microscope ? Il n’est jamais venu à bout ◀de▶ sa description ◀de▶ ◀l’▶éléphant, dont il n’a pu connaître ni ◀la▶ forme, ni ◀la▶ couleur, ni ◀les▶ défenses, ni bien entendu, ◀le▶ caractère.
Ainsi en va-t-il entre nous, entre nos trop petites nations. Tant que nous restons nez à nez, nous ne voyons que nos différences. Nous disons : « Quoi ◀de▶ commun entre un Scandinave du cercle arctique et un Italien de la Sicile ? Quoi ◀de▶ commun entre ◀les▶ Anglais et ◀les▶ Continentaux ? Entre nos chrétiens et nos athées ? Entre nos réactionnaires et nos progressistes ? Et pire encore, quoi ◀de▶ commun entre des radicaux valoisiens, des radicaux non valdoisiens et des radicaux centre gauche, donc ◀de▶ droite ? » À nous entendre, nous autres Européens ◀de▶ différentes nations, nous autres Français ◀de▶ différents partis, ou nous autres Suisses ◀de▶ différents cantons, nous n’aurions vraiment pas grand-chose en commun…
Vus ◀d’▶Amérique, quelle que soit notre nation, nous sommes tous des Européens. Vus ◀d’▶Asie, je n’ai pas besoin ◀d’▶insister, on nous confond même avec ◀les▶ Américains. Et, ◀de▶ toute manière, cette unité européenne dont nous nous plaisons à douter, ◀les▶ Asiatiques ◀la▶ confirment en nous confondant tous dans une méfiance commune qui va parfois jusqu’au mépris, quand elle ne s’arrête pas à ◀l’▶envie.
Cependant ◀les▶ sceptiques ne désarment pas. Ils nous disent : « Bon ! admettons que, vue ◀de▶ très loin, ◀l’▶Europe soit une entité. Mais vous ne pouvez pas ◀la▶ préciser. Où commence-t-elle ? Où finit-elle exactement ? Est-ce que ◀la▶ Turquie d’Asie Mineure en fait partie ? Est-ce que ◀l’▶Afrique du Nord en fait partie ? Est-ce que ◀la▶ Russie en fait partie ? Tant que vous ne nous aurez pas donné une bonne et précise définition géographique, nous ne marcherons pas. » Or, il est parfaitement clair que ◀les▶ frontières ◀de▶ ◀l’▶Europe ont considérablement varié au cours des âges, et que cela n’est pas fini. Surtout du côté de ◀l’▶Est, où n’existent pas ce que ◀l’▶on a appelé — à tort d’ailleurs — des frontières naturelles. ◀La▶ frontière avec ◀l’▶Est a toujours été une frontière purement historique, changeante au gré des poussées et des contre-poussées venant ◀de▶ ◀l’▶Asie et ◀de▶ ◀l’▶Europe.
◀L’▶Europe a varié et elle variera. Est-ce à dire qu’elle n’existe pas ? Il suffit ◀de▶ rappeler ici que ◀les▶ frontières ◀de▶ toutes nos nations, en Europe, ont varié au cours des âges, et j’entends bien ◀les▶ frontières des nations qui passent à juste titre pour ◀les▶ plus existantes du point de vue national, comme ◀la▶ France. ◀La▶ France, au début du xiiie siècle, ne comprenait ni ◀le▶ Languedoc, ni ◀la▶ Provence, ni ◀la▶ Bretagne, ni ◀l’▶Alsace, ni ◀la▶ Lorraine, ni ◀la▶ Bourgogne, ni ◀les▶ Flandres, et c’était tout de même ◀la▶ France. À ces mêmes nationalistes qui nous disent : « Seule ◀la▶ nation existe, parce qu’on sait exactement où elle commence et où elle finit, et votre Europe n’existe pas parce que ses frontières varient à ◀l’▶Est », je répondrai que, même si une définition géographique ◀de▶ ◀l’▶Europe était possible, elle ne présenterait pas grand intérêt, car en réalité, ce ne sont pas des terres que nous devons unir, mais des hommes, des hommes relevant ◀d’▶un certain type ◀d’▶humanité et ◀d’▶un certain type ◀de▶ culture. Or ces hommes ne sont pas des produits du sol, quoi qu’en dise une certaine littérature, mais ◀les▶ produits ◀d’▶une tradition. Ils ne naissent pas ◀de▶ ◀la▶ terre, mais d’autres hommes.
Aux amateurs ◀de▶ géographie je réponds donc : ◀l’▶Europe, c’est d’abord ◀le▶ fonds commun ◀de▶ tous ceux qui se réclament ◀de▶ « ◀l’▶Europe notre mère ».
Si ◀les▶ critères physiques sont vraiment incertains, qu’en est-il des critères moraux ? Il faudrait donner ici une définition ◀de▶ ◀l’▶Europe par sa culture. Mais avons-nous vraiment une culture commune ? Là encore, ◀les▶ objections pleuvent. Je ◀les▶ connais par cœur depuis longtemps, et je ne vous en citerai que quelques-unes, ◀les▶ principales.
