La▶ nature profonde ◀de▶ ◀l’▶Europe (juin 1959)m
Si ◀l’▶Europe disparaissait, ◀le▶ monde perdrait ◀le▶ secret ◀d’▶un certain équilibre des contraires, ◀d’▶une certaine formule du progrès, qui est ◀l’▶accroissement du risque humain ; secret ◀de▶ notre ordre et aussi ◀de▶ notre désordre ; vertu ◀de▶ notre foi, et aussi ◀de▶ notre inquiétude, inséparable ◀de▶ ◀la▶ condition ◀d’▶un homme localement déterminé qui cependant veut ◀l’▶universel.
Denis de Rougemont
◀L’▶Europe s’est définie dans ◀le▶ monde par son pouvoir ◀d’▶aller au-delà ◀d’▶elle-même, ◀de▶ dépasser ◀les▶ conditions ◀de▶ sa nature et ◀de▶ transcender son destin au nom d’une vocation universelle.
Qu’est-ce en somme que ◀la▶ Renaissance ? Sinon ◀le▶ moment ◀d’▶intégration violente ◀de▶ toutes ◀les▶ composantes, souvent contradictoires, qui ont fait ◀l’▶Europe. Sources grecque, juive et phénicienne, romaine, celte et germanique, arabe enfin ; et leur fusion dégage une énergie dont ◀le▶ champ ne saurait être que ◀la▶ planète entière, conquérante d’abord, belliqueuse et commerçante par nécessité, spirituelle par vocation, puis unifiante. ◀L’▶Europe n’a pas seulement découvert ◀le▶ monde : elle ◀l’▶a fait.
Épousons cette idée ◀d’▶une Europe qui n’existe que dans son dépassement et qui ne serait pas elle-même si elle n’était plus qu’elle-même.
Quatre constatations fondamentales, et que chacun peut vérifier sans peine, nous font voir que ◀l’▶Europe se définit d’abord par sa fonction mondiale et non par ses limites.
1. C’est ◀l’▶Europe qui a conçu ◀l’▶idée ◀d’▶humanité, ◀la▶ vision planétaire ◀d’▶un genre humain issu du Dieu unique ◀de▶ ◀la▶ Genèse et destiné au grand rassemblement « des nations et des langues » qu’annonce ◀l’▶Apocalypse. Avec cette source judéo-chrétienne vient confluer ◀la▶ source grecque : ◀l’▶homme mesure ◀de▶ toutes choses selon Protagoras, ◀le▶ « cosmopolite » du Portique, ◀le▶ « citoyen du monde » ◀de▶ Socrate. Et Plutarque loue Alexandre ◀d’▶avoir voulu « réunir comme en un seul grand vase tous ◀les▶ peuples du monde entier » et ◀d’▶avoir « ordonné que tous considèrent ◀la▶ Terre comme leur patrie ». ◀De▶ ◀l’▶esprit ◀de▶ solidarité évangélique — que tous soient un comme ◀les▶ membres variés ◀d’▶un même corps, participant du même Esprit — et des notions conjointes ◀d’▶Église et ◀de▶ personne dériveront plus tard ◀le▶ droit des gens, ◀les▶ droits de l’homme, et ◀l’▶idée ◀d’▶une « histoire universelle », dès Augustin. Dira-t-on que ◀les▶ spécialistes retrouvent des notions analogues dans ◀les▶ religions ◀de▶ ◀l’▶Inde et ◀de▶ ◀la▶ Chine ? Ces spécialistes sont Européens sans doute ; et, que ◀l’▶on sache, ces notions ne sont point parvenues à provoquer là-bas ◀les▶ mêmes effets, à dégager ◀le▶ même rayonnement, ni même à provoquer ◀la▶ moindre tentative ◀d’▶associer ◀les▶ nations ◀de▶ toute ◀la▶ terre en un seul corps.
