Sur une phrase du « Bloc-notes » (mars 1959)ay
François Mauriac ayant lu quelque part que le▶ drapeau à ◀croix▶ gammée flotte sur Hambourg et que ◀la▶ jeunesse allemande a oublié ◀les▶ Camps, en déduit dans ◀l’▶Express que ◀les▶ « Européens » sont insondablement naïfs, ou hypocrites.
Oh ! cher François Mauriac, comment vous expliquer qu’il y a dix fautes par mot dans cette page malheureuse ? Erreur sur ◀l’▶Allemagne, erreur sur ◀la▶ France, erreur sur leurs relations actuelles, erreur sur ◀la▶ jeunesse ◀de▶ l’un et ◀de▶ l’autre pays et sur leurs « nostalgies secrètes », erreur sur ◀le▶ militarisme éternel du peuple allemand et sur ◀le▶ pacifisme actuel ◀de▶ certains colonels français, erreur sur ◀l’▶Europe et sa situation dans ◀le▶ monde présent, erreur sur ◀les▶ motifs des « Européens », erreur sur vos propres motifs en écrivant cette page, erreur sur ◀l’▶époque… ◀Le▶ compte y est-il ? En tous cas, c’en est trop.
Ce qu’on vous a raconté n’est simplement pas vrai. 56 % des Allemands ◀d’▶aujourd’hui souhaitent avoir pour prochain président ◀de▶ leur République un professeur, 18 % souhaitent un homme politique, 1 % souhaite un général. Comparez. Je ne dis pas : concluez, mais suspendez peut-être un peu votre jugement. Vous trouvez fort que ◀la▶ jeunesse allemande ait oublié ses devanciers bottés. Mais songez qu’on n’enseigne pas ◀l’▶histoire toute récente dans ◀les▶ écoles. J’ai dû expliquer l’autre jour encore à une jeune Française ◀de▶ vingt ans (fiancée ◀d’▶un officier retour ◀d’▶Algérie, où il avait aussi vu des ◀croix▶ gammées) qui fut Goering : elle ne connaissait pas ce nom-là. Plus fort : un bachelier m’apprend que de Gaulle « à ce qu’il paraît » s’est bien conduit pendant ◀la▶ Résistance, quoi qu’il ne fût pas communiste. Il en déduit que de Gaulle n’est pas un dictateur et je ◀l’▶encourage dans cette idée, tout en ◀le▶ poussant à étudier ◀la▶ biographie ◀de▶ feu Staline — celui que vous remerciez ◀d’▶avoir sauvé ◀la▶ France et réconforté ◀le▶ peuple allemand en ◀le▶ coupant en deux tronçons.
J’eusse peut-être applaudi votre article au début ◀de▶ 1933, malgré ce je ne sais quoi ◀d’▶anachronique, un peu 1913 dans ◀le▶ ton. Mais en 1959, quel bonheur ◀de▶ pouvoir vous rappeler que ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne ayant mis en commun non seulement leur charbon et leur acier, mais encore leurs wagons et leurs avions, si elles décidaient ◀de▶ se battre, elles ne pourraient plus ◀le▶ faire qu’à coups ◀de▶ bâtons et ◀de▶ pages ◀de▶ rhétorique. Déroulède est bien mort, Aragon ne suffit pas. Jean Monnet fait tout de même plus sérieux : je ne ◀le▶ crois pas du tout naïf et vous ne ◀l’▶accuserez pas ◀d’▶hypocrisie. Mais alors ◀de▶ qui parlez-vous ? ◀De▶ quels « Européens » qui méritent mieux ce nom ? Cette union ◀de▶ ◀l’▶Europe que réclamaient Churchill et ◀les▶ fédéralistes issus ◀de▶ ◀la▶ Résistance, dès ◀les▶ congrès ◀de▶ Montreux et ◀de▶ La Haye, elle avait pour premier objectif ◀d’▶empêcher que ◀la▶ France et ◀l’▶Allemagne reposent leur « problème éternel » dans ◀les▶ termes où vous ◀le▶ faites encore. Ce premier objectif est atteint. Un tout autre problème a surgi : celui du rôle et ◀de▶ ◀la▶ fonction ◀de▶ ◀l’▶Europe dans ◀le▶ monde du xxe siècle, à ◀l’▶échelle planétaire. ◀Le▶ réveil ◀de▶ ◀l’▶Afrique, ◀le▶ nationalisme arabe, ◀la▶ misère ◀de▶ ◀l’▶Inde, ◀l’▶expansion ◀de▶ ◀la▶ Chine, ◀l’▶impérialisme soviétique, ◀la▶ tutelle américaine : tel est ◀le▶ cadre mondial dans lequel ◀les▶ « Européens » ont ◀la▶ naïveté ◀de▶ situer leur continent, et ◀l’▶hypocrisie ◀d’▶évaluer ses problèmes.
