Sur la▶ détente et ◀les▶ intellectuels (mars 1960)bb
Il me sera ◀d’▶autant plus facile ◀d’▶en parler ◀d’▶une manière détendue que ma seule intention, dans cette chronique, est ◀d’▶essayer ◀de▶ comprendre un problème très confus dont je ne suis même pas sûr qu’il y ait lieu ◀de▶ ◀le▶ poser, mais qui paraît troubler certains ◀de▶ nos amis, et qu’une masse ◀d’▶étourdis tranchent ◀de▶ ◀la▶ sorte : maintenant que nous avons ◀la▶ détente politique, une détente intellectuelle doit s’ensuivre.
Il faut avouer que ◀le▶ voyage ◀de▶ Khrouchtchev en Amérique a provoqué des mouvements fort étranges chez ◀les▶ intellectuels ◀de▶ tous ◀les▶ bords. Quelques exemples :
Selon ◀la▶ Nouvelle Critique (Paris) « ◀la▶ rencontre Khrouchtchev-Eisenhower a modifié ◀la▶ conscience des rapports entre ◀les▶ hommes ». ◀Les▶ problèmes sont posés désormais, « en des termes qui dépassent tous ◀les▶ conflits antérieurs ». ◀D’▶où ◀le▶ désarroi du « Congrès pour ◀la▶ liberté ◀de▶ ◀la▶ culture », qui avait « mis en avant », il y a dix ans, ◀la▶ liberté, mais qui doit se replier aujourd’hui « sur ◀le▶ terrain ◀de▶ ◀la▶ vie intérieure ».
Au contraire, selon Novy Mir (Moscou) : « En 1959, on prêche toujours âprement ◀la▶ guerre froide dans ◀les▶ pages ◀de▶ Preuves ». « Cette revue essaie ◀de▶ prouver que ◀la▶ coexistence est impossible et que ◀la▶ guerre froide ne cessera ◀de▶ voisiner avec ◀la▶ guerre chaude, et que c’est là ◀l’▶ordre naturel des choses dans lequel ◀l’▶humanité doit vivre. Anachronisme monstrueux et stupide, etc. »
Dans une interview accordée au journal communisant Pease Sera (Rome), Guido Piovene déclare : « C’est notre rôle à tous, intellectuels italiens, ◀d’▶exercer notre influence dans ◀la▶ vie publique afin que ◀la▶ guerre froide cesse à ◀l’▶intérieur du pays… ◀Le▶ choc pur et simple entre ◀le▶ communisme et ◀l’▶anticommunisme est dépassé. ◀De▶ nouvelles réalités sont là, dont il faut tenir compte. » Conséquence : « ◀La▶ littérature expérimentale ◀d’▶avant-garde est une séquelle ◀de▶ ◀la▶ guerre froide » et ne saurait survivre à ◀la▶ détente.
À ◀l’▶inverse, Alberto Moravia, dans ◀les▶ vœux du Nouvel An qu’il adresse à un hebdomadaire parisien, souhaite « ◀la▶ paix entre ◀les▶ peuples et ◀la▶ guerre dans ◀la▶ littérature ».
Ehrenbourg, lui, est pour ◀la▶ paix dans ◀la▶ littérature aussi : « Je tiens à affirmer ma profonde conviction qu’il n’existe pas “◀d’▶art bourgeois” écrit-il. Balzac, Stendhal, Flaubert, etc., n’ont jamais exprimé ◀l’▶idéologie bourgeoise, et il serait absurde ◀de▶ prétendre que Hemingway, Faulkner, Graham Greene ou Saroyan aient jamais défendu ◀l’▶impérialisme, ◀le▶ capitalisme, ◀le▶ colonialisme… » Cependant, selon ◀l’▶auteur du Dégel, il convient ◀de▶ s’opposer à ◀la▶ publication en URSS ◀d’▶ouvrages ◀de▶ caractère « idéologique », ceux ◀de▶ Silone et ◀de▶ Spender par exemple. (Literaturnaya Gazeta, novembre 1959).