2. C’est ◀l’▶Europe qui a donné naissance à ◀la▶ seule civilisation effectivement mondiale. Certes, Alexandre se trompait, s’il a cru qu’il régnait sur ◀le▶ monde : il n’en connaissait qu’un canton. Mais nous ne sommes pas victimes ◀d’▶une illusion semblable lorsque nous constatons que tous ◀les▶ peuples ◀d’▶une planète entièrement inventoriée adoptent aujourd’hui nos sciences et nos techniques, nos arts et notre hygiène, nos formes politiques, et plus souvent, hélas ! que nos valeurs, nos délires caractéristiques, dont ◀le▶ nationalisme est un tragique exemple. Chose étrange, c’est avec ◀la▶ fin ◀de▶ ◀l’▶ère du colonialisme européen que coïncide cette contagion occidentale accélérée dans tous ◀les▶ peuples ◀de▶ Bandung. Désormais délivré ◀de▶ notre impérialisme qui avait su respecter ◀les▶ mandarins, ◀le▶ quart chinois ◀de▶ ◀l’▶humanité se met à ◀l’▶école ◀de▶ nos techniques, ◀de▶ notre hygiène et ◀de▶ notre alphabet. Nul mouvement réciproque n’est encore observé, ni même pressenti.
3. C’est ◀l’▶Europe qui peut seule animer ◀le▶ courant des échanges mondiaux. Car c’est elle qui ◀les▶ a mis en branle dès ◀l’▶époque des grandes découvertes, en balisant ◀les▶ voies du commerce maritime. C’est elle qui a su trouver ◀les▶ substituts ◀de▶ ◀l’▶ancienne route ◀de▶ ◀la▶ soie. Et son colonialisme honni fut aussi la première « mise en valeur » des possibilités complémentaires qu’offrent aux hommes ◀les▶ variétés continentales. Ne parlons pas ici ◀d’▶une vocation ◀de▶ ◀l’▶Europe ; il ne s’agit que ◀d’▶une nécessité, qui n’en dicte pas moins une politique mondiale. À ◀la▶ veille ◀de▶ ◀la▶ guerre ◀de▶ 1914, ◀les▶ échanges ◀de▶ ◀l’▶Europe avec ◀le▶ monde représentaient 38 % ◀de▶ son commerce. Aujourd’hui, ◀les▶ importations des États-Unis ne correspondent qu’à 4 % ◀de▶ leur revenu national. ◀L’▶Europe n’est rien sans ◀le▶ monde : elle doit être mondiale, par une nécessité vitale.
4. C’est ◀l’▶Europe qui représente aujourd’hui non seulement ◀le▶ Musée du Monde, mais son premier laboratoire. « Tout est venu à ◀l’▶Europe et tout en est venu. Ou presque tout », dit Valéry. Mais je ne vois rien, ou presque rien, à part ◀le▶ jazz, qui soit venu à ◀l’▶Europe ◀de▶ soi-même. ◀L’▶archéologie, ◀l’▶ethnographie, ◀la▶ paléontologie, ◀la▶ paléographie, ◀le▶ déchiffrement des langues mortes, ◀l’▶édition critique des palimpsestes, ◀la▶ datation par ◀le▶ carbone 14, ◀la▶ manie publique et privée des collections, ◀l’▶enregistrement des folklores sur disques, ◀l’▶exploration systématique, ◀les▶ fouilles, ◀les▶ enquêtes sociologiques en 7 volumes sur ◀les▶ indigènes des îles Trobriand, ◀les▶ films et ◀les▶ microfilms accumulés dans ◀les▶ archives ; ce Musée est une invention, cette Mémoire du Monde est un acte, et cette immense Récapitulation du genre humain est une création ◀de▶ ◀l’▶histoire. Qui ◀d’▶autre que ◀l’▶Europe a su tendre ce piège à ◀l’▶espace et au temps de ◀l’▶humanité totale ? Pour ce qui est venu de ◀l’▶Europe, on renonce à ◀l’▶énumérer ; c’est « tout ou presque tout » ◀de▶ ce qui donne sa figure à ◀la▶ modernité du monde. ◀L’▶idée même ◀de▶ modernité, cet instantané du Progrès… ◀L’▶idée même ◀de▶ Laboratoire, ce lieu privilégié où ◀l’▶on viole ◀les▶ tabous, mais qu’entoure ◀le▶ respect sacré des foules.
Résumons cela ; je vois ◀l’▶Asie sous-développée courir après ◀l’▶exemple ◀de▶ ◀la▶ Chine, qui croit imiter ◀la▶ Russie, laquelle veut rejoindre ◀l’▶Amérique, qui est une invention ◀de▶ ◀l’▶Europe.