La première, celle à laquelle je faisais allusion tout à ◀l’▶heure, consiste à dire que nous sommes trop différents. Il y a trop ◀de▶ diversités ◀de▶ tous ordres en Europe pour que nous puissions vraiment former une culture commune.
La seconde consiste à dire qu’il n’y a rien ◀de▶ réel, en Europe, hors de nos cultures nationales. Vous n’arriverez jamais à ◀les▶ mélanger pour faire une culture européenne synthétique.
La troisième objection est relative aux langues. Il paraît que nous parlons, en Europe, un trop grand nombre ◀de▶ langues trop différentes pour arriver jamais à nous entendre.
Examinons rapidement ces trois groupes ◀d’▶objections.
La première invoque nos diversités. Il faut commencer par reconnaître qu’elle est exacte, non pas en tant qu’objection, mais en tant qu’observation. ◀L’▶Europe est ◀la▶ terre ◀de▶ ◀la▶ diversité, par excellence. Ce fait même, comme vous ◀le▶ voyez, nous donne une définition ◀de▶ ◀l’▶Europe, loin de nous prouver que celle-ci n’existe pas. Je crois qu’il n’y a rien de plus commun à tous ◀les▶ Européens que leur goût ◀de▶ différer ◀les▶ uns des autres. Rien de plus typiquement européen que cette volonté ◀de▶ différence et ◀d’▶originalité, que ce culte ◀de▶ ◀la▶ nouveauté et du record, ◀de▶ ce qui change, surprend, innove, et surtout vous permet ◀de▶ ne pas être confondu avec ◀le▶ voisin. Voilà ce qui nous oppose ◀le▶ plus profondément à toutes ◀les▶ civilisations antiques ou traditionnelles, comme celles ◀de▶ ◀l’▶Inde ou des Mayas, qui bannissaient toute nouveauté — sauf dictée par ◀l’▶astrologie — comme une sorte ◀de▶ blasphème contre ◀l’▶ordre, toute originalité comme une erreur ou une inconcevable faute de goût, et qui imposaient au contraire ◀l’▶homogénéité des réflexes, ◀la▶ conformité à des modèles sacrés et rituels, ◀l’▶obéissance absolue aux lois ◀de▶ ◀la▶ caste où ◀le▶ ciel vous avait fait naître.
La deuxième objection porte sur ◀l’▶existence des cultures nationales, qui seraient ◀les▶ seules réelles, et sur ◀l’▶inexistence ◀d’▶une culture généralement européenne. Cette erreur-là, ce sont nos manuels scolaires qui en sont ◀les▶ principaux responsables depuis un siècle.
Il est bien entendu que pour unir ◀l’▶Europe, il ne saurait être question ◀de▶ mélanger toutes nos cultures en vue ◀d’▶obtenir une culture européenne. C’est absolument impossible, puisque nos cultures nationales ne sont, en fait, que des découpages abstraits, ◀le▶ plus souvent erronés, et tout à fait récents, qui ont été pratiqués sur ◀le▶ corps ◀de▶ ◀la▶ grande culture commune européenne, laquelle est beaucoup plus ancienne que toutes nos nations sans exception, étant ◀l’▶œuvre commune et séculaire ◀de▶ tous ◀les▶ Européens réunis.
Sur ◀la▶ base des manuels ◀d’▶histoire et ◀de▶ géographie on parle aujourd’hui couramment ◀de▶ ◀la▶ peinture française, ◀de▶ ◀la▶ musique allemande, ◀de▶ ◀la▶ science russe, ou que sais-je, du folklore danois, bâlois ou hollandais. C’est absolument courant, et c’est entièrement faux. Aucune ◀de▶ ces choses n’existe en réalité. ◀La▶ peinture, ◀la▶ musique, ◀la▶ littérature même — qui tient pourtant ◀de▶ si près aux langues — sont nées dans plusieurs foyers simultanés ou successifs en Europe, se sont transportées ◀d’▶un ◀de▶ ces foyers à l’autre, ◀d’▶une région à l’autre, ont circulé à travers toute ◀l’▶Europe, et aucune ◀de▶ ces histoires ◀d’▶un ◀de▶ nos arts, prise en soi, ne coïncide avec ◀les▶ frontières ◀d’▶aucune ◀de▶ nos nations ◀d’▶aujourd’hui. Si vous prenez, par exemple, ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ musique dans ses grands traits, vous voyez qu’elle commence dans plusieurs foyers ◀de▶ ◀l’▶Italie du Nord — ◀de▶ ce qui est aujourd’hui ◀l’▶Italie du Nord et qui n’était pas ◀l’▶Italie — qu’elle se transporte dans ◀les▶ Flandres en suivant ◀les▶ grands axes du commerce du Moyen Âge et ◀de▶ ◀la▶ Renaissance ; que, ◀de▶ là, elle redescend vers ◀la▶ Bourgogne en se transformant ; que ces transformations reviennent vers ◀l’▶Italie ; que c’est ensuite dans cette Italie du Nord, Pérouse, Venise, que les premiers compositeurs allemands viennent apprendre leur métier ; qu’ensuite, ◀le▶ foyer ◀de▶ ◀la▶ musique devient ◀l’▶Allemagne, au xixe siècle seulement ; que c’est en Allemagne que ◀les▶ Russes viennent apprendre ◀la▶ composition ; et que finalement, au xxe siècle, ce sont des Russes comme Stravinsky (et ◀les▶ ballets ◀de▶ Diaghilev) qui reviennent apporter un nouveau style musical à notre Europe de l’Ouest.