Or ◀le▶ Kommunist (Moscou) déclare que « ◀la▶ compétition pacifique suppose un débat idéologique ». Et il ajoute sèchement : « Exiger une trêve idéologique est parfaitement irréaliste, et une telle demande ne peut être faite que par ceux qui n’ont rien compris au processus historique. »
Au reste, on n’a pas oublié ◀l’▶avertissement ◀de▶ K. dans son fameux article ◀de▶ ◀la▶ revue Foreign Affairs : ◀la▶ politique ◀de▶ coexistence pacifique implique un redoublement ◀de▶ ◀la▶ lutte idéologique…
On nous a dit : tout est changé, tout doit changer, ◀les▶ vieux problèmes sont dépassés. Mais je ne vois encore qu’une vaste confusion. Admettons que je voie mal, et que ◀les▶ conditions, ◀les▶ données mêmes du dialogue aient changé. J’essaierai patiemment, pesamment s’il ◀le▶ faut, ◀de▶ définir en termes clairs et simples ce qu’étaient ces données auparavant, dans ◀l’▶espoir ◀de▶ mieux distinguer ce qu’elles pourraient être désormais.
Position des communistes, avant ◀la▶ détente. — Ils servaient un régime qui n’admet pas que ◀l’▶intellectuel ou ◀l’▶artiste diffère. ◀La▶ liberté ◀de▶ jugement, ◀la▶ recherche personnelle, ◀la▶ critique des idées régnantes, ne pouvaient signifier pour eux, « objectivement », que ◀l’▶opposition politique : ce n’était pas quelque chose qu’on discute, mais seulement quelque chose qu’on avoue quand on est pris et démasqué. Ils nous jugeaient donc à leur aune. Ils avaient démasqué notre « anticommunisme », et nous réduisaient à cela. C’était notre unique obsession, notre seule raison ◀d’▶être, et notre profession. Tout était donc permis pour nous disqualifier, et même obligatoire. Aragon me traitait publiquement ◀d’▶aliéné dans une conférence en Sorbonne, ◀L’▶Humanité donnait ma caricature en SS, j’avais « publié tous mes livres sous Vichy », et j’étais « payé par ◀les▶ Américains », comme Sartre et Camus, d’ailleurs. Quelques années plus tard, ◀la▶ consigne changeait. Tout refus motivé ◀de▶ leur idéologie devenait un acte ◀de▶ « guerre froide ». Critiquer ◀les▶ ukases culturels ◀de▶ Jdanov, c’était ◀le▶ signe ◀d’▶une « panique capitaliste », donc ◀d’▶une volonté ◀de▶ guerre chaude. Inutile ◀de▶ demander s’ils y croyaient : ils avaient à ◀le▶ dire et c’est tout.
Or, si nous nous trouvions être « anticommunistes », c’est-à-dire définis comme tels non par nous mais par leur manie systématique, c’était précisément parce qu’à nos yeux, ◀la▶ vocation ◀de▶ ◀l’▶écrivain dans ◀la▶ cité ne pouvait être interprétée un seul instant dans leur langage et leurs catégories. Pour eux, s’écriait alors Guido Piovene93, « ◀l’▶homme ◀de▶ culture a sa place dans ◀la▶ cité comme instrument ◀d’▶une politique, comme moyen pour obtenir ◀la▶ communion des masses autour ◀d’▶une politique. Ce rôle est exactement ◀le▶ contraire ◀de▶ celui qu’un écrivain doit revendiquer. ◀Le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶écrivain est ◀de▶ montrer par son œuvre que ◀l’▶organisation ne constitue pas ◀la▶ totalité. ◀Le▶ rôle ◀de▶ ◀l’▶écrivain est ◀de▶ penser à autre chose et ◀de▶ faire penser à autre chose. » C’est dans ◀la▶ seule mesure où nous refusions ◀le▶ mensonge en service commandé pour ◀le▶ douteux profit ◀de▶ n’importe quel système, fût-il celui ◀de▶ nos États, c’est dans cette mesure-là que nous étions des « antis ».
Au reste, nous pensions surtout à « d’autres choses ». Mais comme ces autres choses, pour eux, n’existaient pas, ils ne voyaient en nous que leur image inversée, inexplicablement perverse et révoltante. ◀Le▶ dialogue était impossible.
Puis il y eut ◀le▶ « dégel » et ◀les▶ « révélations » du XXe Congrès sur Staline (réglant ◀le▶ compte ◀de▶ Jdanov en passant). Il y eut ◀l’▶Octobre ◀de▶ Pologne. Et Budapest. Plus près de nous, ◀les▶ autocritiques ◀d’▶intellectuels quittant ◀le▶ parti communiste. Autant ◀de▶ motifs, pour nous, ◀de▶ penser que notre refus « systématique » ◀de▶ leur système suffisait bien, et que ◀le▶ dialogue eût été temps perdu avec des officieux qui ne pouvaient pas nous écouter et n’insultaient que nos caricatures.