Vous me direz que vous ne pensiez qu’à ◀l’▶unification des deux Allemagnes, dont ◀la▶ seule perspective vous fait trembler. Où prenez-vous qu’elle soit ◀le▶ souci majeur, ◀la▶ manie caractéristique ◀de▶ ceux que, sous ◀le▶ nom ◀d’▶« Européens », vous désignez si légèrement au dédain ou au mépris ◀de▶ vos lecteurs ?
À supposer que cette réunion s’opère un jour, en dépit de vos craintes et ◀de▶ celles ◀de▶ Khrouchtchev, comment ◀la▶ rendre inoffensive ou bénéfique ? En faisant ◀l’▶Europe, c’est ◀l’▶évidence. Ou bien dites-nous quelle autre solution ? ◀Le▶ vrai danger, c’est notre désunion. Et non seulement devant une grande Allemagne hypothétique, que nos méfiances auraient repoussée vers ◀la▶ Russie, mais devant des coalitions non moins redoutables et beaucoup plus réelles ; et surtout devant des tâches économiques, éducatives et spirituelles, ◀d’▶une ampleur telle qu’aucun ◀de▶ nos pays, fût-il ◀la▶ France plus ◀l’▶Algérie plus un bon tiers ◀de▶ ◀l’▶Afrique, ne saurait plus rêver ◀de▶ ◀les▶ affronter seul.
Direz-vous que je fais bien des histoires pour une phrase écrite en passant ? Mais c’est cela justement qui m’inquiète, cette attaque en passant, gratuite… Et qu’elle vienne après tant de silence, après tant de phrases que vous n’aurez jamais écrites — et dont je vous rends ◀l’▶hommage ◀de▶ vous tenir comptable — en faveur de ◀l’▶union ◀de▶ notre Europe menacée et des ouvriers ◀de▶ sa cause. Vous pouvez plus que d’autres. Vos omissions agissent : autant ou davantage que ces écarts ◀de▶ plume pour lesquels on vous aime aussi, tout en demandant au Ciel « que ces erreurs ne fassent point nos calamités », comme on lit au Traité sur ◀la▶ tolérance.
Sur ◀les▶ « mémoires ◀d’▶une jeune fille rangée ». — L’une des dernières révélations ◀de▶ ◀l’▶humour américain est Jules Feiffer, jeune dessinateur irrité. Il nous montre un bourgeois sérieux observant ◀les▶ ébats convulsifs ◀d’▶un représentant ◀de▶ ◀la▶ « beat generation ». Attiré, fasciné, tâchant ◀d’▶en croire ses yeux, souffrant visiblement ◀de▶ se sentir « exclu » ◀de▶ cet univers merveilleux, il gémit : « Que ne donnerais-je pas pour devenir un non-conformiste comme tous ces autres ! »
Sur ◀la▶ république des caméras. — Avec des soins particuliers, ◀les▶ magazines américains ont « couvert » — comme ils disent curieusement, s’agissant au contraire de faire voir, ◀d’▶exhiber — ◀les▶ exécutions qui ont suivi ◀la▶ prise du pouvoir par Fidel Castro. Je lis dans l’un d’entre eux ◀le▶ récit des dernières heures ◀d’▶un partisan ◀de▶ Batista, condamné par un tribunal siégeant en plein air et ◀de▶ nuit. ◀La▶ scène est éclairée par des phares ◀de▶ camions. Des milliers ◀de▶ spectateurs hurlent ◀le▶ verdict ◀de▶ mort devant une forêt ◀de▶ micros. Autour de ◀la▶ clairière où se tiennent ◀les▶ prisonniers, aveuglés par ◀les▶ flashes, rôdent ◀les▶ chasseurs ◀d’▶images, genoux pliés. Jungle modernisée qui ne connaît d’autres lois que celles ◀de▶ ◀la▶ photographie. République des caméras.