◀Le▶ périple ◀de▶ ◀la▶ peinture est à peu près ◀le▶ même. Vous voyez que, dans ces deux cas, ◀l’▶histoire ◀de▶ nos arts ne coïncide nullement avec ◀l’▶histoire ◀de▶ ◀la▶ nation, et qu’aucune ◀de▶ nos nations actuelles n’a ◀le▶ droit ◀de▶ dire : « ◀La▶ peinture, c’est à moi, et je te laisse ◀la▶ musique si tu veux. »
Quant aux sciences, il serait simplement absurde ◀de▶ vouloir leur accoler un adjectif national. ◀La▶ science, par définition, repose sur des valeurs et des vérifications universelles.
La troisième objection porte sur ◀les▶ langues. On croit, toujours sur ◀la▶ base des manuels et des leçons reçues à ◀l’▶école primaire, que nous parlons, nous ◀les▶ Européens, autant ◀de▶ langues que nous avons ◀de▶ nations, ou à peu près ; que ◀la▶ nation est définie d’abord par une langue ; et que, d’autre part, il y a identité entre langue et culture.
Il suffit ◀de▶ répondre, sur ce point, par quelques observations absolument élémentaires que vous pouvez tirer du Petit Larousse. En France, par exemple, type même ◀de▶ ◀la▶ nation, on parle au moins sept langues différentes. On parle ◀le▶ français ◀de▶ ◀l’▶Île-de-France, devenu langue officielle ◀de▶ ◀l’▶État depuis 1539 seulement, par un décret ◀de▶ François 1er ; mais on parle aussi ◀l’▶allemand, ◀le▶ flamand, ◀le▶ breton, ◀le▶ catalan, ◀le▶ provençal, ◀l’▶arabe et ◀l’▶italien, — je pense à ◀la▶ Corse, bien entendu.
En revanche, ◀le▶ français est parlé dans trois ou quatre autres pays que ◀la▶ France.
Et ◀l’▶allemand ne définit nullement ◀la▶ nation allemande, puisqu’il est parlé dans au moins sept autres pays que ◀la▶ République fédérale allemande. Il est parlé naturellement dans ◀l’▶Allemagne de l’Est, mais aussi en Suisse, au Luxembourg, en Autriche, dans une partie ◀de▶ ◀la▶ Tchécoslovaquie, dans une partie ◀de▶ ◀la▶ Roumanie et dans une partie ◀de▶ ◀la▶ Pologne, sans oublier une partie du nord ◀de▶ ◀l’▶Italie.
On ne saurait donc observer aucune coïncidence nécessaire, ou naturelle, ou effective, entre langue, nation et culture.
Mais il y a autre chose. Admettons que nous parlons une vingtaine ◀de▶ langues bien constituées en Europe. ◀Les▶ meilleures linguistes ◀d’▶aujourd’hui vous diront que toutes ces langues, — sauf ◀le▶ finno-ougrien, parlé par quelques millions ◀de▶ Hongrois et ◀de▶ Finlandais — toutes ces langues sont profondément parentes, sont ◀de▶ structures comparables, ont des racines communes, un vocabulaire assez largement commun, et enfin des origines communes : ◀la▶ langue dite indo-européenne. Alors que si vous prenez ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀l’▶URSS ou celui ◀de▶ ◀l’▶Inde, vous vous apercevez que, dans ces vastes fédérations, on parle un nombre beaucoup plus grand ◀de▶ langues, beaucoup plus différentes entre elles que ne ◀le▶ sont ◀l’▶allemand, ◀l’▶anglais, ◀le▶ français, ◀l’▶espagnol et ◀l’▶italien. On parle, en Inde, une quinzaine ◀de▶ « grandes langues » et des centaines ◀de▶ dialectes. Ces langues — celles du Nord et celles du Sud en tout cas — n’ont pas ◀de▶ racines communes. Entre ◀le▶ groupe des langues dravidiennes du Sud et ◀le▶ groupe des langues du Nord dérivées du sanscrit, il n’y a presque rien ◀de▶ commun. À tel point que M. Nehru, qui fut l’un des créateurs ◀de▶ ◀l’▶unité indienne, pour avoir contribué à chasser ◀les▶ Anglais de l’Inde, ne peut parler à ses administrés qu’en anglais, s’il veut être compris dans tout ◀le▶ pays.
Bien entendu, il ne suffit pas ◀d’▶écarter des objections pour arriver à une définition plus positive ◀de▶ ◀la▶ communauté ◀de▶ culture propre à ◀l’▶Europe, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶unité ◀de▶ base sur laquelle nous pourrons bâtir notre union.
À cet égard, on a proposé jusqu’ici deux types ◀de▶ définitions, l’une se référant aux sources communes ◀de▶ notre culture, l’autre aux produits spécifiques, aux résultats actuels ◀de▶ cette culture.