Europe, patrie ◀de▶ ◀la▶ Mémoire et ◀de▶ ◀l’▶invention, fomentées l’une par l’autre et complices à jamais, comme ◀la▶ systole et ◀la▶ diastole du cœur humain. Europe, donc, cœur du monde, et jamais plus qu’au siècle où, par nos œuvres et nos techniques, toutes ◀les▶ autres parties ◀de▶ ◀la▶ Terre sont mises en communication, bon gré mal gré, pour la première fois dans ◀l’▶Histoire.
S’il est vrai que ◀le▶ monde, irréductiblement, tend à devenir un organisme, on ne voit pas quelle autre partie ◀de▶ ce grand corps peut prétendre à pareille fonction ou s’y trouve à ce point prédestinée. Du seul point de vue ◀de▶ ◀l’▶économie des échanges, elle n’est rien si elle n’est pas ◀l’▶animatrice ◀d’▶une circulation planétaire. Qui peut en dire autant dans notre siècle ? ◀Les▶ uns m’en paraissent incapables, et d’autres n’en ont ◀le▶ même besoin vital. Écartons pour longtemps ◀l’▶Afrique noire, ◀le▶ Sud-Est asiatique et ◀les▶ nations arabes. ◀La▶ Chine est encore loin de pouvoir vendre au monde ◀les▶ produits ◀de▶ son école du soir industrielle. ◀L’▶URSS vit en autarcie, grâce à des conditions qui rappellent ◀l’▶esclavage à ◀l’▶intérieur, ◀le▶ servage chez ◀les▶ satellites. Seuls ◀les▶ États-Unis se proposent pour ◀la▶ relève, avec ◀les▶ moyens que ◀l’▶on sait ; mais ils n’y sont pas vitalement contraints. Part des importations dans ◀le▶ revenu national : 4 %, ne ◀l’▶oublions pas. ◀L’▶Europe seule périrait, sans discussion possible, si elle en était réduite à vivre sur elle-même. ◀L’▶Europe seule ne peut plus se payer une politique provincialiste. Elle se voit condamnée par ◀l’▶histoire à reprendre son rôle ◀d’▶animatrice des échanges internationaux. Par quoi n’entendez point je ne sais quel leadership (nom moderne ◀de▶ ◀l’▶hégémonie), conception déjà dépassée et au surplus disqualifiée par ceux-là mêmes qui ◀l’▶attaquent sous ◀le▶ nom ◀d’▶impérialisme, avouant leur ambition ◀de▶ ◀l’▶exercer à leur tour, mais n’en montrant pas ◀les▶ moyens.
◀L’▶Europe dans son ensemble se voit donc appelée par ◀la▶ conjoncture historique à rester ou à redevenir — désormais sans hégémonie — ce qu’elle fut dès ◀la▶ Renaissance : une fonction mondiale, un foyer, une perpétuelle puissance ◀de▶ dépassement ◀d’▶elle-même.
À cet appel, toutefois, ◀l’▶Europe ne peut répondre que dans ◀la▶ mesure où elle est forte et saine : c’est ◀la▶ mesure ◀de▶ son intégration, c’est-à-dire ◀de▶ ◀l’▶union ◀de▶ ses forces variées.
Vue ◀de▶ ◀l’▶extérieur, ◀l’▶Europe est évidente en tant qu’unité ◀de▶ culture. Seuls ◀les▶ Européens qui se veulent avant tout champions ◀de▶ nations différentes, ayant appris par cœur ◀les▶ raisons ◀de▶ se haïr dans leurs manuels ◀d’▶histoire primaires et secondaires, s’imaginent qu’on ◀les▶ voit différents, comme ils se voient eux-mêmes en restant nez à nez. ◀Les▶ Américains ◀les▶ confondent ; et quant aux Asiatiques, ils ◀les▶ distinguent très mal, suprême outrage, ◀de▶ leurs cousins américains… Sauf si ces Asiatiques ont été ◀les▶ sujets ◀de▶ nos États colonialistes : ils exceptent aussitôt cet État ◀de▶ ◀la▶ communauté européenne. Je me rappelle ce jeune Oriental qui disait devant un congrès ◀d’▶étudiants internationaux : « Nous détestons pour telle raison précise ◀les▶ Anglais, ◀les▶ Français, ◀les▶ Portugais, mais en revanche nous aimons ◀d’▶amour ◀l’▶Europe entière et sa culture. » Aucun ◀de▶ nos pays ne peut donc bénéficier du crédit qui s’attache à ◀l’▶Europe tout entière, s’il se présente en tant que nation distincte. Et cela s’explique. Car ◀les▶ valeurs européennes, aux yeux du monde, ne sont universelles que dans ◀la▶ mesure où elles résultent ◀de▶ nos variétés infinies et ◀de▶ leur équilibre en tension.
