(1961) {Title} « La Suisse, microcosme culturel de l’Europe (1959) » pp. 1-5

La Suisse, microcosme culturel de l’Europe (1959)m

Le titre même que l’on m’a proposé pour cette causerie est dangereux. Car il peut évoquer tout de suite, dans l’esprit de mes auditeurs, une image très simple — et fausse : l’image d’une Suisse dont la culture serait composée de l’addition de ses cultures cantonales ou régionales, comme l’Europe serait une addition de ses nations, et de ses cultures nationales. Or les 2 termes de cette proposition me paraissent également erronés, pour les raisons suivantes : primo, la culture en Suisse n’est pas un phénomène cantonal, et secundo, la culture européenne n’est pas née d’on ne sait quel mélange de cultures nationales. Je vous surprendrai peut-être en affirmant clairement que je ne crois pas à l’existence de ces soi-disant « cultures nationales » dont nous parlaient nos manuels scolaires et dont parlent encore les journaux. Je ne crois pas que pour obtenir l’Europe unie, pour obtenir une culture européenne il suffise de brasser ensemble une culture française, une culture allemande, une culture espagnole, une culture polonaise et une culture suisse, par exemple, pour la bonne raison que de telles cultures nationales n’existent pas. Ce qu’on appelle couramment « culture nationale » est un mythe purement verbal. C’est un découpage abstrait pratiqué (selon le dessin des frontières étatiques) dans le grand corps de la culture européenne, laquelle est beaucoup plus ancienne que toutes nos nations, sans exception, étant l’œuvre commune de tous les Européens, depuis plus de 2000 ans.

Je voudrais tout d’abord établir ce point, à l’aide de quelques exemples qui, je l’espère, vous convaincront de la vérité de mon affirmation paradoxale en apparence.

Une culture, c’est un ensemble vivant de manières de penser, de vivre et de s’exprimer. C’est un ensemble auquel concourent, par exemple, la musique, les sciences, la peinture et la littérature, le droit et la religion, le folklore et les coutumes sociales. Or, aucun de ces éléments qui composent la culture n’est national, par quoi je veux dire qu’aucun d’eux ne peut être étudié en soi et dans son évolution historique, à l’intérieur des frontières actuelles d’un seul des 26 pays qui forment l’Europe.

Je sais bien que sur la base des manuels d’histoire et de géographie on parle aujourd’hui couramment de la peinture française, de la musique allemande, de la science russe, ou que sais-je, du folklore danois, bâlois ou hollandais. C’est absolument courant, et c’est, je le répète, entièrement faux. En effet : la peinture, la musique, la littérature même — qui tient pourtant de si près aux langues — sont nées dans plusieurs foyers simultanés ou successifs en Europe, se sont transportées d’un de ces foyers à l’autre, d’une région à l’autre, ont circulé à travers toute l’Europe, et aucune de ces histoires d’un de nos arts, prise en soi, ne coïncide avec les frontières d’aucune de nos nations d’aujourd’hui. Si vous prenez, par exemple, l’histoire de la musique dans ses grands traits, vous voyez qu’elle commence simultanément à Paris et dans plusieurs foyers de l’Italie du Nord — de ce qui est aujourd’hui l’Italie du Nord et qui n’était pas l’Italie — , qu’elle se transporte dans les Flandres en suivant les grands axes du commerce du Moyen Âge et de la Renaissance ; que de là, elle redescend vers la Bourgogne en se transformant ; que ces transformations reviennent vers l’Italie ; que c’est ensuite dans cette Italie du Nord, Pérouse, Venise que les premiers compositeurs allemands — comme Schütz — viennent apprendre leur métier ; qu’ensuite, le foyer de la musique devient l’Allemagne, au xix e siècle seulement ; que c’est en Allemagne que les Russes viennent apprendre la composition ; et que finalement, au xx e siècle, ce sont des Russes comme Stravinsky (et les ballets de Diaghilev) qui reviennent apporter un nouveau style musical à notre Europe de l’Ouest.