Vous connaissez tous ◀la▶ définition ◀de▶ ◀la▶ culture européenne ou ◀de▶ ◀l’▶Europe elle-même, par ses trois sources : Athènes, Rome et Jérusalem, proposée et illustrée par Paul Valéry. Cette définition peut être dite traditionnelle, puisqu’on ◀la▶ retrouve déjà dans ◀les▶ œuvres des grands humanistes ◀de▶ ◀la▶ Renaissance et ◀de▶ ◀la▶ fin du Moyen Âge. C’est ainsi qu’Æneas Sylvius Piccolomini, qui devint ◀le▶ pape Pie II, ◀l’▶exprimait en des termes assez voisins ◀de▶ ceux qu’a repris ◀de▶ nos jours Paul Valéry. Il est visible que nous résultons, nous autres Européens, ◀d’▶Athènes, ◀de▶ Rome et ◀de▶ Jérusalem, dans cette mesure qu’Athènes a été ◀l’▶origine ◀de▶ ce que nous appelons ◀la▶ raison, ◀le▶ sens critique et ◀la▶ notion ◀d’▶individu ; que Rome a été ◀l’▶origine ◀de▶ ◀la▶ conception ◀de▶ ◀l’▶État, du Droit et ◀de▶ ◀la▶ personne du citoyen ; et que, ◀de▶ ◀la▶ tradition juive, nous viennent ◀les▶ notions ◀de▶ ◀la▶ foi, du monothéisme jaloux, et du prophétisme transcendant ◀la▶ Loi, notions reprises et universalisées par ◀le▶ christianisme, qui ◀les▶ concrétise dans ◀le▶ Sommaire évangélique : aimer Dieu et ◀le▶ prochain comme soi-même.
Cette définition par ◀les▶ trois sources a ◀le▶ désavantage ◀d’▶être incomplète, puisqu’elle laisse ◀de▶ côté tous ◀les▶ apports qui ne sont ni grecs, ni juifs, ni romains, c’est-à-dire ◀les▶ apports germaniques, celtes, arabes, iraniens, et orientaux, qui sont venus s’ajouter au cours des âges.
Mais surtout, cette définition risque ◀de▶ créer ◀l’▶illusion qu’une espèce ◀de▶ providence historique, quasi hégélienne, a voulu que ces trois traditions se réunissent à un certain moment pour former ◀l’▶Europe idéale. Je tiens au contraire que cette rencontre a été purement accidentelle. Elle s’est produite dans ce que j’ai nommé « ◀le▶ carrefour hasardeux des premiers siècles ◀de▶ notre ère », et non pas du tout comme ◀l’▶avènement ◀d’▶une synthèse organique et logique. Point ◀d’▶harmonie préétablie entre, par exemple, ◀le▶ prophétisme juif et ◀le▶ sens grec ◀de▶ ◀la▶ mesure ; ou entre ◀le▶ sens critique ◀d’▶un Socrate et ◀la▶ raison ◀d’▶État des empereurs romains ; ou enfin, entre ◀les▶ religions syncrétistes du Proche-Orient, et, mettons, ◀les▶ mythes des Nibelungen. Il subsiste dans tout cela beaucoup plus ◀de▶ contradiction que ◀de▶ principe ◀d’▶unité.
En revanche, ◀la▶ définition par ◀les▶ sources a ◀l’▶avantage ◀d’▶expliquer ◀les▶ tensions dynamiques qui ont fait ◀la▶ force, et ◀le▶ drame aussi, ◀de▶ notre Europe.
◀La▶ définition par ◀les▶ produits ◀de▶ notre culture et par ses résultats actuels est, elle, purement descriptive et objective. Elle consiste à dresser ◀l’▶inventaire des créations spécifiques ◀de▶ ◀l’▶Europe, dans ◀les▶ ordres ◀les▶ plus divers. C’est ◀l’▶Europe qui a créé ◀les▶ sciences physiques et naturelles, ◀d’▶où ◀la▶ technique et ◀les▶ machines. Mais c’est elle aussi qui a créé ◀la▶ notion ◀de▶ personne et tout ce qui en dérive : ◀les▶ valeurs morales, ◀le▶ droit, ◀les▶ institutions sociales et politiques. C’est ◀l’▶Europe la première qui, sous ◀l’▶influence du christianisme, a cru à ◀la▶ possibilité ◀de▶ ◀la▶ conversion individuelle brusque, renouvelant tout. ◀D’▶où, par une transposition au plan social, ◀la▶ notion ◀de▶ révolution, sorte ◀de▶ conversion qu’on attend ◀d’▶une collectivité. Notion purement européenne, incompréhensible aux Asiatiques, avant qu’ils aient été contaminés par ◀les▶ idées occidentales.
C’est ◀l’▶Europe qui a créé ◀l’▶idée ◀d’▶histoire, ◀d’▶évolution et ◀de▶ science historique. ◀D’▶où ◀l’▶idée ◀de▶ progrès.
C’est ◀l’▶Europe enfin qui a créé quantité ◀de▶ formes ◀d’▶organisation sociale inconnues ◀de▶ ◀l’▶Asie, comme ◀les▶ Églises, ◀la▶ commune, ◀le▶ Parlement, ◀la▶ Nation.