◀L’▶impossible solitude
À ces nécessités externes et globales, dictées par ◀l’▶attente des élites ◀d’▶outre-mer et par ◀la▶ conjoncture mondiale, répondent ◀les▶ nécessités internes ◀de▶ ◀l’▶union.
S’il est vrai qu’aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre à représenter valablement ◀l’▶ensemble Europe devant ◀le▶ reste du monde, aucun non plus ne peut prétendre à subsister par ses propres moyens, en Europe même. ◀Le▶ Message aux Européens , que je lus en clôture du congrès ◀de▶ La Haye, ◀le▶ 12 mai 1948, commence ainsi :
◀L’▶Europe est menacée, ◀l’▶Europe est divisée, et ◀la▶ plus grave menace vient de ses divisions. Appauvrie, encombrée ◀de▶ barrières qui empêchent ses biens ◀de▶ circuler, mais qui ne sauraient plus ◀la▶ protéger, notre Europe désunie marche à sa fin. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut prétendre, seul, à une défense sérieuse ◀de▶ son indépendance. Aucun ◀de▶ nos pays ne peut résoudre, seul, ◀les▶ problèmes que lui pose ◀l’▶économie moderne.
◀La▶ situation n’a guère changé depuis ce congrès, qui marqua ◀le▶ départ ◀de▶ ◀l’▶action pour ◀l’▶Europe. Malgré ◀l’▶humiliant démenti que lui infligea ◀l’▶affaire ◀de▶ Suez, ◀l’▶illusion ◀de▶ ◀la▶ « souveraineté nationale » persiste. Elle règne encore sur ◀l’▶affectivité ◀de▶ la plupart de nos hommes d’État, victimes généralement vertueuses ◀d’▶un vocabulaire périmé, qui plaît aux foules. Cet irréalisme têtu, ce sentimentalisme ◀de▶ cadets, explique seul que ◀la▶ politique ◀de▶ nos États se veuille encore absurdement « indépendante », en dépit des plus dures évidences, quand il est clair que vouloir s’isoler dans une souveraineté vide ◀de▶ tout contenu économique ou politique ne saurait mener théoriquement qu’à ◀la▶ misère et ne mène pratiquement qu’à tomber sous ◀la▶ coupe ◀d’▶un des deux « grands ». ◀L’▶Espagne est souveraine, ◀la▶ Hongrie ◀l’▶est aussi… ◀La▶ France est « un grand pays qui n’a besoin ◀de▶ personne ». ◀L’▶Angleterre est liée aux dominions par tous ◀les▶ océans, mais elle est isolée ◀de▶ ◀l’▶Europe par ◀la▶ Manche. ◀La▶ Suisse est neutre parce qu’elle est au centre ◀de▶ ◀l’▶Europe, et à cause ◀d’▶une histoire très ancienne ; ◀l’▶Autriche est neutre aussi parce qu’elle touche ◀la▶ Russie, et à cause ◀d’▶histoires très récentes. Ainsi tout sert nos souverainetés, tout leur est bon pour croire qu’elles existent encore, puisqu’elles gardent au moins ◀le▶ pouvoir ◀de▶ refuser ◀l’▶union sous ce prétexte, tout sauf ◀les▶ évidences économiques, géopolitiques et mondiales. Ces dernières finiront par s’imposer, si toutefois ◀l’▶histoire continue.
