Sur un chassé-croisé d’▶idéaux et ◀de▶ faits (novembre 1959)ba
◀Le▶ tsar et ◀l’▶ouvrier. — Quand ◀le▶ tsar Pierre Ier décida que son empire devait « faire mieux que ◀l’▶Occident », il voulut étudier nos secrets et s’engagea comme ouvrier aux chantiers maritimes ◀de▶ Saardam. Aujourd’hui, ◀l’▶ouvrier Khrouchtchev a décidé que ◀la▶ Russie devait « faire mieux que ◀l’▶Amérique », mais comme il sait aussi mieux que ◀l’▶Amérique elle-même comment on pourrait faire mieux qu’elle, ce n’est pas en apprenti mais bien en chef d’État qu’il s’en va discourir devant ◀les▶ grands seigneurs du capitalisme yankee.
Ce tsar qui se fait ouvrier, cet ouvrier qui s’est fait tsar poursuivent ◀la▶ même politique russe, par des moyens qu’il est facile ◀de▶ comparer. Chez l’un et l’autre, et malgré toutes ◀les▶ différences imaginables, on retrouve ◀la▶ même conviction que ◀la▶ Russie fécondée par ◀le▶ génie occidental dominera fatalement ◀l’▶Occident et ◀le▶ monde : « Troisième Rome » ou ultime révolution.
« Mieux faire » quoi ? — Cependant, Pierre le Grand admirait ◀l’▶Occident. En voulant ◀l’▶imiter, il se haussait vers lui et souhaitait ◀le▶ dépasser dans son sens. Voilà qui est clair et naturel. Khrouchtchev, au contraire, professe que ◀l’▶Occident est promis à ◀la▶ décadence. Que veut-il donc rejoindre et dépasser ◀de▶ cet Occident condamné ? Vouloir faire mieux que ◀l’▶Amérique, c’est admettre que ◀l’▶Amérique a bien fait quelque chose que ◀les▶ Russes vont mieux faire, mais ◀de▶ quoi s’agit-il au fait ? ◀De▶ ◀la▶ puissance politique planétaire ? Mais ◀les▶ États-Unis n’y ont accédé qu’à ◀la▶ faveur ◀de▶ ◀la▶ Seconde Guerre mondiale, c’est-à-dire en même temps que ◀l’▶URSS. ◀De▶ ◀la▶ technique ? Mais c’est une création européenne que ◀l’▶Amérique et ◀la▶ Russie développent sur table rase beaucoup plus vite que nous, à peu près aussi vite l’une que l’autre, depuis ◀le▶ départ presque simultané ◀de▶ ◀la▶ course aux fusées, aux bombes et aux satellites. Reste « ◀le▶ degré ◀de▶ prospérité et ◀de▶ bonheur des peuples, et ◀l’▶amélioration ◀de▶ leur vie matérielle et spirituelle » — pour reprendre ◀les▶ termes mêmes utilisés par ◀le▶ « chef du communisme mondial » dans son fameux article ◀de▶ Foreign Affairs. Mais alors, comment expliquer qu’un système condamné par ◀l’▶Histoire ait permis ◀de▶ tels résultats que ◀l’▶Union soviétique, qui est dans ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire, doive aujourd’hui se donner pour but ◀de▶ ◀le▶ rattraper ? En d’autres termes, comment expliquer que ◀le▶ Progrès se donne pour but ◀de▶ rattraper ◀la▶ Réaction ? ◀De▶ « faire mieux » que cette dernière ne saurait faire, en bonne doctrine marxiste-léniniste, et n’a fait en pratique, selon K ? Voyons ce que disent là-dessus Américains et Russes.
Deux articles. — Dans ◀le▶ numéro ◀d’▶octobre ◀de▶ Foreign Affairs, K. publiait un long article que ◀les▶ Américains jugèrent insolent, mais que je crois sincère jusque dans ses sophismes. Il exprime un ardent désir ◀de▶ faire accepter ◀la▶ doctrine ◀de▶ ◀la▶ « coexistence pacifique », indispensable au succès matériel des plans actuels ◀de▶ ◀l’▶économie russe, mais difficilement compatible avec ◀les▶ bases mêmes du marxisme.