Et enfin, ne ◀l’▶oublions pas, c’est ◀l’▶Europe qui a découvert toute ◀la▶ terre, alors qu’elle-même n’a jamais été découverte par d’autres peuples. Et c’est aujourd’hui ◀l’▶Europe qui a lancé ◀les▶ savants à ◀la▶ conquête du ciel. Même si ce sont ◀les▶ Russes et ◀les▶ Américains qui y vont les premiers, ils ◀le▶ feront au nom d’une science née en Europe.
Seulement voilà, qu’y a-t-il ◀de▶ commun à ces produits ◀de▶ notre culture ? Tout cela est foncièrement hétéroclite, hétérogène. On voit mal ◀la▶ commune mesure entre ◀la▶ notion ◀de▶ personne et ◀la▶ machine. Tout ce qu’on peut dire, c’est que ces deux choses viennent de ◀l’▶Europe, qu’elles sont nées en Europe et ne sont pas nées ailleurs. Mais pourquoi sont-elles nées en Europe et non pas en Asie, par exemple ?
Ainsi donc, toute définition statique ◀de▶ ◀l’▶Europe, soit par ses limites géographiques, ou par sa date ◀de▶ naissance dans ◀l’▶histoire, ou par ses sources, ou par ses principes juridiques ou ◀d’▶organisation politique et sociale, manque son but. Parce que ◀la▶ civilisation européenne est essentiellement un complexe ◀de▶ tensions, ◀de▶ contradictions, un mouvement à travers ◀les▶ siècles, un dynamisme, par contraste avec tant d’autres civilisations sacrées, comme celles ◀de▶ ◀l’▶Asie, en général, ou comme ◀les▶ anciennes civilisations babyloniennes, égyptiennes ou mayas, régies par ◀les▶ astres, par ◀les▶ calendriers, par quelque religion totalitaire, et présentant donc, à nos yeux tout au moins, un principe général ◀de▶ cohérence.
Pour ◀l’▶Asie, ◀la▶ civilisation et ◀la▶ religion enseignent une voie plutôt qu’une foi, une voie tracée, prescrite, et que ◀les▶ sages connaissent. En Europe, au contraire, nous sommes partis pour une aventure sans fin, dont nous ne connaissons pas ◀les▶ méandres et oublions souvent ◀le▶ But.
Dans un livre récent qui résume ◀les▶ réflexions que j’ai faites au cours ◀d’▶une dizaine ◀d’▶années ◀d’▶action et ◀de▶ recherches européennes, j’ai précisément tenté ◀de▶ définir ◀l’▶Europe comme une Aventure, et j’en suis arrivé aux conclusions que voici :
Ce qui définit une civilisation, à la fois dans son mouvement général et dans ses résultats à tel moment donné ◀de▶ ◀l’▶histoire, ce sont ses grandes options ◀de▶ base. Je m’explique.
◀L’▶attitude originelle, ◀les▶ grands choix initiaux ◀de▶ toute recherche humaine, conditionnent non seulement ◀les▶ découvertes futures, mais encore ◀la▶ nature même ◀de▶ ce que ◀l’▶on tiendra plus tard pour « ◀la▶ réalité ». ◀Les▶ résultats ◀de▶ fait ◀d’▶une civilisation, et ◀de▶ ses recherches, révèlent beaucoup moins quelque réalité en soi, qu’ils n’illustrent ◀la▶ direction générale dans laquelle ◀les▶ créateurs et ◀les▶ agents ◀de▶ cette civilisation ont décidé ◀de▶ chercher et persistent à chercher au cours des siècles. « Dis-moi ce que tu as trouvé, je te dirai ce que tu cherchais », c’est-à-dire ce que tu avais décidé ◀d’▶avance ◀de▶ trouver, et que tu appelles, en conséquence, ◀le▶ Réel.
Qu’avons-nous cherché en Europe ? Qu’avons-nous cherché sans même bien consciemment savoir ce que nous voulions chercher ? ◀L’▶Orient, lui, a toujours cherché ◀l’▶âme, ◀les▶ pouvoirs ◀de▶ ◀l’▶esprit sur ◀l’▶âme. C’était pour lui ◀le▶ réel, ◀la▶ vraie réalité. Il a donc trouvé ce qu’il cherchait : des sagesses, des méthodes ◀d’▶action que nous dirions parapsychiques, et qui nous demeurent souvent obscures et inconnues. C’est ainsi que ◀l’▶Inde a trouvé ◀le▶ yoga.
◀L’▶Occident, par contre, dès ◀le▶ départ, a choisi ◀de▶ chercher tout à fait ailleurs. Il a trouvé tout à fait autre chose, une tout autre « réalité ».