Anticipons donc sur ◀l’▶histoire et mettons entre parenthèses ◀l’▶ère des souverainetés nationales, irréductibles mais fictives. Nous voyons converger vers ◀l’▶union ◀de▶ ◀l’▶Europe ◀les▶ nécessités individuelles ◀de▶ toutes nos nations, sans exception, et ◀les▶ nécessités collectives ◀de▶ ◀la▶ conjoncture mondiale. Tenant compte des unes et des autres, comment concevoir cette union ?
On ne peut ◀l’▶imaginer que fédérale, si ◀le▶ fédéralisme est bien compris comme une méthode ◀d’▶union dans ◀la▶ diversité. Or cette méthode n’est pas seulement ◀la▶ plus opportune qui se présente : elle est ◀le▶ principe même ◀de▶ ◀l’▶existence européenne, elle est ◀l’▶Europe en tant que pouvoir créateur. Une Europe uniformisée perdrait sa force principale : ◀l’▶indiscipline foncière des vocations personnelles et communautaires. C’est ◀de▶ ◀l’▶ensemble des tensions valables et fécondes qui ◀la▶ tissent depuis deux-mille ans que ◀l’▶Europe a tiré son dynamisme incomparable. Qu’un tel régime n’aille pas sans grands risques, toutes nos guerres ◀le▶ démontrent à l’envi. Mais ◀le▶ risque ◀de▶ courts-circuits ne doit pas entraîner ◀la▶ suppression des installations électriques, productrices ◀de▶ lumière et ◀d’▶énergie, — comme ◀le▶ proposent en somme, au nom de ◀la▶ paix, ◀les▶ neutralistes. Un certain rationalisme aplati, une certaine logique prétendue cartésienne, mais qui n’est guère que ◀l’▶esprit ◀de▶ système tantôt paresseux, tantôt fanatique et jacobin, répugnent à concevoir ◀l’▶équilibre en tension ◀de▶ réalités valables mais contradictoires comme ◀l’▶union et ◀l’▶autonomie — qui est ◀le▶ secret du fédéralisme. Mais tout ce qui a fait ◀l’▶Europe illustre cette méthode. Prenez ◀le▶ dogme : ◀la▶ Trinité est animée par ◀l’▶union et ◀la▶ distinction ◀de▶ trois personnes. Prenez ◀la▶ musique : chaque voix chantant sa seule partie distincte contribue à ◀l’▶ensemble harmonique (rien de plus fédéraliste qu’un chœur ou qu’un orchestre, créations typiques ◀de▶ ◀l’▶Europe). Prenez ◀la▶ peinture : ◀les▶ couleurs chantent si elles sont bien opposées dans leur pureté ou leurs nuances précises, non si on ◀les▶ mêle pour simplifier, ce qui ne donne que ◀le▶ brun des uniformes. Prenez, ◀le▶ corps humain. Prenez, ◀la▶ vie. Tout ce qui vit, tout ce qui crée, vit et crée en dépit de cette tendance vers ◀l’▶uniformité dont ◀les▶ victoires s’appellent en politique ◀l’▶État totalitaire, en art ◀l’▶ennui, en biologie ◀la▶ mort.