◀Le▶ « communisme » est mentionné cent fois dans cet article, son triomphe est donné pour fatal, mais on chercherait en vain une phrase ou un exemple qui distingueraient ses buts ou ses méthodes ◀de▶ ceux ◀de▶ n’importe quelle nation moderne, ou ◀de▶ ◀la▶ social-démocratie européenne, voire du « capitalisme » américain. K. se contente ◀d’▶affirmer que ◀le▶ communisme atteindra mieux que ◀le▶ capitalisme ◀les▶ buts suivants : « amélioration ◀de▶ ◀la▶ vie matérielle et spirituelle…, épanouissement ◀de▶ ◀la▶ science et ◀de▶ ◀la▶ culture, réalisation du rêve humain ◀d’▶une vie heureuse, ◀d’▶une vie sans chômeurs, ◀d’▶une enfance heureuse, ◀d’▶une paisible vieillesse… du droit ◀de▶ ◀l’▶homme à créer en toute liberté dans ◀l’▶intérêt du peuple. » À ce niveau ◀d’▶idéal, il est clair qu’aucune contradiction ne saurait plus exister entre ◀les▶ buts des systèmes en présence. On ne voit plus en quoi ◀la▶ victoire idéologique du communisme différerait des réalisations du socialisme britannique et scandinave, ou ◀de▶ ◀l’▶american way of life. K. se borne à proclamer que ◀les▶ Russes atteindront ces buts plus vite que ◀les▶ Américains, puisque ◀l’▶économie soviétique, qui n’a que 42 ans, est déjà capable ◀de▶ défier ◀l’▶économie capitaliste américaine, âgée selon lui ◀de▶ cent-cinquante ans. « N’importe qui, observant ◀le▶ déroulement ◀de▶ cette compétition, peut donc juger quel est ◀le▶ meilleur des deux systèmes. » Ce que K. continue ◀d’▶appeler ◀la▶ « lutte idéologique » entre ◀l’▶Est et ◀l’▶Ouest n’est donc plus à ses yeux qu’une lutte ◀de▶ vitesse, et ◀le▶ « meilleur système » est simplement celui qui va mener ◀le▶ plus vite au même but ! Avouez qu’il n’y a pas là ◀de▶ quoi se battre…
À ceux qui croyaient voir quelque contradiction entre ◀la▶ politique ◀de▶ coexistence (ou ◀de▶ « compétition pacifique ») et ◀les▶ déclarations prophétisant ◀le▶ triomphe rapide du communisme, K. répond : « ◀Les▶ gens qui argumentent ◀de▶ cette manière créent ◀de▶ ◀la▶ confusion, volontairement ou non, en confondant ◀les▶ problèmes ◀de▶ ◀la▶ lutte idéologique avec ◀la▶ question des relations entre États. » On a bien lu : ◀l’▶idéologie communiste est une chose, ◀la▶ politique concrète en est une autre, il faut cesser ◀de▶ « confondre » cette théorie et cette praxis. Mais cela revient à dire, en somme, qu’il faut cesser ◀de▶ penser comme Marx.
Séparer ◀la▶ pensée ◀de▶ ◀l’▶action, réduire ◀la▶ lutte idéologique à ◀l’▶échange ◀de▶ slogans d’ailleurs peu différents ◀de▶ part et ◀d’▶autre, renoncer à toute interférence dans ◀les▶ affaires intérieures du voisin, s’en remettre à ◀la▶ « compétition pacifique » pour résoudre tous ◀les▶ conflits, c’est ◀le▶ libéralisme du xixe siècle, c’est ce que Marx attaquait et méprisait ◀le▶ plus.
Quant au point de vue américain — non pas celui du State Department, qui est politique, mais celui ◀de▶ ◀l’▶opinion réfléchie et anxieuse — je ◀le▶ crois fidèlement exprimé par ces lignes ◀d’▶un éditorial ◀de▶ Walter Lippmann :
◀La▶ faiblesse ◀la▶ plus grave ◀de▶ notre société, c’est que nous ne sommes unis dans ◀la▶ poursuite ◀d’▶aucun objectif fondamental… Nous parlons ◀de▶ nous-mêmes comme ◀d’▶une société achevée, qui a atteint ses buts et qui n’a plus ◀de▶ grands problèmes à résoudre. ◀La▶ force du régime soviétique… c’est qu’il constitue avant tout une société orientée vers un but et dans laquelle ◀l’▶énergie des citoyens est dirigée vers ◀la▶ réalisation ◀de▶ ce but. ◀La▶ seule façon ◀de▶ répondre à M. K., c’est ◀de▶ cesser ◀de▶ nous demander avec inquiétude s’il va nous séduire… et ◀de▶ redevenir enfin ◀le▶ peuple confiant et résolu que nous sommes en réalité.