◀La▶ question, pour moi, n’est pas ◀de▶ savoir si notre réalité — ou ce que nous appelons ainsi — est plus ou moins vraie que ce que ◀les▶ Orientaux appellent réalité. Je veux souligner simplement que ces deux réalités sont différentes essentiellement et différentes dès ◀le▶ début. ◀La▶ question, pour moi, revient donc à bien voir comment certains choix fondamentaux, initiaux, caractéristiques du génie européen, expliquent, ◀d’▶une manière cohérente, ◀l’▶évolution générale ◀de▶ ◀l’▶Europe, ses découvertes ◀les▶ plus diverses, et ses finalités. Finalités qui se révèlent peu à peu, au cours des âges et des recherches.
Je donnerai trois exemples ◀de▶ ces choix initiaux. Et je ◀les▶ tirerai tous ◀les▶ trois ◀d’▶une seule et même période, que je crois décisive pour ◀la▶ formation ◀de▶ ◀l’▶Europe. C’est ◀la▶ période des grands conciles, qui va du ive au vie siècle ◀de▶ notre ère.
À ◀l’▶époque des grands conciles, ◀les▶ Européens ont décidé — ou du moins tout se passe comme s’ils avaient décidé — trois choses capitales. Ils ont décidé que ◀la▶ matière et ◀le▶ corps sont des réalités ; que ◀le▶ temps a un sens ; et que ◀l’▶homme est une personne. ◀De▶ ces trois grands choix initiaux découlent presque toutes ◀les▶ découvertes, création et invention caractéristique ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Je ne voudrais pas lasser votre attention en entrant dans ◀le▶ détail ◀de▶ cette démonstration, si passionnante qu’elle puisse être quand on y va voir ◀d’▶assez près. Je voudrais seulement vous rappeler quelque chose ◀d’▶extrêmement simple et ◀de▶ si évident qu’on n’y pense plus jamais.
En proclamant ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀l’▶Incarnation, ◀les▶ grands conciles ont reconnu que ◀le▶ corps, et ◀la▶ matière qui ◀le▶ constitue, sont des réalités reconnues par Dieu lui-même.
Dès ce moment, ◀les▶ sciences deviennent possibles, s’il est vrai que nous nommons « science » ◀l’▶étude du corps humain et ◀de▶ ◀la▶ matière.
Il y a plus. Pour ◀l’▶Européen chrétien, pour un Kepler, par exemple, ◀le▶ cosmos lui-même n’est pas cette fantasmagorie que décrivent ◀les▶ mythologies orientales, mais une réalité qui doit être interprétée, et qui doit même être sauvée par ◀l’▶homme, par son action illuminante. ◀L’▶homme peut étudier ◀le▶ cosmos, dès lors qu’il croit à une harmonie profonde entre ce cosmos et son esprit, l’un et l’autre ayant été créés et voulus par ◀le▶ même Dieu qui s’est incarné dans ◀la▶ matière.
Ainsi donc, ◀l’▶option ◀de▶ base prise au concile ◀de▶ Nicée a entraîné des conséquences littéralement incalculables, — tant il est certain qu’aucun des Pères de l’Église qui prirent ces décisions dogmatiques, ne pouvait imaginer un seul instant ce qui en résulterait au cours des siècles, j’entends nos sciences physiques et naturelles, notre technique, et finalement nos bombes dites atomiques.
Il est très remarquable que ◀le▶ plus grand adversaire du christianisme à ◀la▶ fin du xixe siècle, Nietzsche, ait été le premier à ◀l’▶avoir vu : ◀les▶ sciences physiques n’ont été possibles qu’à cause du christianisme, en Europe.
Deuxième exemple ◀de▶ ces choix ou ◀de▶ ces options ◀de▶ base. En proclamant ◀le▶ dogme ◀de▶ ◀la▶ Trinité, c’est-à-dire des Trois Personnes divines, distinguées par leurs fonctions mais ◀d’▶essence unique, ◀les▶ conciles ont fourni ◀le▶ modèle du concept même ◀de▶ ◀la▶ personne, transposé par ◀la▶ suite au plan humain. ◀La▶ personne humaine — que tous ◀les▶ théologiens et philosophes, depuis des siècles, n’ont cessé ◀de▶ redéfinir — ◀la▶ personne humaine c’est ◀l’▶individu (n’importe quel individu humain ◀de▶ n’importe quelle race ou rang social) qui reçoit une vocation. Cette vocation ◀le▶ distinguant ◀de▶ ◀la▶ masse, mais en même temps, ◀le▶ reliant au prochain ainsi qu’au Créateur ◀de▶ tous ◀les▶ hommes.
Cet homme-là, j’entends ◀la▶ personne, se voit donc à la fois libre et responsable, à la fois distingué et relié, et c’est lui qui va devenir ◀la▶ vraie source du Droit nouveau, du respect humain, ◀de▶ toute ◀la▶ morale occidentale, et ◀de▶ toutes ◀les▶ institutions civiques et sociales si caractéristiques ◀de▶ ◀l’▶Europe, chargées ◀d’▶assurer à la fois ◀les▶ libertés ◀de▶ ◀l’▶individu et ses devoirs communautaires.
Troisième exemple ◀d’▶option ◀de▶ base : c’est celui ◀de▶ ◀la▶ notion du Temps et ◀de▶ ◀l’▶Histoire.