C’est assez dire que ◀l’▶union fédérale, seule conforme à ◀la▶ formule même ◀de▶ ◀l’▶Europe, et n’ayant ◀d’▶autre but que ◀d’▶entretenir un foyer permanent ◀d’▶animation mondiale des échanges, ne saurait se définir en termes jacobins ◀de▶ nation, ◀de▶ supernation, ◀d’▶autarcie, ou ◀d’▶hégémonie continentale. Nos États se définissent depuis des siècles par ◀les▶ frontières ◀de▶ leur domaine, auxquelles ils tentent abusivement ◀de▶ réduire des réalités aussi hétérogènes que ◀la▶ langue, ◀la▶ défense militaire, ◀la▶ religion, ◀la▶ nature du sous-sol exploité et ◀l’▶idéologie qui règne à sa surface, ◀l’▶histoire telle qu’on ◀la▶ fige dans ◀les▶ manuels scolaires et ◀le▶ système des échanges économiques, voire culturels, qui est mouvant par définition. Cet incroyable amas ◀de▶ confusions et ◀d’▶abus s’explique par ◀la▶ mentalité paysanne et bourgeoise, cadastrale et chicanière des âges prétechniques. C’est elle encore qui impose aux services ◀de▶ ◀l’▶État ◀la▶ tâche idiote ◀de▶ faire coïncider des surfaces et des dogmes, des accidents ◀de▶ terrain jadis notables et des organigrammes ◀de▶ lignes aériennes. ◀L’▶Europe unie du xxe siècle, fonction mondiale et foyer ◀de▶ rayonnement planétaire, ne saurait donc être conçue selon ◀le▶ modèle archaïque ◀d’▶un État-nation. ◀Les▶ questions ◀de▶ bornes et ◀de▶ passeports n’ont plus ◀de▶ quoi ◀l’▶intéresser. ◀Le▶ problème, sans cesse reposé par des historiens amateurs, des limites exactes ◀de▶ ◀l’▶Europe, loin ◀d’▶être un sérieux « préalable », est une simple sottise à ◀l’▶âge des ondes et des fusées intercontinentales. Un pôle ◀d’▶énergie n’est pas défini par ses « limites », mais par ◀l’▶intensité ◀de▶ son pouvoir ◀d’▶attraction et ◀d’▶émission. Un bassin fluvial n’est pas défini par son contour, mais par sa navigabilité. Une personne n’est pas définie par sa fiche ◀de▶ police.
Déclencher un processus ◀d’▶union
C’est dans cette perspective ouverte et dynamique, celle ◀d’▶une méthode pour fomenter ◀de▶ ◀l’▶universel, non ◀d’▶une nation reculant un peu ses bornes, que doit être considérée ◀l’▶union partielle des six pays qui ont initié ◀le▶ Marché commun.
Ceux qui reprochent aux auteurs du traité ◀de▶ Rome ◀d’▶avoir voulu « limiter ◀l’▶Europe à six pays » sont-ils sincères, ou simplement vexés que ◀l’▶Europe ait commencé en dépit de leurs calculs réalistes, et sans eux ? Ceux qui opposent aujourd’hui à ◀la▶ Petite Europe, déjà réelle, une Grande Europe qu’ils n’ont cessé depuis dix ans ◀de▶ refuser comme utopique — ◀d’▶où ◀la▶ nécessité ◀de▶ commencer par ◀la▶ Petite ! — ont-ils bien vu ◀le▶ problème dans son cadre mondial, ou défendent-ils plutôt quelque nationalisme exalté par sa crise finale ? Il paraît difficile ◀d’▶affirmer honnêtement que ◀les▶ promoteurs ◀de▶ ◀la▶ Petite Europe ◀l’▶ont voulue petite, et que leurs détracteurs actuels ◀la▶ voulaient grande ou ◀la▶ voulaient du tout. Chacun voit, au contraire, que cette Petite Europe (qui égale sur plus ◀d’▶un point ◀les▶ grands États-Unis et dépasse bien souvent ◀le▶ « colosse » soviétique) n’est au fond qu’une mesure ◀de▶ fortune : sans elle, pourtant, rien ne se fût mis en branle et ◀l’▶on ne parlerait pas ◀d’▶une zone ◀de▶ libre-échange. ◀L’▶objectif évident des Six étant ◀de▶ déclencher un processus ◀d’▶union, il serait manqué si ◀les▶ Six, dès maintenant, tentaient ◀de▶ se suffire à eux-mêmes ou, pire encore, y parvenaient. Vouloir « réussir ◀les▶ Six » sans vouloir