(1961) {Title} « L’automation et l’avenir de l’Europe (juin 1961) » pp. 1-6

L’automation et l’avenir de l’Europe (juin 1961)n

La plupart des études sur la technique décrivent des processus, puis se préoccupent du rendement industriel et de ses incidences économiques et sociales, calculent les délais prévisibles de réalisation (presque toujours démentis par les faits) et parfois étudient les effets psychophysiologiques d’une technique sur les techniciens. Bref : ils se demandent comment, quand et à quel prix l’automation, par exemple, se réalisera.

La seule question que j’envisagerai est celle des conséquences à prévoir de l’automation idéalement réalisée dans tous les domaines où elle peut l’être. Cela revient à poser la question des fins humaines de la technique, de ses causes finales, — du pour quoi ?

I. L’automation poussée au maximum aboutit à la suppression de la condition prolétarienne, puisqu’elle laisse les occupations mécaniques aux machines, et libère l’ouvrier de « l’esclavage machinique ». Une technique imparfaite a créé le prolétariat. Une technique parfaite peut le libérer.

Marx, en plein xix e siècle, définissait à juste titre l’ouvrier d’usine comme « le complément vivant d’un mécanisme mort ». Il espérait que la lutte des classes, le jeu des crises économiques, et le triomphe du socialisme révolutionnaire conduiraient, après une période de dictature du prolétariat, à la suppression de la condition prolétarienne.

Nous voyons que c’est au contraire la technique elle-même, par son progrès, qui conduit effectivement à cette fin — dont les révolutions faites au nom du marxisme ne nous ont jamais rapprochés. C’est au pays du capitalisme le plus vivant que l’automation a pris son essor.

Quand la « classe ouvrière » aura été dissoute en tant que classe par les effets de l’automation (une partie des emplois étant supprimée, une autre passant au secteur tertiaire, une minorité de travailleurs non qualifiés subsistant seule, et pouvant être d’ailleurs relevée par un service du travail temporaire, analogue au service militaire), la base du schéma évolutif de Marx aura disparu. Le messianisme prolétarien ne sera plus un mythe exaltant pour les « masses ouvrières » — qui n’existeront plus — mais un souvenir historique, objet de thèses érudites.

II. Le produit final de la technique automatisée sera le loisir. De 1890 à 1950, la semaine de travail a passé de 65 heures à 40 heures dans le textile, l’année de travail de 5900 heures à 2000 heures dans les chemins de fer, tandis que la production ne cessait d’augmenter. (Déjà, aux USA, on parle de la semaine de 30 h. Le Russe Sobolev annonçait récemment la journée de 3 h.) Le loisir apparaît ainsi comme un sous-produit de la technique, dont le but immédiat était d’accroître la productivité ; mais en se généralisant et s’étendant notamment à toute la classe ouvrière, grâce à l’automation, le loisir apparaîtra de plus en plus comme le vrai but de l’aventure technique, en Occident.

Ce loisir quantitatif ne peut signifier liberté (et non pas ennui ou chômage) que pour des hommes et des femmes capables de remplir le temps vide du non-travail, de l’occuper en s’occupant eux-mêmes : soit par un travail créateur (artisanal ou artistique), par une seconde profession, ou par un « hobby », soit en vivant une vie intérieure, intellectuelle et émotive plus riche et absorbante. En un mot : loisir fécond égale culture, et suppose éducation générale et généralisée. (Avec un accent énergique sur l’éducation du sens critique, sinon le loisir livrera l’humanité à la publicité et à la propagande, conditionnements collectifs.)

Mais d’autre part, le glissement du secteur secondaire (ouvriers) au tertiaire (« cols blancs », techniciens, employés, fonctionnaires, professions libérales) d’une part toujours plus importante de la population active nécessite une extension et une intensification de la formation professionnelle, technique et scientifique.

Alors de deux choses l’une. 1° Si l’on néglige la culture générale au profit de la formation technique, plus il y aura de bons techniciens, plus il y aura de loisirs possibles (quantitatifs), mais moins les hommes seront préparés à en user. Et d’autre part, la formation de plus en plus spécialisée, aux dépens de la culture simultanée de toutes les facultés de l’homme (culture dite générale), risque de tarir les sources vives de l’invention et le dynamisme de notre civilisation. Car l’invention technique est moins le fait des techniciens purs que des « amateurs », des esprits aventureux, s’inspirant des spéculations les plus gratuites de la science et de l’imagination, lesquelles sont nourries à leur tour par l’ensemble des forces créatrices de notre culture.

Verrons-nous entrer en œuvre, de la sorte, un mécanisme d’auto-neutralisation de la technique ?

2° Si l’on ajoute la formation technique à l’éducation générale, il en résultera un allongement continuel du temps consacré à l’instruction et à la formation, une scolarité prolongée jusqu’après vingt ans (on en parle déjà) puis viendra la formation pratique et professionnelle ; puis la période de travail actif, puis une période de loisirs prolongée par les deux extrémités : l’âge de la retraite tendant à être abaissé sans cesse, tandis que la moyenne de vie s’élève rapidement (prévision pour la fin de ce siècle : 80 ans). La carrière d’un travailleur au xix e siècle était à peu près la suivante : période d’éducation et d’instruction : 15 ans. Vie de travail continu : 35 ans.