Presque toutes ◀les▶ civilisations connues se sont fait ou se font encore du temps, une idée cyclique. Pour ◀les▶ hindous, par exemple, ◀la▶ durée du monde se calcule en jours ◀de▶ Brahma, chacun ◀de▶ ces jours équivalant à 4320 millions ◀d’▶années. Or, un Brahma vit 249 milliards ◀d’▶années. Puis il meurt. ◀L’▶univers retourne alors au chaos, jusqu’à ce qu’un autre Brahma inaugure une ère nouvelle, et tout recommence dans ◀le▶ même ordre. Tout cela, donc, s’écoule, passe et revient, meurt et recommence à ◀l’▶infini, sans nulle innovation possible. C’est ce qu’on nomme ◀le▶ retour éternel. Il n’y a donc pas ◀d’▶histoire possible, puisque cette histoire se noierait dans un déluge ◀de▶ chiffres où elle perdrait tout sens. ◀Le▶ temps lui-même est supprimé aux yeux de ◀l’▶esprit.
Mais à ◀l’▶époque des conciles, pour la première fois, il semble que ◀les▶ Européens aient conçu ◀le▶ courage ◀d’▶affronter ◀le▶ temps, et ◀de▶ ne pas fuir devant lui dans ◀le▶ refuge des cycles éternels. ◀Le▶ Symbole des apôtres et ◀le▶ Symbole ◀de▶ Nicée datent ◀d’▶une manière précise ◀la▶ mort du Christ ; ils précisent que ◀le▶ Christ est mort « sous Ponce Pilate », manière ◀de▶ souligner expressément ◀l’▶unicité, ◀l’▶historicité du fait. Il s’agit bel et bien ◀d’▶un événement historique et non pas ◀d’▶un événement mythique, comme ◀le▶ sont toujours ◀les▶ apparitions des dieux dans ◀la▶ théogonie hindoue, ◀les▶ « avatars ». Tous ◀les▶ écrits des Apôtres insistent sur ◀le▶ fait que ◀le▶ Christ s’est incarné « une fois pour toutes », dans ◀l’▶histoire. Alors que ◀les▶ dieux hindous s’incarnent « chaque fois que » cette incarnation est rendue nécessaire par des catastrophes ou des crises.
C’est à partir de cet événement historique que ◀l’▶Europe comptera ◀les▶ années ◀de▶ sa nouvelle ère. Et ◀le▶ temps, désormais, pour ◀les▶ Européens, court dans un seul sens. Il n’y a pas ◀de▶ retour éternel du temps. Il y aura un seul retour, celui du Christ, qui marquera ◀la▶ fin des temps. Ainsi, ◀le▶ temps, depuis ◀la▶ création du monde jusqu’à ◀l’▶Incarnation, et ◀de▶ là jusqu’au Jugement dernier, prend un sens et un sens unique. Il cesse ◀de▶ tourner en rond comme il ◀le▶ faisait dans toutes ◀les▶ autres religions. Il devient linéaire, imprévu, il va vers un avenir chargé ◀de▶ nouveauté — ◀l’▶aventure permanente.
Alors, ◀l’▶Histoire devient possible. Elle vaut ◀la▶ peine ◀d’▶être prise au sérieux, enregistrée, racontée, étudiée, puisqu’elle prend un sens, elle aussi, celui du déroulement ◀d’▶actions humaines irréversibles, ayant lieu une fois pour toutes.
À leur tour, nos vocations individuelles prennent un sens dans cette évolution unique, dramatique, créatrice ◀de▶ nouveauté, et qui a été inaugurée par ◀la▶ vision chrétienne du temps. Du même coup, ◀l’▶homme devient responsable ◀de▶ ses actions et ◀de▶ leurs conséquences. Il n’est plus soumis à ◀la▶ pure et simple fatalité des astres. Il court son aventure à lui. Là encore, nous retrouvons ◀la▶ notion ◀de▶ personne à la fois libre et responsable — adjectifs inconnus ◀de▶ ◀l’▶Orient traditionnel.
Partant ◀de▶ ces trois grandes options religieuses et métaphysiques, celles des grands conciles, j’ai donc essayé ◀de▶ marquer ◀le▶ point ◀de▶ départ, dans ◀le▶ complexe européen, des résultats ◀les▶ plus typiques ◀de▶ notre culture : ◀les▶ sciences physiques et naturelles, ◀la▶ technique, mais aussi ◀la▶ personne humaine et toutes ◀les▶ institutions sociales qui en découlent, ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶histoire, ◀l’▶idée du progrès, ◀la▶ liberté et ◀la▶ responsabilité ◀de▶ ◀l’▶individu dans ◀la▶ communauté.
Voici donc notre civilisation européenne définie, non point comme une création préconçue, harmonieuse et cohérente, non point comme ◀la▶ réalisation progressive ◀d’▶une sorte ◀d’▶idée platonicienne ou ◀d’▶une essence éternelle, mais au contraire comme un vaste complexe ◀de▶ tensions, ◀de▶ recherches jamais achevées vers un équilibre sans cesse remis en question, et ◀de▶ découvertes inouïes qui posent toujours ◀de▶ nouveaux problèmes. En un mot, voici notre civilisation définie comme une aventure.