davantage conduirait donc nécessairement à rater ◀les▶ Six et à agir contre ◀l’▶Europe, qui se verrait rapetissée et non pas renforcée. En revanche, vouloir ou escompter ◀l’▶échec des Six serait adopter en fait ◀la▶ politique du Kremlin, très alertée sur ◀le▶ « danger » ◀de▶ ◀l’▶Europe unie, et cela depuis ◀le▶ congrès ◀de▶ La Haye dont nos journaux parlèrent à peine (Staline avait autorisé, pour ce jour-là précisément, ◀la▶ publication ◀d’▶une interview « sensationnelle », d’ailleurs prise trois semaines auparavant et qui chassa ◀l’▶Europe des grands titres…)
Opposer ◀la▶ Petite Europe à ◀la▶ Grande est un double non-sens ; c’est d’abord méconnaître sans nulle raison avouable ◀l’▶objectif manifeste ◀de▶ la première, qui est ◀d’▶aboutir à la seconde. C’est ensuite méconnaître ◀la▶ nature même du processus ◀d’▶association des Six, étonnamment conforme à ◀la▶ définition que je proposais plus haut ◀de▶ ◀l’▶Europe comme fonction, c’est-à-dire ◀d’▶une Europe qui ne serait pas elle-même si elle ne tendait sans cesse à être plus qu’elle-même. Ce qu’il y a ◀de▶ foncièrement européen dans ◀l’▶existence encore fragile des Six, c’est qu’ils sont vitalement intéressés à devenir ces Dix-Sept que tout en eux appelle et qui, à leur tour, pourront appeler ◀les▶ Six ◀de▶ ◀l’▶Est : ce qui ferait au total vingt-trois, qui se trouve être ◀le▶ nombre des fils ◀de▶ ce Japhet auquel fut dévolue ◀l’▶Europe — ◀l’▶Asie allant à Sem, ◀l’▶Afrique à Chain — selon ◀la▶ tradition des Pères de l’Église. Et quand ◀les▶ descendants ◀de▶ ces vingt-trois fils (ou « nations », ou même « langues », selon ◀les▶ textes) se verront réunis en une famille, ils sauront bien, c’est dans leur sang, que ◀l’▶Europe entière n’est qu’un appel au monde.
Quelles sont ◀les▶ chances actuelles ◀de▶ notre union, en d’autres termes, ◀les▶ chances ◀de▶ ◀l’▶Europe ? Celles ◀de▶ ◀la▶ civilisation, ni plus ni moins. Car, je ◀le▶ répète, ◀l’▶Europe seule, dans ◀l’▶histoire, a su rendre effective ◀l’▶implicite ambition des civilisations majeures : étendre au monde entier ses mesures et ses lois, son idée du cosmos et son idée ◀de▶ ◀l’▶homme. Ou plutôt ses idées sur ◀l’▶homme, son destin ou sa vocation, car ◀l’▶Europe justement, seule encore dans ◀l’▶histoire, a su devenir une culture ◀de▶ dialogue, ◀de▶ discussion critique ◀de▶ ses propres fondements : une culture ◀de▶ ◀la▶ liberté, et qui trouve dans ◀les▶ risques qu’elle assume, qu’elle fomente à plaisir comme pour mieux s’éprouver et se mettre elle-même au défi ◀de▶ ◀les▶ intégrer, ses chances ◀les▶ plus sûres ◀de▶ durer.
Ce fait patent, sans précédent, ◀d’▶une culture devenue planétaire (et sans rivaux sérieux, j’y reviendrai) nous oblige à revoir certaines catégories devenues traditionnelles — depuis deux ou trois siècles — ◀de▶ notre philosophie ◀de▶ ◀l’▶histoire. ◀De▶ Montesquieu et ◀de▶ Gibbon au xviiie , jusqu’à Spengler et à Toynbee dans notre siècle, en passant par ◀les▶ philosophes du romantisme qui n’avaient pas attendu Valéry, une habitude ◀de▶ pensée pessimiste s’est installée dans nos esprits. Non seulement nous avons appris que toutes ◀les▶ civilisations sont mortelles, mais nous croyons savoir pourquoi : toute grandeur serait suivie nécessairement ◀d’▶une décadence. Cette erreur s’explique en partie par ◀le▶ fait que ◀les▶ auteurs que je viens de citer se référaient tous au seul destin du monde gréco-romain, ◀le▶ mieux connu. Il se trouve que ◀l’▶exemple