On sait que ◀la▶ bonne conscience du journaliste est dans ◀les▶ chiffres : en voici quelques-uns. Trois bulldozers ont ouvert une tranchée ◀de▶ 40 pieds ◀de▶ long, 10 ◀de▶ large et 10 ◀de▶ profondeur ; 70 condamnés, préalablement confessés par 6 prêtres, sont conduits deux par deux devant ◀la▶ fosse et fusillés. Ici je cite : « ◀Le▶ lieutenant de police Enrique Despaigne, accusé ◀de▶ 53 meurtres, fut gratifié ◀d’▶un sursis ◀de▶ trois heures, à ◀la▶ demande des opérateurs ◀de▶ ◀la▶ TV qui avaient besoin ◀de▶ ◀la▶ pleine lumière ◀de▶ ◀l’▶aube. » ◀Le▶ résultat n’est pas mauvais, si ◀l’▶on en juge par ◀les▶ photos extraites du film et que ◀le▶ magazine donne en regard du texte.
Deux enchaînements ◀de▶ faits sociaux relativement légitimes, deux séries ◀de▶ réalités humaines obéissant chacun à sa logique propre, se croisent en ce point ◀de▶ scandale absolu.
Il y a d’une part ◀la▶ lutte ◀d’▶un peuple pour ◀la▶ dignité, ◀la▶ justice, ◀la▶ liberté et ◀la▶ prospérité. Admettons que cette cause excuse ce massacre.
Il y a d’autre part ce que ◀l’▶on nomme ◀les▶ exigences ◀de▶ ◀l’▶actualité, qui sont celles des studios d’abord, mais aussi ◀de▶ ◀l’▶opinion publique qui a ◀le▶ droit ◀d’▶être informée ◀de▶ tout. Admettons que ces exigences expliquent que ◀l’▶on en vienne à « transmettre » un massacre jusque dans ◀les▶ foyers ◀les▶ plus paisibles.
Mais à l’instant précis où se croisent ◀les▶ deux séries, tout devient d’un seul coup absurde et révoltant, tout sens humain éclate comme une ampoule ◀de▶ flash. ◀L’▶exécution devient ignoble parce que jouée. (Imaginez ◀l’▶attente du condamné passé vedette.) Et ◀la▶ photo devient ignoble parce que sérieuse comme ◀la▶ mort. Ce qui devait rester sacré est profané par cette mise en scène, ce qui devait rester profane est sacralisé par ◀l’▶horreur. Tout est faux, insondablement faux, perd son sens et tourne au cauchemar, par ◀la▶ coïncidence absurde ◀de▶ deux « sens » qui se détruisent en se touchant.
Fidel Castro ni ◀l’▶honneur ◀de▶ Cuba ne sont en cause. Mais bien ◀les▶ auditeurs, spectateurs et lecteurs qui tolèrent qu’on ◀les▶ traite ainsi, qui paient pour ces divertissements et qui en redemandent. Ceux ◀d’▶Amérique comme naguère ceux ◀d’▶Europe (souvenez-vous ◀de▶ certaines photos ◀de▶ Budapest) ont moins ◀d’▶excuses encore que ◀les▶ Cubains.