◀Le▶ point ◀de▶ départ ◀de▶ cette aventure, je ◀le▶ vois donc dans un certain nombre ◀de▶ choix initiaux, instituant des tensions caractéristiques et délimitant des champs ◀de▶ recherche très largement ouverts sur ◀l’▶inconnu. Et, certes, ceux qui ont pris ces options, je ◀le▶ répète, ◀les▶ Pères de l’Église par exemple, ne savaient pas où ◀l’▶aventure ◀les▶ mènerait, où elle mènerait leurs descendants. Rien n’était fatal dans ce qui s’est produit. Mais pourtant, nous comprenons mieux maintenant pourquoi toutes ces choses hétéroclites, comme ◀la▶ machine, ou ◀la▶ commune, ou ◀le▶ droit ◀d’▶opposition, ou ◀le▶ Parlement, ou ◀la▶ révolution, ont été conçues et créées par ◀l’▶Europe et par elle seule.
On ne peut s’empêcher ◀de▶ se demander vers quoi cette aventure peut encore nous mener. Cependant, par définition, tout futur aventureux reste ambigu, réserve des possibilités ◀de▶ catastrophes et des possibilités ◀de▶ nouvelles découvertes favorables. Mais devons-nous considérer ◀l’▶avenir ◀de▶ cette culture qui a fait ◀l’▶Europe — qui est ◀l’▶Europe — avec ◀les▶ yeux des pessimistes qui voient surtout nos divisions internes et ◀les▶ menaces qui se lèvent de toutes parts autour de notre continent ? Ou pouvons-nous ◀le▶ considérer avec ◀les▶ yeux des optimistes qui voient surtout ◀la▶ diffusion mondiale ◀de▶ notre civilisation européenne et ses sensationnelles conquêtes techniques, seules capables ◀de▶ nourrir demain une humanité en si rapide croissance ? Faut-il être pessimiste ou optimiste ? Bernanos avait coutume ◀de▶ dire à ses amis : « ◀Les▶ pessimistes sont des imbéciles malheureux ; ◀les▶ optimistes sont des imbéciles heureux… » Je préfère me ranger, pour ma part, dans ◀la▶ catégorie des activistes sans illusions.
Je vois bien que ◀l’▶Europe a produit ◀la▶ seule civilisation qui mérite réellement ◀le▶ titre ◀de▶ civilisation mondiale. N’a-t-elle pas répandu sur ◀la▶ planète entière ses machines, ses formes ◀de▶ gouvernement, son hygiène — ◀d’▶où ◀le▶ pullulement des masses asiatiques — et même ses délires, comme ◀le▶ nationalisme ? ◀Le▶ monde entier nous imite et nous n’imitons sérieusement personne. Nous n’imitons aucune autre culture qui puisse être considérée comme supérieure à ◀la▶ culture occidentale, et capable ◀de▶ ◀la▶ remplacer un jour ou l’autre. Il n’y a pas ◀de▶ candidat sérieux pour nous évincer ◀de▶ notre rôle universel. ◀Le▶ communisme lui-même ne peut apporter à ◀l’▶Asie qu’une caricature très simplifiée ◀de▶ ◀l’▶Occident, dont il est lui-même issu.
En revanche, je vois très bien que ◀le▶ reste du monde est en train de retourner contre nous ◀les▶ armes idéologiques, économiques ou militaires que nous lui avons fournies, et qu’ainsi nous courons ◀l’▶immense danger ◀de▶ perdre notre indépendance, nation après nation, ce qui entraînerait ◀la▶ désagrégation du foyer même ◀de▶ ◀la▶ civilisation actuelle, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶Europe — ◀l’▶Europe étant ◀le▶ lieu du monde où sont conservés, cultivés et constamment renouvelés ◀les▶ grands secrets humains et divins ◀de▶ ◀la▶ personne, ◀de▶ ses pouvoirs créateurs et ◀de▶ ses libertés.
Rien n’est fatal. ◀Les▶ deux éventualités sont possibles : celle ◀d’▶une nouvelle royauté pacifique ◀de▶ ◀l’▶Europe sur toute ◀la▶ planète, si nous savons à temps nous unir, et celle ◀d’▶un asservissement ◀de▶ ◀l’▶Europe, si elle reste divisée devant ◀les▶ menaces mondiales.
Je ne puis donc conclure ces réflexions qu’en revenant à ma thèse ◀de▶ départ : ◀l’▶Europe, c’est ce qu’il nous faut unir. Nous avons beaucoup moins à ◀la▶ définir dans ◀l’▶abstrait qu’à ◀la▶ faire dans ◀le▶ concret. Cessons donc ◀de▶ demander ce qu’elle est, comme si nous n’étions pas personnellement impliqués dans ◀l’▶affaire. Prenons en main notre sort, ◀le▶ sort ◀de▶ ◀l’▶Europe, qui est aussi celui ◀de▶ nos enfants, et à ◀l’▶éternelle question « Qu’est-ce que ◀l’▶Europe ? », répondons avec réalisme : ◀l’▶Europe, c’est ce que tous ◀les▶ hommes et ◀les femmes qui habitent ce continent, c’est ce que vous et moi saurons en faire demain.