(C’est irritant ◀de▶ redire tout cela, n’est-ce pas ? Ceux ◀de▶ ma génération en ont assez. ◀Les▶ plus jeunes ne connaissent ◀de▶ ◀l’▶URSS que Lunik III. Mais si ◀l’▶on veut aller plus loin, et il ◀le▶ faut, un peu de clarté crue sur ◀les▶ données ◀de▶ ◀l’▶affaire paraît utile.)
Quoi ◀de▶ changé parce que K. joue ◀la▶ détente ?
Une seule chose, notable il est vrai, dans ◀le▶ camp russe : cette phrase ◀de▶ ◀l’▶article ◀de▶ K. publié par Foreign Affairs, distinguant par décret (anathème à ◀l’▶appui) ◀la▶ compétition pacifique et ◀la▶ lutte idéologique.
Si ◀la▶ lutte idéologique n’est plus ◀la▶ guerre, si celui qui s’oppose n’est plus un belliciste, la première donnée du dialogue est restituée : ne pas considérer comme criminel celui qui est ◀d’▶un avis différent. Mais la seconde donnée manque encore, et c’est ◀la▶ réciprocité. Son absence annule la première.
Si j’en crois en effet ce que publient ◀le▶ Kommunist et Novy Mir, cités plus haut, ◀la▶ lutte idéologique des Soviets contre ◀l’▶Occident serait compatible avec ◀la▶ coexistence pacifique, mais toute riposte du côté occidental serait encore un acte ◀de▶ guerre froide.
Nous reprochions à ◀l’▶URSS ◀de▶ ne pas distinguer entre ◀les▶ intérêts ◀d’▶un parti au pouvoir et ◀la▶ recherche ◀de▶ ◀la▶ vérité. Aujourd’hui ◀l’▶URSS accepte ◀de▶ séparer ◀la▶ paix dans ◀la▶ pratique politique et ◀la▶ guerre dans ◀le▶ domaine des idées. Nous sommes d’accord : c’était notre attitude. Et ◀l’▶URSS précisément ◀la▶ condamnait. Elle ◀l’▶adopte aujourd’hui, mais par opportunisme, et feint ◀de▶ croire que nous ◀la▶ refusons.
Elle nous reproche à tort ce dont nous ◀l’▶accusions avec plus ◀de▶ raison que ◀de▶ plaisir. Sa conception ◀de▶ ◀la▶ lutte dans ◀le▶ domaine des idées consiste en somme à nous demander une reddition sans condition. ◀La▶ lutte idéologique, à ◀l’▶en croire, cesse ◀de▶ s’opposer à ◀la▶ paix dans ◀la▶ mesure où elle cesse ◀d’▶être une lutte.
Ehrenbourg est pour ◀les▶ échanges, comme il se doit. Mais au lieu de traduire Pasternak, nous dit-il (hélas ! interdit en Russie) qu’on traduise ◀de▶ vrais communistes ! En revanche, Silone et Spender doivent être bannis du dialogue et ce n’est pas, bien au contraire, qu’ils soient ◀de▶ faux Occidentaux…
Cette faiblesse congénitale dans ◀l’▶attitude des communistes russes mal ressuyés du stalinisme, cette terreur sincère devant ◀le▶ dialogue égal, réduit à peu de choses ◀les▶ chances ◀de▶ ◀la▶ détente entre intellectuels des deux camps. Mais tous ◀les▶ camps sont provisoires. Demain, ◀la▶ jeunesse russe fera valoir sa nostalgie ◀de▶ libre échange. C’est fatal, c’est inscrit non dans ◀le▶ « sens ◀de▶ ◀l’▶histoire », pieux mensonge à ◀l’▶usage des victimes ◀d’▶un tyran, mais dans ◀les▶ lois ◀de▶ ◀la▶ lutte des fils contre ◀les▶ pères. Et ◀l’▶oncle subversif, du côté maternel, a toutes chances ◀de▶ prestige, selon ◀les▶ sociologues. Mais notre mère à tous, n’est-ce pas ◀l’▶Europe ?