Le périple de la peinture est à peu près le même. Vous voyez que, dans ces deux cas, l’histoire de nos arts ne coïncide nullement avec l’histoire de la nation, et qu’aucune de nos nations actuelles n’a le droit de dire : « La peinture, c’est à moi, et je te laisse la musique si tu veux. »

Quant aux sciences, il serait simplement absurde de vouloir leur accoler un adjectif national. La science, par définition, repose sur des valeurs et des vérifications universelles.

Mais, me direz-vous, qu’en est-il de nos langues ? Ne définissent-elles pas des ensembles culturels nationaux ? Beaucoup de gens s’imaginent en effet que nous parlons, nous les Européens, autant de langues que nous avons de nations, ou à peu près ; que la nation est définie d’abord par une langue ; et que d’autre part, il y a identité entre langue et culture.

Il suffit de répondre, sur ce point, par quelques observations absolument élémentaires que vous pouvez tirer de n’importe quel dictionnaire. En France, par exemple — et la France est le type même de la nation — , on parle au moins sept langues différentes. On parle le français de l’Île-de-France, devenu langue officielle de l’État depuis 1539 seulement, par un décret de François Ier ; mais on parle aussi l’allemand, le flamand, le breton, le catalan, le provençal, l’arabe et l’italien.

En revanche, le français est parlé dans trois ou quatre autres pays que la France.

Et l’allemand ne définit nullement la nation allemande, puisqu’il est parlé dans au moins sept autres pays que la République fédérale allemande. Il est parlé naturellement dans l’Allemagne de l’Est, mais aussi en Suisse, au Luxembourg, en Alsace, en Autriche, dans une partie de la Tchécoslovaquie, dans une partie de la Roumanie et dans une partie de la Pologne, sans oublier une partie du nord de l’Italie.

On ne saurait donc observer aucune coïncidence nécessaire, ou naturelle, ou effective, entre langue, nation et culture.

Voici donc mon premier point bien établi, je crois : il n’y a pas en Europe de cultures nationales ; il n’y a qu’une seule culture commune à tous les Européens, commune par ses grandes origines, qui sont gréco-latines et chrétiennes, et auxquelles se sont mêlés plus tard, dès avant notre Moyen Âge, des éléments celtes, germaniques, slaves et même arabes. Une seule et grande culture commune, variée, certes, nuancée selon les régions et selon les époques, et dont nous sommes tous nourris, et dans laquelle nous pouvons tous puiser librement ce qui convient à nos goûts personnels et à nos traditions locales.

Or, voici l’idée qui me vient : si, moi qui vous parle en ce moment, j’ai toujours eu naturellement cette notion de la culture européenne, une et diverse, variée, mais cependant commune — si je n’ai jamais été victime de l’illusion courante qu’il n’existe en Europe que des cultures nationales, autant de cultures que de nations marquées en couleur sur la carte — , n’est-ce pas tout simplement parce que je suis né en Suisse, — et parce que c’est en Suisse que j’ai commencé à découvrir la culture ?

En effet, nous autres Suisses, nous savons bien qu’il n’existe pas une culture suisse définie par les frontières de notre Confédération, telles qu’elles ont été établies en 1848. Nous savons bien que la culture que nous avons reçue et dans laquelle nous vivons, est beaucoup plus ancienne que notre État fédéral, qui n’a que 111 ans. Politiquement, nous relevons d’un même État suisse, quelle que soit notre langue. Culturellement, nous relevons directement de cet ensemble varié qui constitue la culture européenne.

On ne peut donc pas dire — et ici je dois corriger d’une manière importante le titre qu’on m’a proposé — on ne peut donc pas dire que la Suisse, en tant qu’État, représente en réduction la culture européenne, mais bien que chaque Suisse, en tant qu’homme de culture, est tout naturellement Européen, résume en lui les héritages variés qui composent la culture de notre continent.