Vers la fin de ce siècle, et à supposer que les tendances actuelles se confirment (ce qui n’est d’ailleurs pas certain — à cause du tiers-monde à équiper et à nourrir), on aurait à peu près, pour une longévité moyenne de 80 ans :

 

Période d’éducation et de formation professionnelle 20 ans
Période de travail actif 30 ans
Retraite (ou période de nouvelle formation et d’activité différente) 30 ans

 

Les problèmes d’éducation (scolaire et postscolaire) et les problèmes de culture (au sens le plus large du terme) seront alors les plus importants, ils intéresseront la plus large part de la vie, et ils se poseront en termes fondamentalement renouvelés, le travail pénible et sa nécessité pour subsister ayant cessé de représenter le « sérieux de la vie » et le but pratique de l’existence pour la majorité des hommes.

Obstacle majeur à la solution raisonnable de ces problèmes : nos habitudes de pensée morales, sociales, économiques et éducatives, conditionnées par des siècles d’effort acharné, durant lesquels le travail figurait à la fois la nécessité fondamentale et le but de l’existence.

III. La technique, étant le produit le plus facilement exportable de notre civilisation, va modifier les rapports mondiaux d’une manière telle que la fonction de l’Europe dans le monde sera radicalement remise en question.

Deux constatations préalables :

1° En Europe, le niveau de vie est assez élevé pour que les nouveaux progrès de la technique aient pour résultat principal la création des loisirs ; mais les Européens, conditionnés par une longue hérédité de travail acharné, sont les moins faits pour supporter l’inaction, ou s’y résigner facilement. À leurs yeux, elle est bonne pour les vieux, les incapables, les fainéants, ou les jouisseurs cyniques. Leurs valeurs morales les plus courantes relèvent d’une éthique du travail, non de la sagesse détachée ni de la contemplation.

2° En Afrique et en Asie, le niveau de vie est si bas, relativement à l’Occident, et l’accroissement de la population si rapide, que la technique est d’abord le moyen de lutter contre la famine. Elle sera ensuite le moyen de rejoindre le peloton des retardataires de l’économie capitaliste, — ou le moyen de tenir un rôle assigné dans le monde des États productivistes satellisés par l’URSS et la Chine.

Que les pays du tiers-monde se mettent à l’école de l’Occident, ou qu’ils basculent dans le camp communiste, ils sont tous destinés à traverser une période d’industrialisation et de technique virulente.

Effets de la technique dans ces pays :

1° Grâce aux progrès accomplis par l’Occident, les pays du tiers-monde pourraient passer du stade arriéré où ils sont à un stade de productivité très haute, en sautant le stade ouvriériste de notre xix e siècle (grandes villes aux banlieues insalubres, corons des pays miniers, classe ouvrière déshéritée et révolutionnaire).

La mentalité magique, dans beaucoup de ces pays, s’accommodera peut-être mieux des machines automatisées que du travail direct de l’ouvrier sur la nature (mines, creusage de puits, qui risquent de « libérer des dragons » aux yeux des Vietnamiens par exemple).

2° Les peuples du tiers-monde veulent les résultats de la technique, non ses conditions. Ils ne sont pas prêts à l’effort qu’ont fourni les travailleurs occidentaux durant des siècles, et n’ont pas notre morale de travail. Il semble que leur adaptation au monde technique ne pourra être obtenue que par la force (régimes de dictature communiste), ou en plusieurs générations (éducation à l’occidentale).

Dans les deux cas, ces peuples risquent de perdre leur éthos et leur pathos traditionnels, avant d’avoir pu s’assimiler les nôtres. Un chaos barbare peut en résulter.

Si l’Europe ne se préoccupe pas de ces problèmes, la dernière chance de les résoudre, ou au moins d’atténuer les crises profondes créées par notre technique, sera perdue.

IV. L’Europe, qui a créé la technique grâce à son éthique du travail et de l’aventure, doit créer maintenant une éthique nouvelle intégrant travail et loisir, productivité et art de vivre (ou consommation).

Elle le doit d’abord à elle-même et à ses peuples. Pour retrouver et maintenir un équilibre psychologique, l’Européen doit apprendre à ne plus dissocier travail et loisir. Plus le travail est personnel, moins il se distingue du jeu créateur : cas de l’artiste ; plus il est machinal, plus il contraste avec le loisir, et plus il rend l’individu inapte à jouir de son temps libre. L’automation fournit donc les moyens techniques d’un nouvel équilibre humain, mais l’éducation seule pourra le promouvoir.

La culture européenne est faite de tensions innombrables : effort méthodique et aventure, conservatisme et révolution, calcul et passion, droite et gauche, religion et rationalisme, centralisme et régionalisme, esprit de système et individualisme. C’est pourquoi la technique industrielle, née en Europe — et ce n’est pas un hasard — , n’a jamais pu s’y développer sur table rase, comme en URSS et aux USA. Elle a dû surmonter beaucoup de résistances, et s’est donc intégrée lentement aux mœurs, aux structures sociales et politiques. Ce fait fondamental différencia l’Europe de toutes les autres régions de la planète ; — et doit permettre à l’Europe de trouver la première la formule d’équilibre humain entre la productivité et la faculté de jouir de ce qui est produit, l’effort et la détente, la planification et la spontanéité, l’action et la méditation.

Le but de la vie n’est pas de « produire », mais de « bien vivre », et cela suppose un équilibre sans cesse rétabli entre le corporel, l’animique et le spirituel. L’Europe étant la mieux placée pour intégrer la technique et ses dons, doit au monde d’illustrer pour lui cette formule d’équilibre humain.

Nous avons donné au monde le nationalisme, l’esprit de révolution, l’idéal libertaire, et la technique. Il nous reste à donner au monde les « modes d’emploi » de ces produits dangereux, et les remèdes à ces poisons.

Je n’ai fait que poser le problème.