est mauvais. Bien d’autres civilisations ont disparu sans laisser ◀d’▶héritage actif ; celle ◀de▶ Lascaux, celle des Mayas, celle des Aztèques, sauvées seulement par quelques œuvres d’art ; celle des Mongols qui ne laisse rien qu’une herbe rase. Mais ◀les▶ civilisations anciennes ◀de▶ ◀l’▶Égypte et du Proche-Orient, prolongées par ◀la▶ grecque et ◀la▶ romaine, dont ◀l’▶essentiel vit dans ◀la▶ nôtre, sont-elles mortes ? Leurs conquêtes n’ont-elles pas été préservées et développées par ◀le▶ Musée et ◀le▶ Laboratoire européens, pour être diffusées ◀de▶ nos jours sur toute ◀la▶ terre ? Il s’en faut ◀de▶ beaucoup que leurs rivales asiatiques, qu’on dit plus raffinées, aient connu pareille fortune. Ce sont ◀les▶ lois ◀de▶ Minos, ◀de▶ Dracon et ◀de▶ Solon, venues ◀d’▶Égypte, ◀le▶ Décalogue et ◀les▶ Béatitudes, enfin ◀le▶ code ◀de▶ Justinien, ◀d’▶où dérivent ◀l’▶Habeas Corpus et ◀la▶ Déclaration des droits ◀de▶ ◀l’▶Homme, qui définissent aujourd’hui pour Bandung, à peine moins que pour ◀les▶ peuples ◀de▶ ◀l’▶OTAN, ◀la▶ dignité ◀de▶ ◀la▶ personne humaine et ◀les▶ fondements ◀de▶ tout progrès social. Et non pas ◀le▶ système des classes hindoues, ni ◀le▶ mandarinat, ni ◀le▶ Bushido (je ne juge pas ◀de▶ valeurs, j’enregistre des faits.)
◀Les▶ civilisations antiques, sans lesquelles ◀l’▶Europe ne serait guère, n’ont pas été retirées du jeu mondial, mais seulement détrônées régulièrement, puis métamorphosées et baptisées, au cours ◀d’▶un processus qu’on ne voit aucune raison ◀de▶ nommer décadence plutôt que renaissance. Observons qu’elles étaient locales, comme ◀le▶ furent ◀la▶ chinoise, ◀l’▶hindoue, ◀l’▶indonésienne, ◀les▶ africaines et ◀les▶ américaines ; au surplus, entourées ◀de▶ Barbares mal connus. ◀Les▶ candidats à ◀la▶ relève étaient nombreux. En est-il un seul aujourd’hui qui réclame ◀l’▶oblitération, ou simplement ◀la▶ reprise des charges ◀de▶ notre civilisation ?
◀Les▶ USA ? Ils s’européanisent en profondeur, plus rapidement que ◀l’▶Europe ne s’américanise par quelques signes extérieurs. ◀L’▶URSS ? Elle s’essouffle à rattraper ◀les▶ USA et n’apporte rien ◀de▶ bien neuf — beaucoup ◀d’▶archaïsme au contraire — à ◀l’▶entreprise universelle ◀de▶ coopération pacifique, initiée par ◀l’▶Europe au nom de sa religion et rendue pour la première fois possible par sa technique. ◀La▶ Chine ? ◀L’▶Afrique ? Elles paraissent moins critiques à notre égard, et plus promptes à nous imiter, ◀le▶ pire inclus, et moins innovatrices que beaucoup d’entre nous, chrétiens ou athées pour qui ◀le▶ doute est une forme essentielle du culte que ◀l’▶homme sincère rend à ◀la▶ Vérité.
Je me promets un jour ◀de▶ poser cette question à des sages des cinq continents ; si ◀l’▶Europe devait disparaître, emportée par un cataclysme ou défaite, nation par nation, faute ◀d’▶avoir su se fédérer en temps utile, qu’y perdrait ◀le▶ monde ? Et je donne dès maintenant ma réponse personnelle, présumant que plus ◀d’▶un ◀l’▶approuvera : en perdant notre Europe vivante, ◀le▶ monde perdrait aussi ◀les▶ secrets et recettes ◀d’▶un certain équilibre des contraires, ◀d’▶une certaine formule du progrès, qui est ◀l’▶accroissement du risque humain ; et ce ne sont pas seulement ◀les▶ secrets ◀de▶ notre ordre, mais aussi ◀de▶ notre désordre ; pas seulement ◀les▶ vertus ◀de▶ notre foi, mais aussi ◀de▶ notre inquiétude, inséparable ◀de▶ ◀la▶ condition ◀d’▶un homme fini et localement déterminé, qui cependant veut ◀l’▶universel.