Je ne vois guère moins ◀de▶ sophisme dans cet argument que dans ceux ◀de▶ K. ; guère plus ◀de▶ justification au défaitisme occidental qu’aux vantardises soviétiques. Lippmann, comme la plupart de nos intellectuels, se dit en somme : — Nous n’avons plus ◀de▶ grande idée, eux en ont une. Nous sommes riches, heureux, arrivés, donc faibles ; ils sont en marche, pauvres, insatisfaits, donc forts. Que reste-t-il aux riches sans, buts, sinon ◀de▶ devenir ◀le▶ but des pauvres ? Lippmann ne voit rien au-delà, n’a rien à proposer (qu’une reprise ◀de▶ confiance dont il n’indique pas ◀les▶ motifs) et nous laisse sur ◀l’▶idée que ◀les▶ Russes doivent gagner. Mais gagner quoi ?
Qu’auriez-vous donc à redouter, Américains, ◀de▶ ◀l’▶espèce ◀de▶ victoire que ◀les▶ Russes se promettent ? Puisque leur grande idée se réduit aujourd’hui à « faire mieux » que vous et à vous dépasser dans votre sens ? Puisque leur grande idée, c’était hier ◀la▶ vôtre, mais vous ◀l’▶avez réalisée ! Quand ils auront rejoint et dépassé ◀la▶ prospérité matérielle dont jouissent ◀les▶ grandes masses ◀de▶ votre continent — quand ils auront « gagné » dans cette compétition — ◀la▶ grande idée que vous proposera M. Lippmann pour réveiller vos énergies sera-t-elle ◀de▶ « faire mieux que ◀la▶ Russie » ? Imitez-vous ◀les▶ uns ◀les▶ autres serait-il ◀le▶ sommaire ◀de▶ ◀la▶ Loi qui régira ◀l’▶ennui futur et fera s’endormir ◀l’▶Histoire ?
Ni Khrouchtchev ni Lippmann n’ont parlé ◀de▶ liberté, ◀de▶ sagesse, ◀de▶ sens ◀de▶ ◀la▶ vie. Comme si ◀la▶ richesse était tout. Comme si ◀le▶ vrai but était ◀le▶ bonheur tout fait né ◀de▶ ◀l’▶abondance des biens produits. On ne voit là ni grande idée ni possibilité ◀de▶ « lutte idéologique ».
◀Le▶ dictateur et ◀l’▶homme. — Telles étant donc ◀les▶ attitudes affichées ou confessées ◀de▶ part et ◀d’▶autre à ◀la▶ veille du voyage ◀de▶ K. en Amérique, on pouvait et ◀l’▶on devait s’attendre à ce qui s’est passé en effet : ◀la▶ rencontre ◀de▶ deux groupes ◀de▶ complexes qui d’abord se repoussent, se provoquent et se cherchent, puis s’accrochent brutalement à deux ou trois reprises, mais aussitôt après commencent à se détendre, à se dénouer sans que ◀l’▶on sache trop ce qui arrive, laissant poindre une espèce ◀de▶ sentiment mêlé ◀de▶ soulagement et ◀d’▶anxiété nouvelle : nous ne sommes pas si différents, mais alors ? Où sont nos certitudes, nos refus bien tranchés, nos raisons ◀de▶ nous haïr et ◀de▶ nous craindre ? Quand Khrouchtchev réitère que ses positions idéologiques sont irréductibles, on dirait qu’il essaie ◀de▶ rassurer sa foi. Quand ◀les▶ industriels, ◀les▶ acteurs, ◀les▶ fermiers ◀l’▶écoutent, lui serrent la main ou se font taper sur ◀le▶ ventre, on dirait qu’ils s’inquiètent ◀de▶ ne plus savoir pourquoi c’était tout à ◀l’▶heure impensable… Que K. se soit assez bien entendu avec ◀les▶ grands capitalistes, mais au plus mal avec ◀les▶ chefs syndicalistes, et que ◀les▶ vulgarités ◀de▶ Hollywood, conformes aux recettes infaillibles, aient choqué ◀le▶ puritain bolchévique, c’était prévu. Mais non pas ◀le▶ trac visible à ◀l’▶arrivée, certains accès ◀de▶ colère maladroits, certains aveux non calculés, ◀l’▶émotion réelle au départ, et ce récit du voyage fait au bon peuple ◀de▶ Moscou sur ◀le▶ ton du paysan qui revient ◀de▶ ◀la▶ ville et raconte en se tapant sur ◀la▶ cuisse comment « ils » sont là-bas, étonnants et risibles… Si ◀l’▶on songe au Führer, au Duce, à Staline, il devient évident que Khrouchtchev est une créature intermédiaire entre ◀le▶ dictateur et ◀l’▶homme. Plus près de ◀l’▶homme qu’on ne ◀le▶ croyait.