Je dis bien : chaque Suisse, en tant qu’homme de culture, — ce que chaque Suisse doit être, bien entendu ! Je devrais ici vous donner des exemples pris dans nos divers cantons, ou en tout cas dans nos diverses régions linguistiques, l’alémanique, la romande, la tessinoise. Je devrais vous montrer comment un Paracelse, un Lavater, un Gottfried Keller, un C. G. Jung ou un Burckhardt ; un Benjamin Constant ou un Robert de Traz, un Francesco Chiesa, ont été nourris de plusieurs traditions culturelles mêlées et combinées, parce qu’ils étaient nés au confluent de diverses écoles, tendances et styles, qui les reliaient naturellement, de proche en proche, à tout l’ensemble européen. Si vous me le permettez, je me bornerai à un seul exemple, le mien, parce qu’il se trouve que c’est celui que je connais le moins mal.

Je suis né à Neuchâtel, et toutes mes traditions familiales, civiques et religieuses sont neuchâteloises. Mais il serait excessif de prétendre que le petit canton de Neuchâtel ait produit à lui seul une culture propre et qui forme un tout cohérent dans le vaste ensemble européen ! Non, Neuchâtel est proche de la France et de l’Allemagne, et participe des courants les plus variés de la culture européenne. Les premières influences que j’ai subies, comme écrivain, étaient évidemment françaises pour ce qui a trait à la langue : Arthur Rimbaud, les symbolistes et les surréalistes, puis Valéry et les moralistes français ont formé mes moyens d’expression. Quant aux idées, je constate aujourd’hui que les influences les plus marquantes sur mon œuvre proviennent d’abord du domaine germanique : les romantiques allemands, puis Goethe, puis les penseurs existentiels, Kierkegaard, Heidegger et Kassner. Au point de vue religieux, je dépendais du domaine protestant, qui n’est pas d’origine neuchâteloise, ni même suisse, mais qui est un phénomène européen. Dans cet ordre de choses, ou de pensées, mon maître fut Karl Barth, un Suisse allemand. Plus tard, je me suis nourri des œuvres d’Espagnols comme Unamuno, d’Anglais comme T. S. Eliot, de Russes comme Dostoïevski, puis de mystiques iraniens, hindous ou japonais.

Je crois donc pouvoir dire, aujourd’hui, que je me sens typique non pas d’une culture suisse — qui n’existe pas — mais de ce que la Suisse peut produire dans le domaine culturel : des hommes nourris aux sources les plus diverses de l’héritage européen commun.

J’oserai dire que je vois là, précisément, l’un des grands privilèges des Suisses. Nous nous trouvons être, dans ce pays, quel que soit notre canton d’origine, ou notre langue, directement liés à l’Europe tout entière. Les premiers cantons suisses reçurent leurs libertés non des seigneurs locaux, mais par-dessus leur tête, du seul empereur : leur liberté, c’était ce qu’on nommait « l’immédiateté à l’Empire » (Reichs Unmittelbarkeit). Eh bien, il en va de même dans le domaine culturel. Nous sommes, nous Suisses, immédiats à l’Europe, nous ne pouvons être que des Européens, quand il s’agit de culture et non point de politique, de droit de vote ou de passeport. Nous sommes immédiatement européens, et comme condamnés à l’Europe, n’étant pas enfermés dès la naissance dans les illusions et les mythes de ce qu’on nomme ailleurs une « culture nationale ».

Et dans ce sens, nous autres Suisses, nous sommes vraiment des microcosmes de la culture européenne — de même que nous pouvons et devons espérer qu’un jour prochain, notre État fédéral, avec ses 25 petits États souverains, mais unis sous les mêmes institutions, apparaitra comme le résumé, le microcosme, d’une Europe renaissante et fortement unie dans ses fécondes diversités.