(1962) Articles divers (1957-1962) « Une fusée à trois étages : bref historique de la Fondation (octobre 1960) » pp. 5-6

Une fusée à trois étages : bref historique de la Fondation (octobre 1960)s

L’idée d’une Fondation européenne fut exposée pour la première fois par le directeur du Centre européen de la culture, lors d’une réunion qui se tint dans la chambre même où était né Louis XIV, au Pavillon Henri IV, à Saint-Germain-en-Laye. C’était le 14 novembre 1953. Une quinzaine de personnalités de la banque, de l’industrie, de la politique et des organisations internationales, fondèrent ce jour-là le Club européen. Ce club se donna pour tâche principale l’élaboration d’un projet qui s’inspirait des considérations suivantes :

Si l’Europe, simple cap de l’Asie, a tenu le premier rang dans le monde pendant des siècles, elle l’a dû à sa faculté de créer des valeurs morales, des structures de la société, et des techniques, que tous les autres peuples de la Terre ont adoptées ou s’efforcent d’imiter.

Les Européens ont raison d’être fiers d’une telle culture. Cependant, que font-ils aujourd’hui non seulement pour la conserver, mais encore et surtout, pour l’aider à faire face au défi tout nouveau que lui porte le Monde, — ce Monde du xxe siècle né de leurs propres œuvres ? Quand il s’agit de financer un projet culturel, un institut nouveau, des recherches avancées dans les divers domaines de la culture, les Européens ont pris l’habitude de recourir à l’aide des fondations américaines.

Cette situation n’est ni normale ni saine, et peut même devenir démoralisante.

Un moyen d’y remédier rapidement serait d’établir une puissante fondation européenne dotée de capitaux récoltés en Europe. Une telle institution, par sa seule existence, contribuerait à restaurer le sentiment d’indépendance morale de notre continent, à rendre aux chercheurs et créateurs de nos pays une confiance en soi et en l’avenir qui est l’une des premières conditions de la vitalité d’une culture.


Le Club européen se réunit encore à trois reprises, au cours de l’année suivante, pour discuter et mettre au point les objectifs, le mode de financement et les statuts de l’institution projetée. Le 16 décembre 1954, au Centre européen de la culture, à Genève, les statuts de la Fondation étaient signés par MM. Robert Schuman, agissant comme président ; D. de Rougemont, agissant comme secrétaire ; H. Brugmans, F. Marinotti, J. H. Retinger, R. Silva, G. Villiers et le Baron van Zeeland, — ces huit personnes constituant le premier noyau du Conseil des gouverneurs de la Fondation.

Dès la première session plénière du Conseil des gouverneurs, le 11 mai 1955, à Genève, S. A. R. le prince Bernhard des Pays-Bas voulut bien accepter la présidence de la Fondation, et il n’a cessé de l’exercer effectivement depuis lors.

Pour faciliter les débuts de la Fondation, le CEC lui avait offert de partager une partie de ses locaux et de son staff à Genève. Les frais généraux purent ainsi être réduits au minimum. Ce régime provisoire devait permettre à la Fondation d’une part de s’organiser et d’élaborer son programme, d’autre part de rassembler les fonds qui lui avaient été promis. Car elle ne disposait pas, comme les fondations américaines, d’un capital initial important mais comptait stimuler l’intérêt d’un nombre aussi grand que possible de donateurs dans tous nos pays.

La politique adoptée par le Conseil des gouverneurs, durant cette première période, se basait sur l’idée saine en soi que les fonds viennent à qui sait entreprendre, et qu’ils seraient donc trouvés dans la mesure même où les activités paraîtraient effectives et convaincantes.

Deux départements spécialisés furent donc créés sans plus attendre : celui de l’éducation et celui des Beaux-Arts. Le premier mit sur pied une série d’expériences-pilotes d’éducation européenne (dont l’exécution devait être confiée dès 1956 au CEC) et le second commanda des œuvres nouvelles à six jeunes compositeurs, auxquels des bourses furent décernées. Un comité d’experts en éducation et un jury musical présidèrent au choix des expériences-pilotes et des compositeurs. En même temps, plusieurs subventions furent accordées, notamment à la Journée européenne des écoles, à l’Association des universitaires d’Europe, et au département cartographique du Collège d’Europe.

Lors de la réunion des gouverneurs à Genève, le 16 mars 1957, il fut convenu que la Fondation établirait son siège d’opérations à Amsterdam, le siège social restant à Genève. (C’est en effet le Conseil fédéral suisse qui est l’autorité de surveillance de la Fondation.) Les confusions qui pouvaient résulter de la cohabitation de deux institutions, déjà statutairement distinctes et de fonctions très différentes — l’une devant financer des projets, l’autre exécutant elle-même ses plans — se trouvaient éclaircies du même coup. Je comparerais volontiers cette opération à la mise à feu du 2e étage d’une fusée de l’espace, se séparant au moment voulu du premier moteur.

La Fondation décida également d’organiser chaque année un grand congrès destiné à faire mieux connaître ses buts et à recueillir des fonds plus importants d’un plus grand nombre de sources. Le premier de ces congrès se tint à Amsterdam en 1957, le second à Milan en 1958 et le troisième à Vienne, en 1959. Un séminaire pour « jeunes responsables » et une table ronde des institutions culturelles européennes furent organisés par la Fondation à l’occasion du congrès de Vienne, et se réuniront de nouveau lors du congrès de Copenhague, en 1960. La table ronde est destinée à permettre une meilleure coordination des activités autonomes conduites par les principales institutions culturelles existantes. Dès 1960, elle compte répartir entre ses membres des subventions et des bourses pour des projets déterminés.

Reprenant maintenant notre comparaison avec les étages d’une fusée, nous constaterons que le moment est venu, pour la Fondation, de « mettre à feu » le 3e et dernier étage : celui de l’aide effective aux efforts culturels tendant à l’union de l’Europe. C’était bien l’objectif initial.

L’accord qui vient d’être conclu entre la Fondation et le Fonds culturel du Conseil de l’Europe, permettant la création de comités nationaux pour la recherche en commun des fonds, doit fournir les moyens nécessaires à la mise en pratique de cette troisième étape.

Si notre Fondation atteint ainsi, en 1960, le but qu’elle s’était fixé au départ, ce succès se trouvera coïncider fort heureusement avec le vaste regroupement des institutions européennes, économiques et politiques, qui doit se réaliser d’ici la fin de l’année.