◀Le▶ grand chassé-croisé du siècle. — ◀L’▶entrevue dans ◀la▶ ferme ◀de▶ Camp David symbolise au mieux ◀la▶ portée ◀de▶ ce voyage fabuleux, dont on n’a pas encore bien mesuré jusqu’à quelles profondeurs il déconcerte ◀les▶ catégories ◀de▶ ◀la▶ politique sérieuse, non moins que celles ◀de▶ ◀la▶ « lutte idéologique ».
Aux yeux des Américains, Ike représentait ◀l’▶allégeance aux valeurs idéales, à ◀la▶ spiritualité pacifiste, K. ◀la▶ volonté ◀d’▶efficacité matérialiste et machiavélique. Inversement, aux yeux des communistes russes, K. représentait ◀l’▶Idéologie et ◀le▶ sens ◀de▶ ◀l’▶Histoire, Ike ◀les▶ intérêts immédiats du capitalisme aux abois.
Après ◀le▶ voyage ◀de▶ K. ◀les▶ peuples vont sentir — très lentement et d’abord inconsciemment — que ces deux contradictions flagrantes et polaires peuvent se ramener à deux égalités, par une sorte ◀de▶ court-circuit ; que ◀l’▶Idéal et ◀l’▶Idéologie jouent également en faveur de ◀la▶ paix, et que ◀les▶ intérêts sont de même nature, bien que provisoirement en concurrence.
Il se peut que ◀les▶ Américains tiennent davantage à conformer leur politique à leurs principes, et que ◀les▶ Russes acceptent plus facilement ◀de▶ subordonner leur doctrine aux nécessités ◀de▶ leur construction économique ; il est probable que ◀les▶ Américains ne sont pas loin de réaliser ◀les▶ buts concrets du socialisme, sous ◀l’▶étiquette ◀de▶ ◀la▶ libre entreprise, tandis que sous ◀l’▶étiquette du socialisme, ◀les▶ Russes ont à peine dépassé ◀le▶ stade ◀d’▶exploitation des travailleurs qui correspond au capitalisme des années 1880 ; mais il est certain que ces deux peuples sont destinés à se ressembler de plus en plus, dans toute ◀la▶ mesure où ils se rapprocheront ◀de▶ leurs buts, dans ◀la▶ mesure donc où ◀l’▶URSS rattrapera ◀l’▶Amérique. (J’entends bien sur cette Terre, non dans ◀la▶ Lune.)
◀Les▶ grandes masses se dessinent. — ◀Le▶ voyage ◀de▶ Khrouchtchev a certainement donné des résultats beaucoup plus importants que ◀la▶ comptabilité politique n’en dégage. (Elle ne révélerait qu’un léger gain pour ◀l’▶Occident dans ◀l’▶affaire ◀de▶ Berlin, désamorcée.) Aux yeux des peuples du monde entier, ◀les▶ images concrètes ◀de▶ ◀la▶ Russie et ◀de▶ ◀l’▶Amérique se sont rapprochées, plus puissantes et plus efficaces que ◀les▶ oppositions idéologiques, figées et pâlies à ◀l’▶arrière-plan. Aux yeux des peuples du monde entier, ◀la▶ carte des grandes masses qui font ◀l’▶histoire du siècle s’est précisée. Amérique du Nord, Russie, Chine, sans cesse nommées, numérotées et comparées dans ◀les▶ discours ◀de▶ Khrouchtchev, sont apparues comme ◀les▶ seules réalités politiques importantes. Cet angle ◀de▶ vision, que K. veut imposer, a pour effets ◀de▶ situer ◀la▶ Russie au centre du monde, dans une position ◀d’▶arbitrage décisive — et ◀d’▶empêcher accessoirement qu’on voie ◀l’▶Europe, qu’on y pense même !
Mais nous, qui sommes ◀d’▶Europe, nous allons y penser.
◀Le▶ mois dernier, François Bondy posait ici même ◀la▶ question que tout Européen doit se poser désormais, ◀la▶ question ◀de▶ ◀l’▶absence ◀de▶ ◀l’▶Europe aux lieux où se discute son sort et ◀le▶ sort ◀d’▶un monde né ◀de▶ ses œuvres. J’enchaînerai là-dessus dans mes prochaines chroniques.